« Fille à pédé » : pourquoi l’amitié girl & gay est plus politique qu’il n’y paraît

Souvent hétéro, aimant faire la fête et parfois amoureuse d’eux : elle porte le nom de « fille à pédé », les gays sont ses alter ego. Insupportable quand il s’agit de faire savoir à tout le monde qu’elle a un meilleur ami gay, ou témoin de misogynie de certains cis gays quand elle entend à longueur de temps que « les chattes c’est dégueulasse », elle reste néanmoins une excellente alliée au-delà de toute récupération. Dans un contexte de société post-#MeToo qui a durablement ébranlé les rapports entre les hommes et les femmes, les amitiés girl & gay deviennent des relations émancipatrices, plus subversives et politiques que leur image pop et lisse.

Quand je pose la question autour de moi, mes copines hétéros qui évoluent dans les industries créatives (mode, cinéma, musique, médias…) ont toutes des amis gays, cela ne semble même pas être un sujet. Si le terme « fille à pédé » reste caricatural dans sa formulation provocante, il cache sous son parapluie une myriade de positionnements quant à la question de l’amitié. Au-delà de la simple proximité professionnelle, pour beaucoup, ces amitiés girl & gay étaient présentes depuis longtemps. Comme le raconte Dana, journaliste mode : « C’est un certain pattern dans ma vie depuis que je suis petite. Avec mon meilleur ami, on est copain·es depuis la maternelle, je l’ai toujours défendu, il a fait son coming-out au collège. Là-bas, j’ai eu beaucoup de problèmes de harcèlement et mes seuls copains, c’étaient les mini-homosexuels qui ne le savaient pas encore, mais qui venaient vers moi assez spontanément. »

Quand on lui demande si elle a conscience de perpétuer un cliché, elle explique : « J’ai plutôt eu l’impression de les attirer que l’inverse. Je n’ai jamais été dans le fantasme d’avoir un meilleur ami gay. Mais pour une raison métaphysique, j’ai toujours été entourée de garçons homos. J’ai eu beaucoup de copains hétéros, mais là, à 37 ans, peu sont restés dans ma vie. D’un point de vue extérieur, ça étonne, notamment quand je rencontre un mec, j’expédie vite le sujet et je trouve d’ailleurs que c’est un très bon filtre pour trier les cons [rires] ! » D’autres font, elles aussi, ce constat d’amitiés précoces ou qui s’inscrivent sur la durée. Margaux, créatrice de contenu autour de l’art contemporain partage la même expérience : « Mon meilleur ami depuis la 5ème est gay. Il a fait son coming-out en terminale, on est resté·es super proches, et de nouveaux mecs gays se sont ajoutés à notre groupe. À la base, il y avait un vrai mélange entre hétéros et homos, sans lesbiennes. Petit à petit, les quelques filles hétéros et mecs gays de ce groupe sont beaucoup sorti·es ensemble, les mecs hétéros sont moins venus. » 

On a traversé ensemble des épisodes terribles liés à l’homophobie, au VIH, qui ont créé un sentiment de petite communauté, de nous contre le monde entier. Les dommages de l’hétéronormativité et la virilité ont soudé nos liens.

Margaux

Partager des moments festifs est un aspect primordial de l’amitié filles & gays, tant l’accès à des lieux de fête safe, pour éviter les tentatives d’agression, est un enjeu pour les jeunes femmes. Margaux explique : « Pour nous les filles, c’était un vrai bonheur d’aller en soirée queer, on n’était pas emmerdées, on pouvait danser comme on voulait. Il y avait une vraie bienveillance, on n’était pas concernées par les espaces de séduction, donc c’était des moments d’amitié pure. » Élise, responsable RH dans une entreprise, abonde dans ce sens : « Quand tu vas en soirée gay, tu sais que tu y vas sans toutes les tensions qui existent quand tu sors dans les soirées hétéros. Les mecs qui te draguent lourdement, les attouchements, les regards déplacés, la peur de se faire droguer ou agresser… Au moins chez eux [les gays], on est en paix ! » Au-delà de l’aspect directement lié à la sécurité, relevé par ces jeunes femmes, la question du partage de l’espace festif relève aussi de l’appétence pour des goûts culturels similaires. 

Lindsay Lohan (Cady), Lizzy Caplan (Janis) et Daniel Franzese (Damian) dans Lolita malgré moi (2004)

Une culture commune 

Musique pop, films mélos, goût du kitsch et de la flamboyance : dans notre socle de clichés culturels occidentaux, les femmes et les gays partagent des goûts communs pour des œuvres et marqueurs culturels dénigrés par la culture légitime, car jugés peu virils, trop délicats ou vulgaires. C’est dans ces clichés que s’est construite une véritable contre-culture autour des icônes gays telles que les divas de la pop ainsi qu’un corpus de séries ou de teen-movies reprenant les formats de l’amitié girl & gay. On les retrouve dans des œuvres phares comme la série Sex & the City, le film fashion Le diable s’habille en Prada, le culte Lolita malgré moi ou encore la série fantastique Riverdale

Toutes ces productions ont en commun la mise en scène de personnages gays commères, sassy et efféminés, qui parlent de cul sans complexe, mais qui ne sont jamais montrés avec un partenaire à l’écran. Dans un article dédié à ce cliché publié chez Têtu, le journaliste culturel Florian Ques écrit : « En soi, le gay best friend est un stéréotype des plus paradoxaux : il n’est défini que par sa sexualité, sans pour autant que sa sexualité soit développée ou montrée. Une contradiction qui amène à penser que le fameux GBF est une conception hétéronormée. » Cette simplicité autour du stéréotype du meilleur ami gay entache ces représentations d’un vernis superficiel, n’ayant pour but unique que de servir les intérêts d’une héroïne hétéro. Jérémy, jeune homme gay de 32 ans travaillant dans l’univers de la beauté, explique sa perception du cliché : « Quand tu es jeune et que la seule représentation de ton orientation sexuuelle que tu vois à l’écran, c’est le gay efféminé qui travaille dans la mode et qui est forcément super exubérant, comme c’est le cliché dont tous les hétéros adorent se foutre, il y a directement un rejet. On a limite l’impression que ces personnages servent bien montrer que l’homosexualité est un truc de folle et qu’il n’y a qu’une seule option possible. Pourtant, maintenant je suis à l’aise avec l’idée d’être une grande folle [rires], mais j’aurais aimé plus de diversité dans les représentations gays, et pas uniquement des clichés, très blancs, urbains et aisés par ailleurs. »

C’est peut-être un refuge car je sais que je ne vais pas me faire draguer, qu’il n’y a pas d’intention désagréable, et que je ne vais pas devoir faire l’éducation pendant des heures.

Dana
À la recherche du « meilleur ami gay »

De son côté, Élise nous avoue : « Oui, évidemment que ces séries ou films donnent envie d’avoir un meilleur ami gay. On a l’impression que ça fait partie d’une panoplie, que pour être une jeune femme successful, fashion, drôle, avec un super job, le GBF est obligatoire. Ce n’est pas pour autant que je me suis fait des amis homos juste dans l’idée de les trimballer comme des accessoires, mais je crois avec le recul qu’à certains moments, quand j’étais plus jeune, je le disais un peu avec fierté à tout le monde, juste pour la satisfaction de faire comprendre que j’avais moi aussi des amis gays. » Ce côté faire-valoir a pu heurter certains hommes gays, qui se sont bien rendu compte du manège de leurs copines. Brahim, vendeur dans le luxe, expose : « Quand j’étais au lycée, je venais juste de faire mon coming-out et je subissais pas mal de harcèlement de la part des mecs de ma classe. À partir de ce moment-là, une fille que je ne connaissais pas plus que ça s’est mise à m’inviter un peu partout avec elle, à sa table au self, à fumer, à traîner dans les couloirs. Au début je me suis dit que c’était super, qu’enfin quelqu’un m’appréciait comme j’étais. En fait, je me suis vite rendu compte qu’elle ne me défendait pas du tout des critiques que je subissais, et qu’elle n’hésitait pas à glisser à chaque nouvelle personne rencontrée que j’étais homo. Sur le coup, je ne comprenais pas mon malaise, mais maintenant, je me rends compte que c’était de l’outing pur et simple, avec la seule volonté de faire comprendre qu’elle avait un copain gay. » Pour pallier ce problème, il explique être beaucoup plus ferme auprès de ses amies quant à la question du outing. « Si je deviens ami avec une fille, c’est parce qu’on s’entend bien, point. Pas parce que je suis son sac à main pédé. Hors de question qu’elle crie sur tous les toits que je suis gay », conclut-il.

De son côté, Margaux explique aussi comment ces amitiés ont pu être guidées par une certaine forme de misogynie : « Je pense que j’étais un peu misogyne quand j’étais ado et jeune adulte. Pendant longtemps, les personnes les plus proches de moi étaient des hommes gays. Il n’y avait pas de relation de séduction, ni de compétition. Avec d’autres filles, il y avait toujours une forme de compétition entre qui sera la plus drôle, la plus intelligente, et j’y ai beaucoup participé. Aujourd’hui j’ai beaucoup plus d’amies femmes. » Un témoignage honnête qui explique que la rivalité féminine structurelle joue aussi un rôle dans la mise en place de ces amitiés. Dana nuance la situation : « Pour être très honnête, c’est vrai que quand il y a un groupe de gens dans lequel je ne connais personne, et qu’il y a un gay, je vais spontanément vers lui, et souvent on s’entend direct. C’est peut-être aussi un refuge car je sais que je ne vais pas me faire draguer, qu’il n’y a pas d’intention désagréable, et que je ne vais pas devoir faire l’éducation pendant des heures, même s’il y en a des cons aussi. »

Les moments où j’ai fait partie de leur bande ont été des instants de questionnement sur mon genre. Ils ont été mon modèle de masculinité, je voulais leur ressembler, être moi aussi un garçon efféminé.

Miléna
Face à des gays misogynes 

Pour d’autres, l’amitié avec des hommes gays ne s’est pas toujours déroulée comme un long fleuve de paillettes et certain·es ont dû faire face à des gays dénigrant les femmes, tenant des propos sexistes plus ou moins graves. Miléna, coiffeur trans masculin, se souvient de la bande d’amis gays qu’il avait avant sa transition : « À l’époque, j’étais la seule fille du groupe, et je sortais tout le temps avec eux. Je leur racontais toutes mes histoires de cœur et quand j’émettais des doutes sur ma sexualité, ils me disaient toujours “ah non mais tu ne vas pas devenir lesbienne ! » Agiter la figure de la lesbienne comme repoussoir pour disqualifier tout questionnement est un ressort lesbophobe, et de facto misogyne. « Ils étaient tout le temps dans le jugement des tenues des gens dans la rue, ainsi que de leur poids. Je les ai entendus insulter systématiquement des femmes grosses. Pourtant, ils étaient nombreux à se travestir et à s’épiler les jambes par exemple, mais aucun ne voulait questionner sa potentielle fluidité de genre. » Pour lui, il est clair que ce groupe recréait une forme de boys club, mais version gay. Cette rigidité dans la conception du genre traduit également une transphobie induite, tout en se réappropriant certains codes féminins dans un souci d’extravagance et de « sassyness ». Bien loin donc de la théorie queer autour des mobilités de genre qui sont beaucoup plus développés aujourd’hui. De son côté, Jérémy admet les propos et pensées misogynes qu’il a pu tenir par le passé : « Oui il est clair que j’ai pu dire des phrases type “les chattes c’est dégueulasse”, en pensant faire une blague avec des copains, sans imaginer que cela pouvait heurter des ami·es. De manière générale, je me suis déconstruit autour des questions de sexisme en comprenant que les gays font aussi partie du problème à leur manière. Et sur la question des organes génitaux, j’ai beaucoup appris du côté des luttes trans et je sais maintenant que ce n’est pas ok de faire ce genre de blagues vaseuses. »

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Ce mépris pour les femmes et tout ce qui est défini comme tel s’inscrit dans une longue tradition de domination d’un sexe sur l’autre, qui construit la différenciation masculine dans la haine des femmes. Les gays, bien que proches du groupe social des femmes via l’oppression commune de l’ostracisation de l’espace public, restent un public perméable au sexisme systémique. Parmi les jeunes femmes interviewées, nombreuses sont celles qui témoignent avoir été victimes d’attouchements ou de remarques déplacées de la part d’hommes gays lors de soirées queers, sans que ces (micro) agressions soient reconnues comme telles. « Ça pouvait être des mains au cul ou sur les seins, tout comme des remarques sur mes tenues, mes formes, mes cheveux. Sur le coup je ne le prenais pas mal, car je me disais “après tout, ils sont gays, ils n’ont aucune arrière-pensée”, mais maintenant je me rends compte que ce n’est pas ok. On ne touche pas les gens sans consentement, même si c’est pour rire “entre copines” » explique Élise, qui n’hésite plus à faire la remarque et à demander des excuses quand cela lui arrive de nouveau. 

Sarah Jessica Parker (Carrie) et Willie Garson (Stanford) dans la série Sex & the City (1998-2004) © LANDMARK MEDIA / Alamy / Abaca

Une libération des normes hétéros 

Outre les aspects problématiques d’un côté comme de l’autre de la relation, pour beaucoup, l’amitié avec des garçons gays a aussi été particulièrement révélatrice sur leur propre rapport aux normes de sexualité et de genre. Margaux témoigne : « Ce qui fait qu’on est aussi soudé·es, c’est qu’on a traversé ensemble des épisodes terribles liés à l’homophobie, au VIH, qui ont créé un sentiment de petite communauté, de nous contre le monde entier. C’est avec des épisodes de violence, qu’il s’agisse d’agressions ou de viols subis par des filles hétéros ou d’actes homophobes, qu’on a compris qu’on était super ami·es. Les dommages de l’hétéronormativité et la virilité ont soudé nos liens. » Miléna, de son côté, évoque la fascination qu’il a eu pour ses copains folles et son envie de leur ressembler. « Clairement, les moments où j’ai fait partie de leur bande ont été des instants de questionnement sur mon genre, même si je ne le formulais pas encore à l’époque. Ils ont été mon modèle de masculinité, je voulais leur ressembler, être moi aussi un garçon efféminé. » Élise, quant à elle, nous explique le déclencheur que ces amitiés ont représenté sur sa propre sexualité : « Jamais de la vie je n’aurais eu le courage de m’outer en tant que meuf bi et d’expérimenter cette partie de mon identité, si je n’avais pas été entourée de copains gays à l’écoute, qui avaient déjà passé toutes les étapes du coming-out au monde. Ils ont été de véritables soutiens. »

Au-delà de la question des amitiés individuelles, revendiquer son amour pour les gays en tant que femme, c’est aussi embrasser tous ces codes que la société déteste et déconsidère, ceux d’être fragile, sensible, futile, d’aimer la pop, le rose et les paillettes. Bien plus politique qu’il n’y paraît, les amitiés girl & gay, quand elles sont saines et équilibrées, sont de véritables odes à la délicatesse. 


Relecture et édition : Apolline Bazin, Benjamin Delaveau, Sarah Diep et Clément Riandey

Image mise en avant : Anne Hathaway (Andrea) et Stanley Tucci (Nigel) dans Le diable s’habille en Prada (2006)

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