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Relooking et cinéma : « Sois belle ou rien ! »

Relooking et cinéma : « Sois belle ou rien ! »

Comment, lorsqu’on est une jeune fille timide et débraillée, conquérir l’attention et la reconnaissance de ses pairs ? Ou, plus fou encore, trouver l’amour ?

Des questions existentielles souvent au cœur du teen movie, le genre par excellence du relooking sur le grand écran, mais qui sont aussi présentes dans des films à destination d’un public féminin. Ce processus de sublimation des personnages est pétri d’ambiguïtés, et projette en général des représentations stéréotypées de la féminité. Rarement appliqué aux personnages masculins, il met en lumière un traitement foncièrement différencié et sexiste des genres sur le grand écran. Pour mieux le comprendre, nous sommes allés à la rencontre de la chercheuse Célia Sauvage, co-auteure de l’ouvrage Les Teen Movies et contributrice du site Le genre et l’écran.

Une féminité bien comme il faut

Le relooking concerne un type de personnage bien particulier : une femme plutôt jeune, plutôt blanche et, bien souvent, plutôt intelligente. D’après Célia Sauvage, le processus de relooking aurait pour fonction de « sublimer cette jeune intello innocente, à la fois pour les yeux du personnage principal masculin, mais aussi pour ceux du public. La fonction première est d’être sublimée, en passant par un schéma d’opposition très classique entre l’avant et l’après – qui permet d’ailleurs de mesurer le chemin parcouru par le personnage féminin : plus le relooking est réussi, plus la marge de progression était grande. Cette opposition est souvent marquée par un montage assez spectaculaire et rapide, comme dans Pretty Woman, où l’héroïne enchaîne les magasins pour préparer son relooking. »

Les films « pour filles » présentant des scènes de relooking sont très (très) nombreux. On se contentera d’en retenir deux en particulier, qui ont l’avantage d’illustrer de manière intéressante plusieurs facettes du processus : Le diable s’habille en Prada (David Frankel, 2006), et Lolita malgré moi (Mark Waters, 2004) dans lequel Lindsay Lohan, qui interprète le rôle titre, n’avait encore rien perdu de sa candeur et de son innocence.  

Dans Le diable s’habille en Prada, Andrea (Anne Hathaway), une jeune femme négligée et journaliste dans l’âme, est embauchée par le magazine de mode Runway, où son style vestimentaire tranche cruellement de celui de ses nouvelles collègues. Cady (Lindsay Lohan), dont on suit les aventures dans Lolita malgré moi, revient tout juste d’Afrique, où elle a toujours suivi des cours à domicile. Elle est propulsée dans l’univers impitoyable d’un lycée américain mené à la baguette par une bande de pestes, les « Plastics ».

Dans ces deux films, les héroïnes sont des jeunes filles à la marge, ignorant tout de leur beauté (et préférant se consacrer à des passe-temps suspects, la lecture ou l’art) – puisque, comme chacun s’en doute, la production évite rarement de sélectionner de véritables laiderons pour incarner ses vilains petits canards. Le relooking intervient alors comme l’opération révélatrice d’une qualité cachée, forçant parfois la situation jusqu’au ridicule : dans le film américain Elle est trop bien, il suffit littéralement à l’héroïne, Laney (Rachael Leigh Cook), de retirer ses lunettes et sa salopette pour que le garçon le plus populaire du lycée réalise qu’elle possède un physique digne d’un top model.

Si les personnages féminins choisissent de se plier au relooking, c’est souvent sous le coup de la pression sociale : rares sont celles qui décident d’elles-mêmes de changer leur apparence. « La séquence est généralement initiée par des personnes extérieures, comme des amies bienveillantes avant un bal de promotion, par exemple. Il arrive aussi, dans un certain nombre de films, que le relooking soit une opération de conformisme vestimentaire. Là, ce sont plutôt les pestes du lycée qui vont relooker la nouvelle arrivante, qui ne connaît encore rien des codes de l’école. » Ces « pestes », dont la féminité exacerbée et la superficialité tranchent souvent avec le débraillement de la jeune héroïne, sont présentes dans de nombreuses productions, à l’image des terrifiantes « Plastics » de Lolita malgré moi.

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Lolita malgré moi © Paramount Pictures

Cette influence extérieure révèle toute l’ambiguïté du relooking : s’il a pour fonction première de révéler la beauté de la jeune fille, et pourquoi pas de l’aider à s’épanouir, il répond bien souvent à une volonté de normalisation, liée à un idéal de beauté conformiste. « On n’est pas là pour révéler une beauté individuelle qui sortirait des canons, mais pour révéler une beauté qui permet de mieux ressembler aux autres. C’est pour cette raison que le relooking est souvent perçu comme une opération de soumission aux diktats sociaux : si l’héroïne ne se range pas dans le rang, en s’adaptant au regard des autres, aux codes vestimentaires, à la mode, elle ne pourra pas être épanouie. » Dans de nombreux cas, la jeune fille refuse néanmoins le premier look qu’on lui propose, jugé trop excessif et aux antipodes de ses goûts initiaux. « Mais il y a toujours cet abandon du look initial et cet impératif à changer, même si ça doit passer par un relooking plus soft à la fin. Assez clairement, les personnages féminins vus comme « négligés » sont obligés de se relooker. »

Faudrait pas non plus pousser le bouchon au point de redevenir moche, quelle idée.

Féminité et intelligence, des ennemis irréconciliables à l’écran ?

« Se relooker, c’est abandonner son statut de marginale et donc abandonner l’anticonformisme de la personne, de son physique, de ses vêtements et, souvent, de sa personnalité initiale, » rappelle Célia Sauvage. Car le relooking physique s’accompagne bien souvent d’une transformation morale. Dans Le Diable s’habille en Prada, Andrea, d’abord réfractaire au monde de la mode, finit par prendre goût aux vêtements de haute couture que son nouvel employeur lui propose gratuitement et accorde une attention accrue à son apparence. Ses nouveaux centres d’intérêt vont de pair avec un arrivisme de plus en plus prononcé, finissant irrémédiablement par l’éloigner de son petit ami. Même schéma dans Lolita malgré moi où Cady, quand elle accepte de se conformer aux règles des « Plastics », renonce à ses anciens amis – un gay et une punk, jugés trop marginaux pour ses nouvelles fréquentations. Elle finit par prendre la tête du groupe de pestes en adoptant leurs codes sociaux, soit la méchanceté et l’hypocrisie.

Dans les deux cas, les jeunes femmes sont introduites comme des personnes aux goûts jugés anticonformistes : Andrea n’a aucun goût en matière de vêtements (et s’en fiche) et se passionne pour l’écriture, tandis que Cady a grandi en Afrique et fait preuve d’un talent particulier pour les mathématiques. Leur progression vers une féminité plus affirmée les pousse à abandonner, ou à dissimuler ces particularités – ainsi, Cady fait semblant de ne rien comprendre aux mathématiques pour que le garçon qu’elle convoite lui donne des cours particuliers.

Il arrive donc rarement que les jeunes héroïnes parviennent à concilier leur féminité (synonyme, donc, de popularité dans ce type de productions) et leur intelligence – cependant, des exceptions existent : toujours dans Lolita malgré moi, Cady finit par être élue reine du lycée en portant son blouson remporté au championnat de mathématiques. Dans la même veine, le film DUFF : Le faire-valoir nous présente Bianca, une héroïne plutôt éloignée des canons de beauté standards, mais dont la plastique des meilleures amies, Casey et Jessica, laisse rêveurs tous les garçons du lycée – ce qui n’empêche pas les deux jeunes filles de faire preuve d’intelligence, ou encore de bienveillance.

Mais ces cas restent minoritaires et sont symptomatiques du traitement généralement réservé aux femmes dans l’industrie cinématographique. Pour être inspirantes, ces dernières se doivent de faire preuve d’éléments de caractère dits « virils », comme la force ou l’ambition. Et, surtout, ne pas se comporter de manière trop girly, sous peine d’être dépeintes comme des personnages nunuches ou calculateurs. On peut le voir au travers de la personnalité des garces très féminines dépeintes dans les teen movies, comme Regina George (Rachel McAdams) la « peste en chef » de Lolita malgré moi. Ce schéma n’est pas cantonné aux films de relooking, puisque les méchants au cinéma sont de toutes manières souvent affublés de caractéristiques très féminines, à l’image de Scar dans Le Roi lion (ongles très limés, mouvements de mains efféminés et cils bien dessinés) ou de l’antagoniste de Skyfall, interprété par Javier Bardem (soigneux quant à son apparence, grimé en blond platine).

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THE DUFF ©Lionsgate

Et c’est moche, car ça induit l’idée qu’un penchant pour des centres d’intérêts perçus comme « féminins », comme la coiffure ou le maquillage, est un marqueur évident de superficialité ou de malhonnêteté.

Et du côté des mecs ?

Le sexisme inhérent au relooking des personnages féminins au cinéma doit également s’envisager au travers du processus lorsque celui-ci est appliqué à leurs comparses masculins : leur arrive-t-il de se plier à ce difficile exercice et, si oui, quel traitement est alors mis en lumière ? « Il existe des différences majeures entre le relooking masculin et le relooking féminin. Déjà, le relooking masculin est un procédé très minoritaire, qui s’opère toujours en miroir du relooking féminin. Les jeunes garçons font la même chose que les jeunes filles, en se conformant à des canons de beauté pour, à leur tour, plaire au regard féminin. Mais contrairement au relooking féminin, l’initiative est souvent individuelle et le relooking masculin provoque généralement la moquerie des camarades, qui y voient une mascarade ou une marque de féminité. Plus rarement, le relooking est pris en charge par un autre garçon, avec bienveillance. »

« Le meilleur exemple reste l’épisode final de la saison 2 de Stranger Things, où le jeune Dustin se relooke pour le bal de promo : il part non-accompagné, mais veut plaire aux jeunes filles. Il demande alors des conseils à un autre personnage masculin, Steve, qui s’avère être également un lycéen très populaire. Or, on voit bien que toute la scène révèle le caractère très féminin du relooking, puisque Steve va conseiller à Dustin d’appliquer du gel pour femme dans ses cheveux. Le gel féminin serait donc la clé de sa réussite auprès des filles. Cependant, il force le jeune Dustin à garder le secret, puisque s’il était révélé aux autres camarades que le beau gosse du lycée utilise des produits féminins, celui-ci serait humilié. Cette scène a un double intérêt : elle est à la fois très rare, puisque partagée entre deux garçons, mais elle doit aussi rester secrète, sous peine de moqueries. » On retrouve donc ici le côté honteux de l’apprentissage des codes féminins – la série elle-même traite le « secret » capillaire de Steve sur le ton de la légèreté et de la moquerie, tandis que des films comme Lolita malgré moi montraient le talent de Cady pour les mathématiques, une activité plutôt associée aux goûts masculins, comme un élément positif de sa personnalité.

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Dustin dans Stranger Things © Netflix

Si le relooking est moins présent chez les personnages masculins, c’est également parce que ces derniers sont plus susceptibles de compter sur leur personnalité pour trouver l’amour. « Encore aujourd’hui, il existe un stéréotype assez permanent selon lequel les goûts féminins ne seraient pas d’abord basés sur le physique. Elles seraient plus ouvertes à accepter un partenaire physiquement moins beau, contrairement à un jeune garçon qui, dans un teen movie, est obligé d’être accompagné d’une jolie jeune fille, à moins de vouloir être l’objet de moqueries. Les filles, elles, ne sont pas moquées quand elles sortent avec un garçon qui n’est pas le plus beau du lycée, ou moins beau qu’elle. Toute la morale des teen movies destinés aux ados masculins consiste à dire que les jeunes garçons un peu geek ou nerd pourront toujours trouver, à la fin du film, une jolie fille et finir en couple. Contrairement aux comédies pour les filles qui, elles, montrent que la jeune fille ne peut pas être en couple, et encore moins avec un beau garçon si elle ne se soumet pas au relooking et aux canons de beauté. » 

Le relooking masculin nous révèle donc un élément important dans le traitement différencié des genres à l’écran : contrairement aux femmes, il semblerait que les hommes ne soient pas tenus de passer par un processus de sublimation physique pour être révélés aux yeux du public. Au contraire, le relooking masculin revêt un aspect de supercherie, souvent risible (car assimilé aux codes de la féminité), pour des personnages dont la personnalité se doit de prévaloir sur le physique. Stay natural, en d’autres termes.

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Cady, dans Lolita malgré moi : reine de beauté et championne de mathématiques © Paramount Pictures

Se révèle alors toute l’ambivalence à laquelle sont confrontées les femmes peuplant le petit monde du grand écran. Contraintes de renoncer à leurs goûts originels pour tendre vers une féminité pour le moins normative, elles doivent cependant apprendre à mesurer cette progression : les caractéristiques morales et les considérations esthétiques attachées au genre féminin demeurent négatives ou honteuses aux yeux de la société, du moins lorsque considérées comme trop visibles.

Alors qu’en vrai, c’est possible de prendre soin de soi, d’aimer le vernis à ongles pailleté et de péter les scores en mathématiques. Tout ça à la fois, même quand on est une femme.

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