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Fuites réelles : Les évaporés du Japon

Fuites réelles : Les évaporés du Japon

Pourquoi fuir ? Pour échapper à un danger, à quelque chose, à quelqu’un. On part vite, très vite sans se retourner, comme une évaporation. Chaque année, ce sont près de cent mille Japonais qui font ce choix de la fuite. Que ce soit la honte, le déshonneur, la peur, le désarroi, ils abandonnent tout sans se retourner pour vivre dans l’anonymat des grandes villes ou dans des régions reculées.

C’est ce phénomène, particulièrement présent dans la culture nippone, qui a conduit Léna Mauger et Stéphane Remael à partir au Japon pour tenter de comprendre ce qui pouvait motiver un tel choix de fuite du réel. C’est un livre absolument bouleversant que nous offrent ces deux journalistes. On y perçoit les causes et les conséquences de cette fuite pour les disparus et pour ceux qui restent et attendent un retour… Au travers de témoignages très différents, on finit par comprendre que c’est tout autant les réminiscences d’une crise économique (qui a touché de plein fouet le Japon) qu’une culture plus traditionnelle de la honte et du déshonneur qui pérennisent le phénomène.

Comme des milliers de Japonais, hommes, femmes, familles entières, Kazufumi a choisi de vivre en passager clandestin de l’archipel. Pourtant, il en était convaincu, le monde lui appartenait.

Kazufumi était un employé modèle jusqu’au jour où il fit un mauvais choix de placement, lequel fit perdre de l’argent à son entreprise. De là, disparaître se présenta à lui comme unique solution face à la pression des investisseurs et face à la honte. Après son évaporation, il a choisi d’aider celle des autres, en se faisant évaporateur. Il organise les déménagements un peu spéciaux de ceux qui ne peuvent plus supporter leur réalité.

« Lorsque sa mère tomba malade, il jongla avec les factures de soins, du loyer et des repas jusqu’à ce qu’à la fin du mois, il ne lui reste plus rien. Alors, par peur que sa vieille maman soit jetée à la rue, il emprunta auprès d’une société de crédit. Bientôt, il croula sous les dettes. « Je n’ai pas supporté cet échec vis-à-vis de ma mère. Elle m’avait tout donné, mais j’étais incapable de m’occuper d’elle. » Un jour de printemps, à l’aube, au milieu des années 1990, il s’enquit d’un hôtel bon marché et y abandonna sa mère, sans se retourner. »

« Mon fils était à l’école. C’est moi qui gardais l’argent de la paie de mon mari. J’ai pris toutes nos économies. Je suis sortie en laissant la maison ouverte. Abandonner son fils : peut-on faire pire ? J’ai fait cela. »

© Stéphane Remael, in Les évaporés du Japon. « Sur ce quai de la baie de Tokyo, le frère de Tsuyoshi Miyamoto est monté sur un ferry pour ne jamais revenir. Le garçon a disparu le 3 mai 2002, à 24 ans. »
© Stéphane Remael, in Les évaporés du Japon. « Sur ce quai de la baie de Tokyo, le frère de Tsuyoshi Miyamoto est monté sur un ferry pour ne jamais revenir. Le garçon a disparu le 3 mai 2002, à 24 ans. »

Fuir, c’est donc sortir de ce réel pour se tourner vers un univers alternatif. Dans ce dernier, en étant anonymes, en recommençant à zéro, ils peuvent essayer d’être quelqu’un d’autre, sans jamais oublier pour autant. Une fois devenus anonymes, ils n’ont plus de comptes à rendre, plus de patron, plus de famille, plus d’amis à déshonorer.

Sans jamais juger, Léna Mauger nous fait part de ce qui est devenu le quotidien de ces évaporés, qui vivent de peu et sans notion du temps. Pour beaucoup, le passé les tourmente la nuit, le présent consiste avant tout à survivre, et le futur n’est pas réellement envisagé. C’est cette déconnexion du réel qui est frappante, on ne cherche plus à se construire, se faire un nom, léguer un quelconque héritage. Ils survivent plus qu’ils ne vivent puisqu’ils n’ont plus rien à perdre ni à gagner.

Nina Pareja

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