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Ouvrir la voix : du crowdfunding à l’Assemblée nationale, chronique d’un docu politique

Ouvrir la voix : du crowdfunding à l’Assemblée nationale, chronique d’un docu politique

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Une voix s’élève, un peu émue : « Moi j’ai une question : est-ce que les députés ont vu ce film ? » Applaudissements dans la salle. Jeudi 19 avril, la projection d’Ouvrir la voix d’Amandine Gay vient de se terminer dans la salle de projection de l’Assemblée nationale et, comme à chaque fois, elle laisse place à un échange tout aussi stimulant que le film…

D’autant que ce jour-là, le débat est co-animé par Danièle Obono, députée France Insoumise à l’origine de l’initiative de la projection ouverte au public, et Rokhaya Diallo. Cette projection à l’Assemblée vient consacrer un parcours du combattant de trois ans pour faire exister un documentaire qui questionne très justement la société française sur le racisme.

Ouvrir la voie

Amandine Gay a raconté son histoire des dizaines, des centaines de fois, et celle-ci sera sans doute encore racontée de nombreuses fois. C’est quand elle est encore comédienne, frustrée des rôles caricaturaux qu’on lui propose, qu’elle a l’idée d’un film comme une « grande conversation entre femmes noires » qui aurait à la base dû être balancé sur Youtube. Le processus commence en 2015. En deux semaines, 60 personnes ont répondu à son appel à témoignages sur les réseaux sociaux. Les rencontres s’organisent, le casting s’épure. Le temps s’écoule, le film se fait avec de la débrouille, grâce à une campagne de crowdfunding, sans le soutien du CNC. Le montage débute en août 2016. Après la production il faut penser la distribution, d’où le nom de Bras de Fer Productions, la boîte qu’Amandine Gay a créée avec son mari Enrico.

Le film sort en salle le 11 octobre 2017, et à chaque projection, le film fait quasiment salle comble. C’est une rencontre perpétuelle avec le public, dont beaucoup en a entendu parler via les réseaux sociaux, comme Danièle Obono. C’est « la diversité des profils et des parcours » qui touche la députée, qui souligne combien Twitter a été un outil d’ouverture pour elle. Après avoir lu tous les auteurs de référence sur le sujet du racisme, les réseaux sociaux ont représenté pour elle un « outil d’apprentissage ». Avec cette projection ouverte au public, sur inscription, elle entend « ouvrir l’assemblée à d’autres voix » avec cette première initiative.

Communautarisme blanc

Ces femmes, qui témoignent à visage découvert, partagent des épisodes à la fois terribles et banals de leur vie, racontent en quoi c’est une discrimination d’être une femme noire. Comment la race, le sexisme et l’homophobie se conjuguent, comment tout cela fonctionne avec des moments touchants, drôles et parfois, souvent, dramatiques. Le film s’ouvre sur le chapitre « Il va falloir lutter », où chacune raconte comment elle a découvert qu’elle était noire. Tout est passé en revue, l’identité, le parcours scolaire, la religion, l’orientation sexuelle, la beauté, le communautarisme… Une citation piquante retentit tout spécialement ce soir-là : « Parlons-en du communautarisme des blancs à l’Assemblée nationale. »

Le micro circule rapidement dans le public à la fin du film. « Bonsoir. Bon, je coche presque toutes les cases de l’homme blanc de plus de 50 ans mais je suis homo, ce qui légitime ma prise de parole. » La salle rit aux éclats. « J’ai le sentiment que la société est prête à voir ça plutôt que ce qu’on voit dans les médias. Qu’en pensez-vous ? »

C’est Rokhaya Diallo, qui a connu un parcours difficile aussi pour son premier documentaire, qui répond à la remarque : « Peu de journalistes noirs ou non blancs sont éditorialistes, analysent l’actualité. On est autorisés à être des visages mais pas à exprimer un avis. » « On n’est jamais autant dans l’entre-soi que dans les positions de pouvoir » renchérit Danièle Obono, qui confirme que les députés n’ont pas vu le film pour le moment. Le cours de la discussion porte sur la non-mixité et le conservatisme des élites françaises, dont le racisme est bien plus évident que celui du reste de la population selon les trois gardiennes du débat.

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@orpheonegra

Convergence des luttes

Coupe au carré, lèvres écarlates, Ibtissam est commerciale et voulait voir le film depuis longtemps. Elle s’est dit : « C’est l’occasion, c’est un lieu symbolique. » Après la projection, la réaction ne se fait pas attendre : « Ça questionne beaucoup. Je ne suis pas africaine, je suis arabe, mais je me suis reconnue. Faudrait le montrer dans les classes. » Un collaborateur franco-algérien de la député Obono prend la parole à son tour et partage lui aussi son sentiment de se reconnaître dans les vécus exprimés, surtout avec cette fameuse phrase, « D’où tu viens ? », posée avec insistance et suspicion à ceux qui n’ont pas l’air assez français. « Au final, c’est un film assez universel » conclut-il, salué d’un franc et satisfait « Eh ben voilà ! » de la réalisatrice aux anges. Il se reprend un peu en souriant : « Enfin, je veux pas faire l’universaliste de service, même si on est à l’Assemblée nationale… »

Dans la salle, on retrouve aussi Grace Ly alias @BananasGras, blogueuse et asio-militante qui vient de lancer avec Rokhaya Diallo l’émission Kiffe ta race !. Elle aussi voyait le film pour la première fois et s’y reconnaît beaucoup, à une différence près pour ce qui concerne la communauté asiatique : le cliché du caractère minutieux et sérieux joue plutôt en la faveur des jeunes asiatiques au moment de l’orientation scolaire.

Amandine Gay conclut cette projection en deux phrases : « Le cinéma est un outil génial. C’est un vrai travail sur l’empathie. J’ai jamais réussi à toucher autant de gens avec le militantisme. » Rendez-vous pour une prochaine peut-être, soyons fous, dans l’Hémicycle… 

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