Yves Klein : le « dépassement de la problématique de l’art »

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« Yves Klein est unique, et parce qu’il est unique, a fait question et nous fait toujours question », écrit Alain Jouffroy dans son Manifeste pour Yves Klein. Aujourd’hui, Yves Klein est surtout retenu pour ses monochromes bleus ainsi que pour ses anthropométries, des œuvres réalisées grâce à des « pinceaux vivants », c’est à dire des femmes dont le corps, enduit de peinture bleue, est appliqué sur la toile afin d’y laisser une empreinte.

J’entends déjà les plus fervents détracteurs de l’art contemporain clamer que ce n’est pas de l’art : peindre une toile d’une seule couleur, « ça ne veut rien dire » ; ou bien « un enfant de cinq ans est capable de faire la même chose », en posant sa main peinturlurée sur une feuille de papier (ou sur le papier peint, au choix). Eh bien détrompez-vous, et laissez-moi vous montrer pourquoi des toiles entièrement bleues ou constituées de l’empreinte laissée par un corps peuvent en dire bien plus qu’un tableau figuratif qui serait conçu comme une « fenêtre ouverte » sur le monde et sur l’histoire, selon la conception d’Alberti au XVe siècle. « Less is more », clamait l’architecte Mies van der Rohe. « Less is more », reprennent en chœur les minimalistes américains des années 1960, tels Frank Stella et Donald Judd. En France, dans les années 1950, Yves Klein l’a également compris : des œuvres réalisées avec des moyens plastiques simples et épurés, minimaux, sont porteuses de bien plus de sens qu’un tableau figuratif et peuvent permettre de créer un nouveau rapport à l’art, une « nouvelle approche perceptive du réel ».

Yves Klein est un des signataires, le 27 octobre 1960, de la déclaration constitutive du groupe des Nouveaux Réalistes rédigée par Pierre Restany et paraphée par Arman, Jean Tinguely, Raymond Hains, Jacques Villeglé, François Dufrêne, Martial Raysse et Daniel Spoerri. « Nouveau Réalisme = nouvelles approches perceptives du réel », mentionne cette déclaration. Les membres de ce groupe ont ainsi tous pour ambition de s’approprier de manière directe le réel contemporain, par des moyens variés comme la lacération d’affiches ou l’accumulation d’objets industriels.

La pratique artistique d’Yves Klein se singularise cependant par sa portée métaphysique. Son but est de « dépasser la problématique de l’art » afin de tendre vers un absolu, l’immatériel, et ainsi parvenir à une fusion de l’art et de la vie. Pierre Restany distingue trois stades dans cette recherche : « […] d’abord la couleur dans sa diversité, ensuite la conceptualisation de la couleur dans le bleu, enfin l’immatérialisation du bleu dans le Vide. Ainsi sont figurés les trois stades successifs […] : la couleur, le bleu, l’immatériel2 ».

La couleur

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Yves KLEIN, Monochrome vert sans titre (M 75), vers 1955, 59×101,5 cm.
Source : http://www.yveskleinarchives.org/works/works4_us.html

 

Yves Klein commence à étudier les potentialités de la couleur à la fin des années 1940, en réalisant des planches de couleur unie. C’est la couleur pure qui l’intéresse : le tableau est considéré comme un bloc de couleur pure qui rayonne et irradie le spectateur, sans être retenue par un cadre ni perturbée par un quelconque élément peint.

Il expose des monochromes de différentes couleurs en février 1956 dans la galerie parisienne de Colette Allendy, sous le titre « Propositions monochromes ». La réaction des visiteurs n’est cependant pas celle escomptée : ils regardent l’ensemble des œuvres d’un coup, sans se focaliser sur chaque toile et donc sans se laisser imprégner par la couleur qui en irradie, alors qu’il faut au contraire, dans l’optique d’Yves Klein, « […] se plonger dans la sensibilité de la couleur pure débarrassée de toute contamination extérieure3 ». C’est à partir de là qu’il va se consacrer au bleu, qui est selon lui la couleur parfaite pour atteindre l’absolu : « Le bleu n’a pas de dimensions. ‘Il est’ hors des dimensions, tandis que les autres couleurs, elles, en ont […]. Toutes les couleurs amènent des associations d’idées concrètes […] tandis que le bleu rappelle tout au plus la mer et le ciel, ce qu’il y a après tout de plus abstrait dans la nature tangible et visible4 ».

Le bleu

 

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Yves KLEIN, Monochrome bleu (IKB 3), 1960, pigment pur et résine synthétique sur toile marouflée sur bois, 199×153 cm, Paris, Centre Georges Pompidou.
Source : https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/cAne9x5/rezgy4a
© (diffusion RMN)
© Adagp, Paris

 

En janvier 1957, Yves Klein expose onze « propositions monochromes » dans la galerie Apollinaire à Milan, sous le titre « L’époque bleue ». Les onze toiles sont toutes similaires : ce sont des monochromes bleus, avec de la peinture appliquée au rouleau, afin qu’aucun effet de relief dû à l’application au pinceau ne vienne perturber la contemplation. En mai 1957, l’exposition est ensuite présentée dans la galerie d’Iris Clert à Paris, ainsi que dans celle de Colette Allendy.

Sur les toiles, le pigment bleu outremer perd cependant de son intensité. Afin d’y remédier, Yves Klein met au point une résine synthétique qui, mélangée au pigment, permet de garder l’intensité de celui-ci, contrairement aux liants traditionnels : le IKB, International Klein Blue.

L’immatériel

 

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Exposition « La Spécialisation de la sensibilité à l’état matière première en sensibilité picturale stabilisée », Galerie Iris Clert, Paris, du 28 avril au 5 mai 1958.
Source : http://www.yveskleinarchives.org/documents/bio_us.html

 

Voir Aussi

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Exposition « La Spécialisation de la sensibilité à l’état matière première en sensibilité picturale stabilisée », Galerie Iris Clert, Paris, du 28 avril au 5 mai 1958.
Source : http://www.yveskleinarchives.org/documents/bio_us.html

 

En avril-mai 1958 a lieu l’exposition « La Spécialisation de la sensibilité à l’état matière première en sensibilité picturale stabilisée » à la galerie Iris Clert, autrement appelée exposition du « Bleu immatériel » ou « Exposition du vide ». Oui, du vide : rien n’est exposé. En tout cas, rien de matériel : dans cette galerie avait eu lieu un an auparavant l’exposition de « L’Époque bleue », et si les toiles ne sont plus présentes, Yves Klein considère que leur rayonnement l’est encore. La galerie est emplie de « sensibilité picturale » à l’état pur. Les tableaux ne sont que des « cendres » : l’essence du tableau se trouve dans cette sensibilité picturale, dans l’invisible, dans l’immatériel. Yves Klein définit l’exposition comme « un espace de sensibilité bleue », sensibilité que le visiteur ne voit pas mais qu’il peut percevoir et qui l’imprègne tout entier, comme une éponge se gorge d’eau : « […] après avoir voyagé dans le bleu de mes tableaux, [les lecteurs de mes monochromes] en reviennent totalement imprégnés en sensibilité comme des éponges5 ».

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Yves KLEIN, Anthropométrie de l’époque bleue (ANT 82), 1960, pigment pur et résine synthétique sur papier marouflé sur toile, 156,5×282,5 cm, Paris, Centre Georges Pompidou.
Source : https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/cKagoa/rqpdKMk
© Adam Rzepka – Centre Pompidou, MNAM-CCI (diffusion RMN)
© Adagp, Paris

 

Ce n’est donc pas par manque de talent ou par facilité qu’Yves Klein se consacre au monochrome, plus particulièrement au monochrome bleu. Si l’art, à l’époque contemporaine, se débarrasse parfois de la figuration et ne raconte rien, contrairement aux œuvres des siècles précédents, c’est parce que ses objectifs ont changé. Le but d’Yves Klein est clair : « dépasser la problématique de l’art » pour atteindre une fusion entre l’art et la vie. Cette fusion, s’il l’atteint dans l’imprégnation du spectateur par la couleur pure, il la met également en œuvre avec ses anthropométries : c’est le corps lui-même, dont le mouvement est orchestré par Yves Klein, qui crée l’œuvre. Ce n’est ainsi plus tant l’œuvre matérielle qui compte, mais l’intention de l’artiste : ce qu’il veut nous dire plus que ce qu’il nous montre.

Suzy PIAT

Notes :

  1. Alain JOUFFROY, Manifeste pour Yves Klein, Besançon, Virgile, 2006, p. 12.
  2. Pierre RESTANY, Yves Klein, Chêne/Hachette, Paris, 1982, p.47.
  3. Yves KLEIN, Le dépassement de la problématique de l’art et autres écrits, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 2003, p. 135.
  4. Idem, p.250.
  5. 5. Idem, p.54.
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