FKA Twigs : Eusexua, la rave à fleur de peau

Dans cette époque où nous sommes en constante réactivité, aimanté·es à nos smartphones, Eusexua de FKA Twigs ne propose pas seulement un nouvel album pop à consommer mais une éthique de présence à soi et aux autres. Charles Wesley rend ici justice à ce disque que le média Les Inrocks a qualifié de « surprenant ratage ». Contre-critique.

Active depuis le début des années 2010, avec notamment des titres produits par Arca (le fabuleux « Water Me »), la Britannique FKA Twigs est une pop-star qui a toujours su flirter avec le mainstream (sa collaboration avec The Weeknd) tout en maintenant un pied ferme dans les subcultures. Du contraste entre l’avant-pop de Magdalene (2019) et sa mixtape foisonnante Caprisongs (2022), naît aujourd’hui son dernier projet auquel elle a donné le nom d’Eusexua.

L’artiste définit ce néologisme dans plusieurs interviews comme « le moment juste avant l’orgasme, le plaisir de faire quelque chose dans l’instant, de se saisir pleinement d’une idée à son apparition ». C’est « une pratique, un état d’être, l’expérience humaine ultime ». Il en ressort une musique à la fois brute et ciselée, menée par une forme de clairvoyance, où chaque détail prend de la place pour pleinement exister. 

En réponse aux Inrocks qui abat ce nouveau projet en le qualifiant de « surprenant ratage », j’aimerais ici tenir tête. Tenir tête déjà à l’autorité d’un magazine qui bénéficie d’une large audience et d’une bonne visibilité dans l’espace médiatique et sur internet. Tenir tête aussi à l’auteur, qui fait de l’œuvre de cette artiste féminine une critique si… pauvre. La chronique se contente d’une analyse des styles musicaux de l’album sans l’élargir au contexte esthétique et à la démarche artistique globale dans lesquels s’inscrit le projet de Twigs. L’auteur tire un portrait réducteur de la chanteuse, qu’il ne décrit que comme une simple « figure arty ». Quel manque de générosité, et une insulte aux fans.

À trop vouloir ne pas voir la vie qui se déploie autour de la musique, on s’empêche de pratiquer cet état d’être à l’œuvre dans Eusexua.

Il n’y a pas que la musique

Pour les Inrocks, sur ce nouvel album, FKA Twigs « empile les genres dans une énumération de références gratuites ». Si Twigs a recours à des procédés stylistiques empruntés aux raves, dont elle a fait l’expérience à Prague durant le tournage de The Crow, c’est parce qu’elle a trouvé sur le dancefloor quelque chose « qui lui a sauvé la vie », et c’est cette survivance, ce sentiment que l’artiste décrypte sur Eusexua. Ce « It feels nice » sur « Room of Fools », ce moment de suspens, pure sensation, avant le retour à soi.

S’il y a certes matière à parfois cringer, sur le cheesy « Wanderlust » ou le simplet « Childlike Things » avec North West, et si on peut se dire que Twigs aurait pu pousser l’expérimentation plus loin, le chroniqueur des Inrocks tombe dans l’écueil de n’aborder Eusexua que sous un prisme purement musical. Charli XCX le disait dans Subway Takes : la musique en tant que telle, ce n’est pas forcément le plus intéressant. Ce n’est pas ce qui constitue le seul point d’entrée à l’œuvre d’une musicienne pop. La musique ici est un support flexible, soumis à nos corps affectés, nos identités, nos cerveaux avides de visions et textures. Une moelle, un désir à actualiser à tout moment. Mais c’est tout autant ce qui s’y passe en dehors, comme un liant pour soi-même et les autres.

C’est aussi la couverture, le stylisme, les vidéos, les textes, sous-textes, les chorégraphies, les photos de presse, le marketing (presque absent sur la sortie de FKA Twigs d’ailleurs si on la compare au phénomène brat), la communauté, qui participent à exprimer et à donner au projet son momentum. Rien de tout ça dans Les Inrocks. Alors c’est plutôt cette critique qui apparaît comme « gratuite », pour en reprendre les termes. Il y aurait tellement à en dire pourtant, de la chorégraphie viscérale, glitchée, de « Drums of Death », à la production subtile, numériquement tactile en collaboration avec Koreless.

Still du clip Eusexua de FKA Twigs
L’esthétique est une éthique

Là où je veux en venir, c’est qu’il n’y a pas d’esthétique sans éthique. Et c’est ce qu’est Eusexua, une éthique traversant les âges, de mille nuances pop et techno. Dit comme ça, ça sonne comme un cliché, oui, et l’album n’en est pas privé, mais Eusexua choisit toujours de prendre le pli de l’innovation par des virages exigeants et bourrés d’énergie, et c’est ce qui nous retient. Peut-être est-ce aussi cette voix, si versatile, vulnérable mais sans crainte.

Voir Aussi

Pour finir, l’auteur célèbre la prouesse technique du disque et qualifie le titre éponyme d’« addictif », sans pour autant révéler les potentiels ressorts de cette addiction. Frustrant. Est-ce que cela serait ce que qualifie FKA Twigs de « pussy » dans son interview avec Imogen Heap ? Cette envie que chaque son ressorte dans sa sensualité propre ? « More pussy », elle demande parfois à ses co-producteurs masculins. Non, de là, l’auteur compare l’album de Twigs à une descente vers « un désenchantement ». À mon humble avis, à trop vouloir ne pas voir la vie qui se déploie autour de la musique, je crois qu’on s’empêche de pratiquer cet état d’être à l’œuvre dans Eusexua, qui résonne avec les plus grands moments de la pop électronique, de Ray of Light de Madonna à Trinity d’Eartheater.

Pour vous il s’agira peut-être d’autres moments, d’autres disques, c’est cela même le principe d’Eusexua : y piocher ce qui nous fait du bien, ce qui nous transporte un peu, en dehors d’injonctions capitalisantes. Et avoir encore le choix de se libérer d’une lecture automatique et algorithmique du monde. L’expérience humaine ultime en somme.


Eusexua (Young) est disponible maintenant.
FKA Twigs sera en concert au Zénith le 13 mars prochain.

Relecture et édition : Sarah Diep

© 2022 Manifesto XXI. Tous droits réservés.