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« Van Gogh Alive » : une mise en scène de la folie

« Van Gogh Alive » : une mise en scène de la folie

« The exhibition redefines a traditional museum experience » : voilà le mot de Catherine Wilson, présidente et PDG de Discovery Place, musée de Charlotte en Virginie. Telle est l’ambition de « Van Gogh Alive », qui se définit donc comme un concept d’exposition 2.0. En quoi ces projections sur des panneaux hauts de cinq mètres proposent-elles une nouvelle vision de l’artiste et de son œuvre, plutôt que des originaux ? Le cas est d’autant plus intéressant que l’on aborde une figure unique, dite « Le peintre maudit » de l’histoire de la peinture, et que tout a (au moins) déjà été dit cent fois…

De la subjectivité de l’exposition 

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Jérôme Glicenstein, dans L’art : une histoire d’expositions, en 2009, nous explique qu’une exposition ne peut jamais être neutre. Et on comprend pourquoi : le simple fait de choisir une œuvre parmi d’autres, la manière de l’accrocher, le commentaire qui figure dans le catalogue d’exposition, sont autant d’éléments, parmi ceux que comptent le processus complexe de l’exposition, qui construisent un discours autour de l’œuvre, un discours que les spectateurs reçoivent et qui les influence lors de la visite. Lorsque l’on sélectionne certaines œuvres en particulier parmi toutes celles qui composent la carrière d’un artiste, on oriente déjà le regard. Et lorsqu’on les présente, que ce soit de manière chronologique, thématique ou autrement, on donne des clés au spectateur afin que ce dernier pénètre mieux la subjectivité de l’artiste et comprenne ainsi son œuvre.

Regarder ou bien vivre l’œuvre ?

En entrant dans l’espace de l’exposition, on entre dans un autre monde. Ce qui apparaissait comme étant une présentation de l’œuvre dans son plus simple appareil à « Van Gogh Alive », reste bien sûr une différente forme de mise en scène. C’est un émerveillement, un florilège de couleurs et de formes qui vous entoure.

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Mais, le visiteur quelconque est saisi, absorbé par le récit visuel. L’universalité de l’œuvre et du Beau opère pleinement dans cet espace où la seule chose que l’on voit est ce que l’on doit voir.

Il est tentant d'entrer dans ce monde mystérieux...
Il est tentant d’entrer dans ce monde mystérieux…

Point de touriste armé d’un Réflex-mitrailleuse, ce n’est pas l’objet qui est le sujet de l’exposition mais son image, son essence. Que l’on aime ou pas les sujets, la technique, il faut avoir l’honnêteté de reconnaître un génie à l’état pur qui vous crève les yeux. Dans Critique de la faculté de juger, Kant pose trois critères pour reconnaître le génie : L’œuvre de Van Gogh est d’une originalité absolue, innovante. Elle est exemplaire car elle a fait école. Purement et simplement, ce style est unique et inimitable. Enfin, peut-être plus que n’importe quel autre peintre, ce génie est obscur, parce que malade nous dira-t-on. Même si l’on explique aujourd’hui en partie la splendeur de ses toiles par la juxtaposition fréquente de couleurs complémentaires (Cf vos cours d’art plastique), jamais nous ne verrons les mêmes mouvements dans les cieux.

Van Gogh ressentait une inspiration divine devant les étoiles… Pour Platon, celui qui est un génie est inspiré par les dieux… Quel artiste ce Vincent qui peut théoriquement satisfaire plusieurs visions philosophiques !
Van Gogh ressentait une inspiration divine devant les étoiles… Pour Platon, celui qui est un génie est inspiré par les dieux… Quel artiste ce Vincent qui peut théoriquement satisfaire plusieurs visions philosophiques !

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L’exposition, une « vision de l’art » : que voulez vous voir, qui voulez-vous croire ?

L’exposition est structurée chronologiquement, les œuvres présentées suivent linéairement les grandes dates de l’histoire du peintre. Quelques citations éclairent aussi les murs.

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Jérôme Glicenstein nous indique « […] qu’une exposition – qu’elle soit temporaire ou permanente ; qu’elle ait un ou plusieurs auteurs ; qu’elle ait une volonté d’objectivité ou soit ouvertement narrative – relève toujours d’une forme de fiction utilisant à son profit des œuvres d’art. Elle devrait être considérée à la fois comme un objet et comme un geste donnant à voir les préoccupations de certaines personnes : chaque fois une vision de l’art est en jeu ; c’est ce qui rapproche cette activité de celle des artistes, mais aussi de celle des critiques et des théoriciens de l’art1. » Une exposition est toujours narrative, elle est un discours sur un artiste et sur ses œuvres, et la question à se poser est alors de savoir quelle « vision de l’art » elle véhicule.

il est à noter pour le lecteur attentif que les images de cette exposition sont exposées de façon subjective... quelle belle mise en abîme
il est à noter pour le lecteur attentif que les images de cette exposition sont exposées de façon subjective… quelle belle mise en abîme

Passé la partie introductive de l’exposition où les grandes lignes de la biographie de Van Gogh sont précisées, le spectateur semble livré à lui-même, libre de découvrir ou de redécouvrir la splendeur du travail pictural purement et simplement.

Cependant, lorsque ce ne sont pas les procédés muséographiques qui influencent notre regard, ce sont nos propres idées reçues : sommes-nous capables de contempler une œuvre sans être influencés malgré nous par ce que nous avons pu en lire ou en entendre, sans penser automatiquement, par analogie ou par comparaison, à d’autres œuvres de ce qu’on pourrait appeler notre musée mental, sans projeter sur la toile des éléments de la biographie du peintre afin de nous aider à clarifier la représentation et les intentions de l’auteur ? C’est flagrant avec Van Gogh : le mythe de l’artiste fou et incompris qui s’est construit autour de lui nous empêche de regarder ses toiles sans être influencés par l’idée que sa peinture reflète son état mental. Que la démence se fait jour via la touche et les couleurs. Dans son Champ de blé aux corbeaux, une de ses dernières toiles avant son suicide, le ciel sombre et tourmenté est généralement interprété comme une traduction picturale de son angoisse.

Vincent Van Gogh, Champ de blé aux corbeaux, 1890, huile sur toile, 50,5x100,5 cm, Amsterdam, Van Gogh Museum.
Vincent Van Gogh, Champ de blé aux corbeaux, 1890, huile sur toile, 50,5×100,5 cm, Amsterdam, Van Gogh Museum.

Folie d’un homme, folie des hommes

Le besoin de catégoriser et de comprendre est « normal », c’est au moins un réflexe intellectuel. Et encore, cette notion de normalité est bien contestable. Cela fait écho à une autre exposition qui s’est tenue cette année au musée d’Orsay en mars 2014. Le parti pris de l’exposition est très clair : « Van Gogh / Artaud. Le suicidé de la société. »

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L’histoire est d’abord cocasse, un fou talentueux écrit sur un autre fou tout autant talentueux. Puis finalement, la conclusion est assez transcendante : « La folie, c’est l’absence d’œuvre » selon Michel Foucault. Or, l’héritage de ces artistes est immense. Celui qui est dit fou n’est-il pas complètement désinhibé des codes sociaux et donc le plus à même d’avoir une vision novatrice ?

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Sommes-nous condamnés à répéter les erreurs de notre passé et laisser les fous géniaux de notre temps condamnés à une reconnaissance post-mortem ? Espérons que non (d’ailleurs, si Van Gogh avait fait une école de commerce…). Les historiens de l’art et les chercheurs multiplient les recherches pour en savoir plus sur la maladie dont était atteint Van Gogh, sa mort mystérieuse… Au lieu de tenter de comprendre les œuvres grâce à la psychologie de l’artiste, ce qui est au final assez réducteur, l’expérience proposée par VGA nous semble vraiment pénétrer sa subjectivité et établir ainsi un contact intime avec chaque visiteur. Yves Klein considérait que grâce à la peinture monochrome, il avait « réussi à supprimer l’espace qui existe devant le tableau, dans le sens où la présence du tableau envahit cet espace et le public lui-même2 ». En se laissant entourer de la sorte, on en arrive à envier cette folie si créatrice qui traversait l’artiste. Et pour conclure sur une dédicace d’outre-tombe : « La normalité est une route pavée : on y marche aisément mais les fleurs n’y poussent pas. »

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Apolline Bazin et Suzy Piat

 

1. Jérôme Glicenstein, L’art : une histoire d’expositions, Paris, PUF, 2009, pp. 12-13.

2. Yves Klein, Le dépassement de la problématique de l’art et autres écrits, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 2003, p. 46.

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