Les œuvres de Flora Aussant mêlent quelque chose d’hallucinatoire à l’esthétique aseptisée du monde du travail. Ici, des personnages en costumes de business-man et woman déambulent entre les pierres et les écorces, et des bouquets de champignons côtoient des câbles d’ordinateur. Issue du champ de la photographie, duquel elle s’émancipe avec la présentation de nombreux objets, l’artiste nous narre une drôle de fable qui parle de contrôle, de performance, de capitalisme et de fourmis. Elle présente sa première exposition personnelle à la Galerie du Crous, à découvrir jusqu’au 4 mars 2023.
Flora Aussant nous plonge dans un monde mi-bureautique, mi-organique, dans lequel la forêt de Brocéliande chantonne les contes et légendes contemporaines du capitalisme. Digging for a home or a grave raconte des humain·es en perte de sens, shooté·es à l’absurdité de notre société, qui auraient consommé trop de discours sur l’entrepreneuriat de soi.
Avec une douceur parfois clinique et teintée d’absurde, son travail photographique, vidéo, de sculpture et d’installation interroge la place qu’occupent les fourmis dans nos imaginaires collectifs. Les références aux petits invertébrés sont récurrentes dans l’exposition, et prennent différentes formes : une fourmi de métal s’extrait d’une bouche humaine, des arcs de bois évoquent leur structure d’insecte, et partout des références à la fourmilière, tant à ses tunnels et dédales intérieurs qu’à la butte de terre extérieure.
L’un des points de départ de la réflexion de l’artiste sont les fourmilières artificielles, qu’on peut ramener chez soi afin d’observer les insectes évoluer dans un micro-monde préfabriqué pour eux. Elle nous explique : « C’est comme un mini laboratoire d’observation des humain·es sur le monde des insectes. On a créé une boîte, comme un open-space des fourmis, pour les voir travailler. Ce qui m’intéresse le plus, c’est le jeu de regards d’une société sur une autre, entre lesquelles on a tant essayé de faire de liens. Mais c’est aussi une prison et un espace de contrôle. C’est assez cruel quand on y pense. »
La comparaison aurait-elle pu être plus juste, et moins romancée ? Vantées pour leur efficacité de travailleur·euses, comme dans la fable de La Fontaine, les fourmis sont des animaux productivistes, nés pour construire et agrandir sans jamais s’arrêter, dans une société de castes, où les ouvrières le resteront toute leur vie, et où la reine est condamnée à pondre sans repos. Les parfaits insectes libéraux ?
Flora Aussant questionne l’impact des technologies et du capitalisme sur le vivant : sur la nature, mais aussi sur nos corps, ramenés au rang de ressources inépuisables, dont on extrait jusqu’à la dernière goutte – de sueur, de sève.
Dans un diptyque, c’est un corps tout entier qui se contorsionne sur sa chaise de bureau. En évoquant une esthétique parfois clinique, empruntée au vocabulaire de la kinésithérapie et de la médecine du travail, l’artiste interroge le paradoxe du soin appliqué à notre société de la performance : l’injonction au care, le fait de prendre soin de soi à grand renfort de développement personnel, mais un soin béquille, pensé pour que l’on puisse continuer à nourrir l’effort permanent que l’on impose à nos corps, à nos têtes, un soin calibré pour que l’on soit toujours plus efficaces.
Les corps dont parle Flora Aussant ne se tordent plus sous les machines, mais derrière l’écran d’un ordinateur, ils ont mal au dos, aux cervicales – moulées dans de la cire, et entreposées dans l’espace de la galerie – alors on leur imagine des prothèses : autant d’exosquelettes pour continuer de produire et de croire en un rêve commun. Un rêve libéral de droit au bonheur, de réalisation de soi, un rêve où l’on est maître·sse de sa destinée et où l’on s’épanouit dans le travail… Un rêve très oppérationnel, qui défile 24/7 dans nos têtes.
Au milieu de la galerie, une tête de lit lévite au-dessus d’une butte de terre, évoquant autant une pierre tombale qu’une fourmilière. Quelle place pour le sommeil, pour le repos, pour le loisir, dans un monde où l’on s’endort au chuchotement d’une application de méditation ?
Certaines photographies sont présentées dans un double cadre, séparées par une nervure dans laquelle circulent des billes de métal : on observe les deux images et les billes, coincées dans leur trajectoire, comme on regarderait les fourmis dans leurs boîtes. D’autres apparaissent en transparence sur du plexiglass, d’autres encore sont des transferts sur plâtre. Sur celles-ci s’étalent de larges éclaboussures, renvoyant à l’idée d’une société liquide conceptualisée par le philosophe Zygmunt Bauman, qui raconte le triomphe du consumérisme, où l’humain·e et ses affects sont des biens consommables parmi tant d’autres. « Je parle de liquidité sur une matière poreuse, issue d’une réaction de solidification. Et j’aime l’ambiguïté que le transfert apporte aux images, que ça altère les couleurs : il y a justement quelque chose qui échappe au contrôle » précise Flora Aussant.
La question du contrôle est pourtant omniprésente, lae spectateur·rice continuellement mis·e dans une position de voyeur·euse. Avec des jeux d’échelle entre des pièces imposantes et d’autres plus petites, mais également à travers les judas installés sur deux diptyques, Flora Aussant nous invite à changer de prisme. Le regard qu’elle pose sur notre société du travail, de la consommation et de l’immédiateté est plus interloqué qu’effrayé, et le monde qu’elle nous décrit n’est jamais violent, comme si le système était trop intelligent pour s’avouer brutal. Au contraire, il est doux comme un tapis de mousse dans la forêt, et pour un peu nous aussi, on aurait envie d’enfiler un costard et de filer sur le droit chemin, sans trop se poser de questions.
Car les chemins qu’on emprunte avec tant de ferveur, sommes-nous celles et ceux qui les dessinons, ou bien ont-ils été tracés pour nous ? Nos désirs d’accomplissement nous appartiennent-ils vraiment ? Autant de questions que Digging for a home or a grave soulève et auxquelles l’artiste nous invite à réfléchir.
Flora Aussant présente Digging for a home or a grave, du 23 février au 4 mars 2023 à la Galerie du Crous de Paris, au 11 rue des Beaux-arts, 75006 Paris. Ouvert du lundi au samedi de 11h à 19h.
Image à la une : © Flora Aussant
Relecture et édition : Anne-Charlotte Michaut