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Miley Serious. « DJ c’est un travail d’historien »

Miley Serious. « DJ c’est un travail d’historien »

Un jour, dans pas mal de décennies, pour un documentaire ARTE sur les scènes musicales hardcore dans les années 2010, un jeune journaliste essaiera désespérément de rencontrer Miley Serious, archiviste notoire des meilleurs sons de ces années-là.

Mais entre temps, elle sera partie vivre à New York ou dans le Tennessee, voir à Manchester, digger encore et toujours des nouvelles pépites avec une patience d’archéologue.

Crédits : Tristan Popescu

L’interview se fera par téléphone, le petit journaliste sera tellement intimidé qu’il oubliera des mots… Mais Miley conduira la discussion, en lui ouvrant les portes de ses archives sonores hors pair.

Parce qu’être DJ n’est pas un défaut, aimer la pop culture et le mainstream non plus d’ailleurs, car« il n’y a pas de limites possibles dans l’amour d’un morceau. Qu’il soit mainstream ou  niché, s’il est bon il est bon ». Rencontre aujourd’hui en 2018.

Manifesto XXI – On est à quelques mètres du studio de Rinse. Tu vas faire quoi là-bas ?

Miley Serious : Je suis résidente chez eux depuis plus d’un an et demi. J’ai deux heures de show tous les troisièmes lundis du mois. Je divise mes deux heures en deux parties, la première c’est moi, et la deuxième j’ai un invité.

Comment tu choisis tes invités ?

J’aime digger. Je suis une passionnée des nouvelles découvertes, des sons trouvés sur Soundcloud un peu par hasard. J’offre cet espace à des gens qui n’ont pas encore eu de slots (ndlr : créneaux radio pour les mix). Aujourd’hui j’ai Virus Crew, un collectif prometteur de la nouvelle rave culture américaine. C’est sa première radio. Prochainement j’aurais un autre gars du même crew, puis une fille qui s’appelle Isabella qui fait de l’indus un peu électro… En ce moment il y a une explosion de ce genre de musique dans le Sud des Etats-Unis, au niveau du Tennessee et du Texas.

Tu as déjà été aux Etats-Unis ?

Oui, j’ai vécu à New York où j’ai rencontré beaucoup de personnes intéressantes. Mon ambition c’est d’être une passerelle pour des artistes émergents qui n’ont pas encore de médias derrière eux.

Tu as un label, 99cts RCRDS

J’ai créé mon label car je ne produis pas. Je ne suis que DJ. J’ai un amour inconditionnel pour la découverte, j’adore sincèrement digger. J’aime être une tête chercheuse. Le label est la suite logique de ça.

Le DJ ne jouit pas d’une super bonne réputation aujourd’hui. On dit que tout le monde peut être DJ. Est-ce que c’est vrai ? Qu’en penses-tu ?

C’est vrai, le DJ est le nouveau docteur. Je pense qu’un DJ doit connaître la musique. Vraiment. Personnellement j’en ai fait, j’ai eu un groupe de post-punk. Après j’ai commencé à mixer, c’est une sorte de vocation, mais c’est vrai que les choses ont changé depuis cinq ans. Il est plus dur de se faire sa place et de promouvoir des scènes émergentes.

Je vois le job d’un DJ comme un taff à part entière, comme c’était le cas dans les années 1980, comme Paradise Garage à New York avec le disco par exemple. Un groupe de copains qui passaient les disques de chacun et lançaient une véritable scène, un mouvement. Il y a une technique à avoir déjà, et ensuite, si tu es mauvais digger, ça ne sert à rien.

Passer une suite de chansons c’est raconter quelque chose, tenir un discours, donc il faut savoir de quoi on parle.

On ne peut pas faire semblant, il s’agit de retranscrire une communauté et son histoire. C’est un travail de recherche qui va bien au-delà du club pour toucher à une culture précise.

C’est un travail d’historien, d’archiviste ?

Oui exactement. J’en parlais avec deux copains qui sont DJs aussi et qui sont des bons diggers hardcore. On se définit comme des « archivistes de sons ». Il y a aussi un aspect, comme on disait, de conservation. Quand on se raconte entre nous des anecdotes d’une certaine soirée, d’un certain milieu, c’est rendre compte d’un paysage culturel inédit. C’est un travail de passionnés, d’historiens comme tu dis.

Mon ambition est d’être une passerelle pour des émergents qui n’ont pas encore de médias derrière eux.

Quelle scène tu suis en ce moment ?

Il y a un grand retour du hardcore. Pas dans le sens gabber, indus vener, mais dans le sens early rave. Avant l’arrivée de la jungle. Comme je suis amoureuse de Manchester et de son histoire musicale j’essaye de fouiller dans cette direction, pour voir qui fait ce genre de musique aussi bien qu’avant. Virus Crew se l’accapare très bien, ils interprètent la jungle façon US. Ils donnent une âme à cette musique car au-delà du fait musical, ils ont la politique qui va avec. La politique de la rave culture, l’esprit « free the people, free the music », cette vibe-là.

Déformation professionnelle, comme je joue souvent, je ne sors pas beaucoup.

Est-ce que tu penses que le travail du DJ peut être un peu communautaire ?

Bien sûr, dans le sens où comme on disait on peut décider de défendre une certaine idée à travers des soirées. Créer des espaces de liberté d’expression pour des communautés précises qui en ont besoin.

Comme la scène LGBTQI+ ou féministe ?

Dans les années 1980 le club allait vers de plus en plus de liberté. L’esprit rave n’est pas spécialement féministe ou queer, il s’agit d’accueillir tout le monde en toute liberté, c’est un lieu où les différences disparaissent. Cet esprit-là est inclusif, pour tout le monde.

Tu penses qu’il y a un peu de woman washing dans l’air ?

Oui, il faut faire des distinguos. Il est fondamental que des filles émergent mais le fait d’être une fille ne doit pas être un effet de mode qui te permet d’obtenir plus de dates. Dans quelques temps, dans ce cas-là, ce sera fini et on n’aura rien changé à l’Histoire. Un bon DJ doit rester un bon DJ, que ce soit une femme ou un homme.

Mon ascension s’est faite aussi grâce à des hommes, comme mon frère par exemple. Donc il est important de ne pas tout mettre dans le sac du machisme. J’ai eu la chance de rencontrer des garçons qui pensaient « sans genre ». De même, je réfléchis sans genre.

Je ne veux pas être connue parce que je suis une fille mais parce que je fais bien mon travail.

En d’autres mots, il faut aussi essayer de sortir des communautés pour véhiculer des messages au grand public ?

Oui. Les meilleures soirées que j’ai faites, c’était des soirées queer. Tout le monde le sait, ce sont les meilleures ambiances et les plus beaux moments de liberté. Mais parfois, sortir d’un cadre spécifique te permet à la fois de te confronter à un monde plus vaste, et de porter des idées nouvelles auprès d’un public qui ne les connaît pas encore. Je crois beaucoup en l’aspect pédagogique de ce métier.

Le club naît pour les minorités. Pour ces personnes qui se faisaient rejeter de partout. L’idée était alors d’ouvrir des lieux où ces gens puissent être safe. Donc le club doit rester un endroit secure, de liberté et de rencontre où le genre et l’expression de celui-ci n’ont plus vraiment d’importance.

Mais aujourd’hui, la culture queer pourrait sortir des caves… aller dans des endroits physiquement visibles…

Certes. C’est un nouveau chapitre de l’histoire du club. Le club est un sujet sociologique qui me passionne. Je développe ce discours à travers mon label et mon fanzine notamment. L’idée autour du club est développée dans ce fanzine, qui m’a fait énormément grandir et m’a aidé à construire mon propos.

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Quand est-ce que tu sors ces fanzines ? Ils te permettent de développer quoi exactement ?

Ils accompagnent les cassettes en fait. Je suis pour une compréhension de la musique, pour une mise dans le contexte des choses. Que l’on en saisisse les tenants et les aboutissants. Pourquoi une scène naît, grandit et meurt. Le fanzine est fait pour documenter cela.

Cassette de 99cts_01

Tu sors dans quelles soirées ?

Déformation professionnelle, comme je joue souvent, je ne sors pas beaucoup. Je peux tout de même citer la House of Moda, très chanmé, les Jeudi OK, puis la Péripate, un concept vraiment cool et dont j’aime l’esprit. Dernièrement, et c’était merveilleux, j’ai participé à une Subtile. Une vraie rave.

Et TGAF ?

C’est fini. Il y avait moi, Dj Ouai, qui est ici assise à côté de moi (rires), Oklou et Carin Kelly. Quatre personnes, quatre emplois du temps différents, on a évolué toutes vers autre chose.

Il ne faut pas être intolérant envers les genres et les gens, tout s’inspire et se nourrit de tout. (Dj Ouai)

Cela vous a apporté quoi ? 

Miley Serious : À la base on était copines, donc on a appris à encore plus se connaître. C’était un méga projet, il nous a apporté plein de choses en trois ans, mais il était arrivé à son max.

Dj Ouai : Je me permets de rebondir, mais je pense que le point fort du truc c’est qu’il nous a permis de parler de choses underground mais aussi mainstream, et de dépasser largement cette frontière en prouvant que des ponts sont nécessaires et possibles. On fuyait l’élitisme, même si on faisait partie d’une niche.

Miley Serious : Il n’y a pas de limites possibles dans l’amour d’un morceau. Qu’il soit mainstream ou niché, s’il est bon il est bon. On était toutes fans de pop et on l’a assumé jusqu’au bout.

Dj Ouai : Une chance inédite de faire changer d’avis certaines personnes. Combien de fois on te regarde mal parce que tu aimes Justin Bieber et tu passes pour une inculte auprès d’une certaine niche. Nous on essayait de montrer qu’on allait au-delà et que toutes ces barrières n’avaient pas vraiment de sens. Il ne faut pas être intolérant envers les genres et les gens, tout s’inspire et se nourrit de tout.

Crédits : Carin Kelly

Christine & The Queens, c’est underground ou mainstream ?

Miley Serious : Bonne question. Ses productions restent ultra grand public. Mais sur son dernier album, la com’ est entièrement basée sur une niche, sur une culture invisible, donc underground. Le changement de nom, le changement de sexe, la fluidité du genre… Ce sont des thématiques qui étaient dans l’ombre pendant longtemps, donc on peut considérer qu’elle a fait d’un sujet underground quelque chose de fort en termes publicitaires. Ce n’est pas un mal du tout.

Ce que je pourrais dire, c’est que ce n’est pas grave de vouloir sortir de l’underground. Mieux, de vulgariser l’underground. Ce n’est pas un crime de partager ces découvertes, donner à des nouveaux styles la chance de percer, de rentrer dans l’imaginaire esthétique collectif. Autrement, à quoi servirait notre travail de recherche et de divulgation ?

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