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Leçon de clubbing berlinoise par Lutz Leichsenring

Leçon de clubbing berlinoise par Lutz Leichsenring

Peu de villes dans le monde ont été autant façonnées par la culture alternative que Berlin. Symbole de liberté et zone de tous les possibles, Berlin allie à son âme subversive une bienveillance et un respect de l’humain étonnants. Surtout quand on en vient au clubbing. Le succès de Berlin ne réside probablement pas dans l’absence d’interdits. Mais dans le respect de la liberté de chacun que ses habitants ont su mettre en place. Nous avons voulu comprendre pourquoi le club berlinois est un concept aussi fort. L’un des mentors de la scène nocturne de la ville nous a ainsi tenu un cours d’éducation au club.

Lutz Leichsenring est un morceau d’histoire de la scène culturelle berlinoise. Impossible de déterminer son âge. Mais l’on sait qu’à 19 ans il bossait déjà dans le milieu de la nuit et que depuis il ne l’a pas quitté. Aujourd’hui reconnu comme une autorité internationale en matière de protection de l’industrie créative, il est à l’origine de Creative Footprint , équipe de recherche qui s’emploie à étudier la scène musicale d’une ville (New York et Berlin pour l’instant) afin de l’évaluer et de proposer des programmes culturels adaptés.
Il est aussi à la tête de Club Commission, entité berlinoise faisant le lien entre les clubs et les autorités. Une sorte de syndicat de la fête qui défend avant tout un projet culturel et politique. Car le club, pour Lutz, c’est quelque chose de beaucoup plus sophistiqué qu’un endroit où « on fait la teuf ».

Bonjour Lutz, merci de nous accueillir à Berlin. Nous allons parler club, mais surtout, nous allons essayer de déconstruire avec toi deux ou trois clichés sur le clubbing berlinois et comprendre comment et pourquoi la fête a autant changé le visage et l’économie de cette capitale. Peu de villes ont été autant façonnées par la musique que Berlin. Peux-tu nous raconter comment cela s’est fait ? 

Bonjour, merci d’être là. A ce sujet, je dirais que tout réside dans la vivacité culturelle d’un lieu.  Je pense qu’il y a trois critères qui déterminent le foisonnement culturel d’une ville :

Premièrement, des personnes qui ne pensent pas comme tout le monde. Des créatifs et des visionnaires. Des personnes qui brisent les codes.

Ensuite, des espaces abordables et vastes. Des espaces où l’on peut expérimenter, performer, aller plus loin. Où l’on peut aussi se planter, très important.

Et numéro trois, une administration qui permet d’avoir les bonnes conditions de travail. Des infrastructures, des aides à la création, un support logistique.

Si une ville réunit ces trois éléments, il y a des chances qu’elle rayonne artistiquement. Beaucoup de villes n’ont pas des lieux adaptés, ou alors elles ne favorisent pas les personnes avant-gardistes, qui donc migrent. Certains gouvernements sont répressifs et conservateurs.

Si on parle de Berlin, cette ville a commencé à attirer beaucoup de créatifs depuis qu’elle était divisée. Beaucoup de personnes venaient ici aussi parce qu’à Berlin on pouvait être exempté du service militaire. Des gens qui avaient besoin de plus d’ouverture d’esprit venaient dans les squats berlinois, et après la chute du mur, tout a explosé parce que soudainement on disposait aussi d’espaces nouveaux.

En parlant du cadre politique, depuis 1949 Berlin a moins de limitations sonores et des transports bien repartis, ce qui permet de prolonger la fête. Le gouvernement met beaucoup d’argent dans la culture aussi : ici on a trois opéras qui reçoivent 30 millions d’euros par an chacun. Club Commission a reçu cette année plus d’un million pour se renouveler, pour mettre en place des nouvelles initiatives. C’est clair que cela nous aide.

Lutz Leichsenring / Crédits : Berliner Zeitung/Markus Wächter

Justement, au sujet de Club Commission, comment vous interagissez avec les politiques ? Est-ce qu’il y a un réel soutien du clubbing ? 

Ça s’est fait progressivement. Il y a dix ans, quand on a créé Club Commission, on a fait une grande campagne de sensibilisation aux enjeux du clubbing. Des protestations, des manifestations pour revendiquer des soirées différentes, dont nous avions besoin. On faisait beaucoup de réunions avec le voisinage des clubs, pour faire comprendre l’enjeu culturel qui se jouait et voir comment intégrer consciemment cela dans la ville. La prise de conscience a été radicale avec l’arrivée des touristes : le potentiel était énorme. Donc là oui, on a eu plus de soutien.

Tu parlais de personnes qui « ne pensent pas comme tout le monde ». Qu’est-ce que cela veut dire pour toi de penser le club de manière non conventionnelle en 2018 ?

La pensée non conventionnelle est la pensée qui propose un programme culturel et politique. La pensée qui ne se soucie pas de comment maximiser les profits.

Je crois en un clubbing social. Un clubbing culturel. Ton lieu, ta soirée, ne doit pas être un moyen de brasser de l’argent mais un événement qui porte une vision affirmée et assumée. Une manière de penser indépendante de la thune, ce qui implique de valoriser plus l’artistique, de soigner ses line up. Tu es entrepreneur mais cela ne signifie pas que tu dois conduire un projet en dépendant de l’argent. Le clubbing doit être là pour servir des communautés.

Faire venir les gens non pas parce que l’alcool est pas cher, mais parce que la musique est bonne.

Quand tu parles de communautés, tu parles de différents types de clientèle j’imagine ? 

Oui. Il y a quatre grands groupes de clubbeurs :

Les geeks : ils vont en soirée pour la musique, pour suivre un artiste en particulier, il ne se déplacent que pour cela. Tu ne les vois pas ailleurs. Ils achètent leurs tickets des mois à l’avance.

Les hipsters : ils vont en soirées parce qu’ils aiment sincèrement faire la fête mais ils exigent des line up sophistiqués. Ils ont un sens de la qualité mais ils cherchent aussi le truc décalé : le restaurant, la galerie, le concept nouveau. Le happening. Donc pas que la musique.

Les easy jetsetters : ils consomment la musique dans un but d’entertainment. Ils veulent surtout passer une bonne « fête », choper, boire des coups, s’amuser et c’est tout. Pas de prise de tête. Ils causent pas mal de problèmes car généralement ils viennent en groupe et ils dérangent le voisinage et ils n’ont pas toujours conscience de leur comportement en club.

Les « VIP » : ils bossent toute la journée, ils ont de la thune, ils veulent la dépenser. Ils posent aussi pas mal de problèmes franchement, parce qu’ils ne sont sûrement pas là pour la musique. Il n’y a pas de « culture club » par là.

En ce moment à Paris le gros débat c’est le « club safe« , notamment pour les femmes. Ré-apprendre aux garçons à investir l’espace de sorte à ne pas écraser l’autre. Qu’en penses-tu ? 

Pour moi un club safe est un club où les gens font communauté. Où chacun prend soin des autres.

Si on va en club juste pour boire, trouver du sexe facile, prendre des drogues en solo, évidemment on ne va pas se soucier du bien-être des autres et on va simplement ignorer leur détresse voir la provoquer. La notion clé est « prendre soin ». Prendre soin des choses et de l’autre.

Comment vous mettez en place cette bienveillance ? 

À travers l’éducation. Nous sensibilisons les publics à travers des initiatives culturelles et nous brieffons le personnel des clubs pour que tout se passe bien.

Il y a deux théories : l’intolérance, qui consiste à jeter hors du club tous ceux qui dérangent. L’éducation, c’est-à-dire voir le club comme un endroit inclusif où le tout est de responsabiliser le clubbeur. Je penche pour la deuxième.

Quelle est ton idée de la fête idéale ? 

J’ai du mal avec le mot « fête ». Cela veut dire juste passer du bon temps. Pour moi, le club est une notion plus sophistiquée que « passer du bon temps ».

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Une soirée réussie est une soirée où tu peux faire ce que tu veux en fait. Te poser, danser, parler. Chacun a son idée, mais le plus important c’est que tout le monde se sente libre tout en respectant l’autre. Car la liberté s’arrête où commence celle de l’autre, n’est-ce pas ? Aussi, un endroit où on peut être protégé au niveau de l’image sans que tout ce qu’on fait n’atterrisse sur Instagram.

Aller en club sans devoir montrer en permanence qu’on y va.

Dans une interview, le patron du club Sage, Sascha Disselkamp, dit regretter le Berlin des 80′, le Berlin d’avant la chute du mur. Qu’à cette époque-là la ville était plus authentique et qu’aujourd’hui, on dirait que certains quartiers sont faux et globalement, tout est moins spontané. On sait que Berlin est victime de son succès. Mais toi, qu’en penses-tu ? 

Sascha dit quelque chose de très humain. Il a presque 50 ans, alors il raconte une époque passée pendant laquelle il a découvert des choses, vécu des expériences marquantes, il a habité dans des squats, bref, il a été jeune dans une ville bouillonnante. Mais tu peux tout de même vivre des choses fortes à Berlin aujourd’hui, en étant jeune. En revanche il est vrai qu’on a plus d’enjeux qu’avant.

Les tourisme de club a instauré une pression économique sans précédents.

Il y a beaucoup de gens, mais on ne sait pas ce qu’ils font là : ils ne comprennent pas la communauté, le côté intimiste d’une soirée.

Une anecdote : une amie a organisé une soirée dans un endroit paumé dans Berlin. Elle s’attendait à avoir peu de monde. Et soudainement, la salle a été remplie de gens improbables : elle était contente pour les entrées mais elle se demandait pourquoi autant de touristes étaient venus à son événement. Ils n’avaient pas l’air de kiffer la musique spécialement. La réponse était simple : son truc avait été relayé par Resident Advisor et était indiqué comme l’une des meilleures soirées du jour.

Queue devant le Berghain

Peux-tu nous parler un peu de ton projet Creative Footprint ? 

L’idée avec cette initiative est de fournir une cartographie des meilleurs clubs et soirées d’une ville en fonction des lieux et des contenus. Sur une échelle de 10, Berlin est très bien placée, elle est à 8.2. Cela nous sert pour envisager le changement de manière positive. En créant cet index nous pouvons comparer avec d’autres villes mais aussi avec des périodes passées où on était peut-être meilleurs. Il s’agit après d’approfondir les chiffres pour comprendre dans quelles zones il faut intervenir, investir, pour créer un changement positif. Prochaines étapes Détroit, Los Angeles, Tokyo… en fonction des financements alloués.

Comment vous réagissez ici par rapport aux free parties ? Aux événements « illégaux » ? 

Aller à un événement parce que c’est illégal c’est une manière de mettre la musique et l’art en deuxième plan. C’est un truc d’adolescent, quand tu as 18 ans et que tu veux ressentir des vibrations rebelles.

L’illégalité n’est pas un gage de créativité.

Une dernière question, il semblerait qu’une autoroute sera construite dans Berlin qui pourrait déterminer la fermeture de plusieurs clubs historiques, comme le Wilde Renate et le About Blank. Qu’en penses-tu ? 

Oui c’est l’extension d’une route qui existe déjà. L’argent a déjà été alloué à la ville de Berlin par le gouvernement fédéral, mais comme nous avons un gouvernement plutôt de gauche, ce projet a été mis de côté. Néanmoins, ce n’est qu’une question de temps : probablement quand il y aura un gouvernement plus conservateur, ça se fera. Et ces clubs, malheureusement, sauteront malgré toutes les manifestations qu’on a pu faire. Rendez-vous dans trois ans aux prochaines élections !

Traduit de l’anglais

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