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Marie Boralevi : graver le rêve

Marie Boralevi : graver le rêve

Entre clownerie et sauvagerie, il y a le monde imaginaire de Marie Boralevi. Galerie des monstres ou grands enfants ? Rencontre avec une artiste à l’image de ses œuvres.

Manifesto XXI – Avant de nous parler de tes œuvres, pourrais-tu nous raconter un peu ton parcours, et la façon dont tu es arrivée à créer ? 

Par où commencer… J’ai toujours dessiné, depuis l’enfance. Mais je n’étais pas au courant qu’il y avait des écoles d’art, en fait… qu’il était possible de faire une carrière en dessinant ! En arrivant à Paris, j’ai commencé par faire de l’histoire de l’art puis j’ai fait une MANAA.

Là c’était l’épanouissement complet, je pouvais enfin faire ce que je voulais ! On avait une professeure qui nous a emmenés faire une initiation gravure. L’univers de la gravure m’a vraiment plu… J’étais en spécialité gravure à l’école Estienne. Apprendre la technique a tout déclenché : j’avais trouvé ma manière de m’exprimer, mon domaine et ça m’a donné envie de ne faire que ça. C’est cette ambiance d’atelier que j’ai vraiment appréciée à Estienne où tu as des maîtres qui t’apprennent la technique, te transmettent un savoir… Tu te retrouves en tablier avec les mains crades toute la journée. C’était très manuel et passionnant.

©Marie Boralevi
©Marie Boralevi

J’ai commencé à louer un atelier de gravure en dehors des cours pour continuer à graver pour moi. Puis un jour le magazine Elle a lancé un concours pour les États généraux de la femme et le sujet était « Quelle est la représentation de la femme d’aujourd’hui ? ». C’était en 2010, j’étais encore à l’école. J’ai été retenue pour exposer à Sciences Po. Et mes gravures ont tapé dans l’œil d’une collectionneuse, Evelyne Deret, qui me suit toujours aujourd’hui.

Elle a eu un rôle de mécène. Je croyais qu’après l’école j’allais chercher un travail comme tout le monde, parce que je n’envisageais pas encore la gravure comme carrière ! Mais Evelyne m’a présentée à des galeristes. J’ai eu ma première expo au Salon Jeunes Créateurs, à l’espace Les Passerelles. Elle m’a ouvert tout un réseau de gens qui m’ont permis d’exposer mon travail.

Manifesto XXI – Tu as une relation assez particulière à la gravure… Pourquoi cette technique ? Que t’apporte-t-elle dans ton œuvre, ton monde, ton imaginaire ? 

C’est une technique très particulière parce que déjà difficile à manier, à maîtriser. Ça prend énormément de temps de faire une gravure. Ce n’est plus la même temporalité que dans le dessin.

Il n’y a plus d’immédiateté. Pour faire une gravure, on passe d’abord énormément de temps sur sa plaque, ensuite il y a l’impression avec tout un temps de révélation du travail accompli.

Le cuivre ce n’est plus la simple feuille de papier : il faut faire attention, la gravure ça reste, si on fait une erreur il n’y aucun moyen de la gommer, on ne peut que la sublimer.

C’est donc une approche différente, un peu solennelle : c’est ce qui m’a plu. Ça m’a beaucoup manqué de ne pas retrouver ça dans d’autres pratiques, comme le dessin. Je me suis très vite ennuyée quand je n’ai plus eu mon atelier de gravure et qu’il a fallu que je trouve des moyens plus simples pour m’exprimer parce que sans atelier… pas de gravure ! Du coup il a fallu que je retrouve le dessin. Et là c’était l’horreur, je me suis ennuyée.

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Il y avait quelque chose de trop simple dans le dessin et j’ai voulu compliquer les choses. J’ai alors développé une forme de gravure en piochant dans une sorte de technique, de transfert d’impression manuelle. On transfère la photocopie du dessin ou du collage sur la plaque, puis on grave sur la trace de ce transfert. Maintenant, ce que je fais, ce sont surtout des collages et des montages sur ordinateur, je les imprime, je plaque ces feuilles sur du papier japon puis je fais transpirer à l’acétone l’encre de la photocopie sur le papier, les formes se décalquent sur la feuille pour me donner un flou très fantomatique puis je redessine par-dessus cette impression manuelle un peu farfelue.

Manifesto XXI – Aurais-tu une anecdote d’enfance qui expliquerait comment tu as commencé à créer ? 

Ma mère m’a raconté une anecdote : vers l’âge de 5-6 ans, après une dispute de famille, je suis partie en larmes dans ma chambre et je ne voulais plus parler à personne. Pour expliquer à ma mère qui frappait à la porte que je pleurais, au lieu de lui parler, je lui ai donné sous la porte un dessin de moi en train de pleurer. À partir de ce moment elle a compris que le dessin était important pour moi car c’était un moyen de m’exprimer. Elle a continué à m’encourager, mes frères aussi. Comme n’importe quel enfant encouragé dans ce qu’il sait bien faire ça m’a permis de continuer sur ma lancée.

© Marie Boralevi
© Marie Boralevi

Manifesto XXI – On remarque souvent une certaine unité dans tes dessins et gravures. Notamment par rapport à la couleur : tu restes dans quelque chose de plutôt monochrome, ce qui donne une unité à toute ton œuvre. Comment as-tu trouvé ce style particulier, cette marque de fabrique ? 

Le style, ce n’est pas quelque chose que j’ai réfléchi ou que j’ai trouvé… À l’école Estienne un professeur nous faisait recopier les gobis, des sortes de petits personnages complètement grotesques, caricaturaux, avec des malformations. Peut-être que ces personnages m’ont marquée, au point de toujours travailler les corps un peu bizarrement, de m’amuser à les déformer. Mais j’ai toujours articulé ça selon mon imaginaire… Je ne me pose pas la question…

C’est comme ça que ça me paraît juste. Pour ce qui est de la couleur, elle me fait très peur. Je ne le sens pas du tout. Je trouve ça trop difficile, je n’ai pas d’instinct pour la couleur. J’aime la sobriété que le monochrome donne : c’est brut, épuré, pas de chichis. C’est vrai que ça manque de séduction par moments parce que la couleur peut adoucir certaines formes ou certains corps.

Manifesto XXI – De manière générale, dans le monde de l’art contemporain, on observe que les artistes cherchent le plus possible la diversification. On a l’impression que c’est ce qui fait le critère de l’artiste contemporain : un artiste à la fois vidéaste, peintre, performeur, sur tous les plans… Mais, finalement, de cette diversification résulte le fait qu’on identifie mal la « touche », le style propre de ces artistes… Alors que toi, on voit que c’est du « Marie Boralevi », et personne d’autre. As-tu pensé à essayer d’autres techniques ? 

Ça me fascine, je suis vraiment admirative de ces gens. Je complexe beaucoup de ne pas avoir envie de faire autre chose. J’ai peur que les gens s’ennuient. La première chose que l’on me demande quand je rencontre les galeristes c’est « Qu’est-ce ce que vous faites d’autre ? Ah… Que des dessins, que de la gravure… ». Ce qui est réducteur. Sauf que moi, je progresse avec mon dessin, je suis ravie d’être engagée dans une pratique qui est tellement prenante et satisfaisante.

Je vois ça comme une énorme série que je fais depuis toute petite jusqu’à maintenant. Je ne suis pas stratège dans ma façon de faire les choses, il n’y a pas de concept bien établi. Je ne tiens pas un discours particulier sur mon travail, je ne veux pas dire quelque chose en particulier. Je suis quelqu’un de très anxieux, du coup le dessin me rassure, me donne une certaine paix, me fait du bien.

Manifesto XXI – Tes personnages sont fascinants. Ils ont à la fois quelque chose d’humain – on aperçoit des seins, des pieds, des mains, des visages qui s’esquissent – et quelque chose d’animal, de monstrueux. Comment définirais-tu tes personnages ? As-tu un rapport particulier avec eux ? 

On croit souvent que ce sont des créatures mi-hommes mi-bêtes mais en fait ce sont des déguisements, des revêtements. C’est plus l’idée du camouflage, du masque, qui est latente dans mon travail. C’est peut-être l’influence de ma grand-mère qui était costumière et qui maintenant a son petit musée du costume. Mon jeu favori était de me déguiser, non pour aller jouer, mais pour m’allonger sur le lit et rêver à ce que je ferais, habillée de la sorte.

J’ai l’impression de créer une sorte de famille. Quand j’étais petite, j’adorais regarder les albums photos. J’ai l’impression que, dans mes dessins, c’est une sorte de grosse fratrie que j’ai recréée, une sorte de galerie de petits frères avec une gémellité qui est plus ou moins là mais avec toujours un air de famille. Je les habille ensuite, je joue à la poupée. Je m’amuse !

Manifesto XXI – On sent en effet que tu t’amuses. Il y a un côté comique, clown, drôle, qui côtoie un côté plus sombre. 

Je suis contente que tu remarques ce côté comique. En général les gens ne remarquent que le côté sombre. Je préfère faire rire que mettre mal à l’aise. Je vois vraiment ça comme quelque chose de gai, de rigolo. Je m’amuse beaucoup et j’ai envie que ça se sente.

© Marie Boralevi
© Marie Boralevi

Manifesto XXI – Quand on voit tes œuvres, on sent directement la présence d’un univers, d’un monde qui n’appartient qu’à toi. Quel est ton rapport à l’imaginaire ? 

Pendant une période j’ai beaucoup écrit mes rêves. Je vois mon travail comme une sorte de rêve éveillé. C’est comme la sensation que l’on a quand on se réveille le matin avec l’envie de raconter son rêve puisque les impressions sont encore puissantes. La parole ne suffit pas alors pour retranscrire ce qu’on ressent. Quand je fais mes dessins ou mes gravures, j’ai souvent ce vertige de ne pas comprendre ce que je fais. Ça apaise certaines peurs, certaines émotions que je ne peux verbaliser.

Manifesto XXI – Il y a un côté originel, mystique, peut-être même religieux dans tes personnages. On croirait retrouver les ancêtres d’une autre civilisation. En même temps ton traitement fait penser aux relevés du XVe et XVIe des colons/dessinateurs des populations indigènes. 

Bien sûr, ça m’inspire beaucoup. Pour le coup, c’est l’influence de mon paternel qui a fait des études d’archéologie, passionné d’Égypte ancienne. J’ai une famille aussi très religieuse (j’ai un frère moine). Les origines importent. Cette espèce de flou dans les origines, je la retranscris dans mes dessins. Quand j’étais petite, mon père était le directeur de la maîtrise du Sacré-Cœur. Du coup j’étais moi-même enfant de chœur et je passais beaucoup de temps dans la sacristie. Il y a un rapport à la cérémonie, au rituel, au religieux qui vient de ma famille.

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© Marie Boralevi
© Marie Boralevi

Manifesto XXI – Il y a un côté cannibale, sauvage dans tes œuvres…

Pour ça aussi il y a eu un tournant. En 2015 les éditions du Chemin de fer m’ont contactée pour illustrer le premier roman de Benjamin Haegel. C’était l’histoire d’un ermite qui retournait à l’état de nature et qui à la fin devient complètement fou. Comme ce texte était très sauvage, violent, cru, j’ai pris un virage que j’ai gardé. Les cornes et les poils ont pris de l’ampleur avec ce projet.

Manifesto XXI – Il y a quelque chose de très manuel dans tes œuvres, de très doux, que ce soit dans les sensations tactiles transmises par tes personnages (plumes, bois, cornes, poils) ou que ce soit dans ton traitement manuel de la gravure sur le papier très spécifique que tu utilises. 

Le papier compte beaucoup. Il dessine avec moi. Sur un autre papier, le dessin serait moins duveteux, moins doux. C’est un papier très fin, avec énormément de fibres, qui s’arrache. Quand je fais mes transferts à l’acétone, ça l’abîme, ça l’endommage et ça me permet de créer ces matières. En revenant à la mine de crayon, des parties s’arrachent, je suis alors obligée d’arracher le reste. C’est du papier japon que j’achète chez le Sennelier du quai Voltaire.

Manifesto XXI – Tes titres ont quelque chose d’extrêmement poétique. Quel est ton rapport à la littérature ? 

J’ai écrit un peu… Je lis beaucoup. Certains auteurs m’ont forcément inspirée. Surtout Marcel Proust, Du côté de chez Swann, quand il décrit l’instant de l’éveil. Le flou du commencement : on émerge, on est l’auteur de sa propre vie, on incarne son corps mais tout nous échappe et rien ne peut être vraiment restitué. Mais surtout j’évite de lire des choses trop en rapport avec mon travail. Ça tarit mon inspiration plutôt que l’alimenter.

© Marie Boralevi
© Marie Boralevi

Manifesto XXI – Tu as déjà essayé de faire un autoportrait ? Un paysage ?

Je me suis rendu compte récemment que tout ce que je faisais n’était qu’une série d’autoportraits. C’est un portrait de moi continu… Et d’ailleurs on dit souvent que mes dessins me ressemblent. Les paysages m’inspirent, surtout les déserts de Californie, parce que je peux les peupler, je peux y créer un monde. Mais je ne dessine jamais ce que je vois. Ou alors je dessine ce que je vois dans le but de le découper, et m’en servir en le recollant et en recréant avec.

Manifesto XXI – Tu as un artiste préféré ? 

J’ai eu un gros coup de cœur pour Pat Andrea, un artiste néerlandais que Evelyne Deret collectionne aussi. Ce que j’admire justement chez lui c’est la couleur. Parce qu’il la maîtrise très bien et il sait s’en servir. J’adore Dürer aussi, pour ce qui est d’un art plus ancien.

Manifesto XXI – Où te vois-tu dans dix ans ? 

Dans l’idéal j’ai une maison dans le désert et je fais des dessins de plus en plus grands.

Marie Boralevi est exposée jusqu’au 10 octobre à la galerie La Ralentie à Paris (22-24, rue de la Fontaine au Roi). Vous pouvez la retrouver ici :

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