Avec un premier EP plus que convaincant, Esther s’impose comme une nouvelle figure à ajouter à la liste de ces fameuses artistes françaises à suivre. Productrice, DJ et à la tête de l’équipe « Doum Records », l’artiste toulousaine s’est entretenue avec nous à l’occasion d’un court passage sur Paris. Et malgré une couleur musicale froide et austère à première écoute, nous découvrons alors une femme passionnée de Bass Music, rayonnante et excitée de ce que l’avenir lui réserve.
Manifesto XXI – Movement for the Death of the Kitten est ton premier EP, sorti il y a quelques mois sous le pseudonyme d’Esther. On y découvre un univers sombre, industriel, mélangeant Bass Music et Techno breakée. Tu as l’air d’avoir été influencée par tous ces univers. Comment as-tu découvert tous ces styles ?
Esther – J’ai découvert la musique électronique en écoutant de la Techno industrielle, jusqu’à un « ras-le-bol ». Je me suis alors demandée ce qu’il y avait d’autre. La culture musicale que j’ai aujourd’hui est très récente, ça fait cinq ou six ans que j’en écoute énormément. Je n’avais pas un bagage solide sur cette culture là, et je me sentais peu légitime lorsque je me retrouvais dans des conversations sur le sujet. Les noms de labels, des artistes… J’ai pas de mémoire pour ce genre de trucs. Donc j’ai creusé, à écouter des sons, et je suis arrivée à chaque fois à saturation dans chaque style. Comme si j’avais rincé le truc jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien. Et il y a pas longtemps je suis tombé sur la Bass music. C’est Deena Abdelwahed, que j’ai rencontrée lors des soirées à Toulouse, qui m’a fait découvrir tout cet univers que je ne connaissais pas. En ce moment, c’est mon gros délire. Cet EP c’est donc une manière de rendre hommage à cette techno très industrielle de mes débuts, mais sans le « total look » qui va avec. Pour moi, quand la techno va tout droit sans relief, je me fais chier.
La Bass Music parisienne a connu son un âge d’or avec les sorties sur Clek Clek Boom (label de French Fries ou encore Bambounou) début des années 2010. Y a-t-il du coup une scène bass-music toulousaine qui est en train de se construire?
Il n’y a pas encore de véritable public Bass à Toulouse. Il est tout petit. Mais après il y a ceux qui découvrent. Récemment lors d’un DJ set, j’ai joué de la Bass Music à fond. Je suis sortie, j’ai fait un tour dans la foule, et certaines personnes me disaient « C’était trop bien! C’était vachement « expé »! » Alors que pas du tout en fait. Ça sortait juste des codes de la techno traditionnelle.
On t’a vue jouer à côté de Marcel Dettmann ou encore Rødhåd, qui sont tout de même très techno pour le coup. Est-ce que tu sens que le public s’ouvre de plus en plus à de la musique électronique aux rythmes non « binaires et traditionnels » comme les tiens?
Complètement. On peut le voir encore avec Deena dont je te parlais. Quand tu vois l’essor que prend sa carrière maintenant, c’est pas pour rien. Il y a très peu d’offres sur ce milieu. Tu as Flore aussi qui est une pionnière en France. elle joue Bass depuis plusieures années et sa carrière décolle que depuis un ou deux ans. Après, la scène française n’est pas la scène européenne : elle est très fermée! La France se résume beaucoup à Paris en plus, et c’est assez dommage car Paris se compare trop à Berlin. Alors que t’as des super trucs à Nantes, Lyon, Marseille… Le réseau est vraiment en train de se tisser entre ces villes maintenant.
On est pas au cinéma quand on va voir de la musique.
Esther
Sur deux de tes morceaux (« Small Black Cat on Large Wite Canvas » et « Movement for the death of the kitten »), tu utilises un bruit métallique sur tes Snares. Un sorte de son de bâton qui frappe un tonneau métallique vide. Est-ce la marque de fabrique d’Esther, ou c’est tout simplement un son qui te fait penser aux chats?
Euh non. T’imagines si je réponds oui? [rires] C’est l’enfer les « snares »… L’idée c’était de faire un EP cohérent avant tout. Tu ne peux pas faire plus cohérent dans un EP ou un album si tu réutilises les mêmes sonorités sur plusieurs morceaux. Que ce soit les percussions, ou les nappes. Autre chose aussi qui aide à la cohérence dans un projet de musique électronique : c’est la symbiose entre la fin d’une track et le début de la suivante. C’est mon côté DJ qui doit sûrement faire attention à ces détails.
Dans le clip de « Are Tears Good for my Skin », tu nous offres un clip qui met en lumière tous les sens. Pour toi, l’expérience de l’écoute musicale doit-elle être sensoriellement totale?
Dans la Bass Music en particulier, quand tu rentres dans la salle ou dans le club, ça te secoue de l’intérieur. Ça vibre. C’est complètement organique et sensoriel. Tout est en éveil. Et que ce soit pour mon projet en tant qu’Esther ou pour tout ce qui se passe avec mon label Doum, j’envisage toujours les choses de façon 360°, sur la pluridisciplinarité. Il faut avoir du visuel, il faut avoir de la light. Mais c’est important de maintenir également un équilibre entre tous ces facteurs. Par exemple, j’ai assisté à des concerts où tu as de véritables shows de lumières et de VJ-ing tout autour de toi, et c’était trop. On est pas au cinéma quand on va voir de la musique.
La musique existe pour être partagée.
Esther
Tu as signé déjà plusieurs artistes sur ton label Doum Records, comme Pardon ou encore Sunn Boo. Pourquoi avoir attendu un an pour sortir cet EP, depuis l’ouverture de Doum? Tu étais plus sur la construction du label à l’époque?
L’un ne va pas sans l’autre. Ces deux projets requièrent mon attention au même niveau. Ça ne m’intéresse pas d’avancer seule. La musique existe pour être partagée. Il y a pas si longtemps, j’écoutais AZF sur Rinse qui disait également la même chose. Je la comprends parfaitement: quand elle monte Qui Embrouille Qui, c’est dans l’optique d’avancer à plusieurs.
Dans le clip de Small Black Cat On Large White Canvas, on suit le parcours de cette performeuse dans Toulouse, puis dans un club. Je le vois comme un vrai combat (le poing levé à la fin), et solitaire. L’expression de ton art, tu le vois comme une lutte solitaire?
Alors il y a ce que l’on voit à l’image et l’envers du décor. Il y a plein de références à notre crew, comme ce passage éclipse dans les loges où tu aperçois Sunn Boo ou Pardon. Pourquoi avoir fait de ce clip une aventure « solitaire »? Ça fait d’abord écho aux difficultés d’être une femme dans cette sphère très masculine. C’est une sorte de pied de nez car c’était un peu mon cas à Toulouse à mes débuts. J’avais beaucoup d’amis qui faisaient de la musique autour de moi, et c’était tous des mecs. Et quand je leur disais que j’aimerais bien mixer, quand je leur demandais « vous voulez pas m’apprendre? », leurs réponses étaient plutôt « ouai ouai on verra… » Je comprenais pas trop… Je commençais limite à devenir relou car j’en avais vraiment envie. Et j’ai compris ce que leurs réponses signifiaient : la techno, c’est pas pour les meufs. Il n’y avait que des collectifs de mecs. Du coup ça m’a beaucoup blessée et ça a été dur pour moi de m’affirmer comme artiste de musique électronique. J’en ai chié, j’ai perdu beaucoup de choses. Cet EP est aussi là pour y rendre hommage. Cet EP est salvateur par rapport à une période très « dark » de ma vie, où il y avait peu d’entraide.
Je pense que l’art est avant tout un combat contre soi-même.
Esther
Après est-ce qu’on peut parler de combat? Je pense que l’art est avant tout un combat contre soi-même. Enfin, pour revenir sur ce clip, Elvire qui est la performeuse que l’on suit, est une personne qui a eu des difficultés dans sa vie quand à son identité, face aux autres. Elle a grandi à Lourdes, dans une école avec des nonnes. Et pour elle aussi ce clip est aussi une revanche. Elle représente mieux que jamais le fait de dire « sois fière de ce que tu es, et je vous emmerde, vous, à qui je déplais ».