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Jardin. Une volonté d’être étranger au genre

Jardin. Une volonté d’être étranger au genre

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Une jouissance exaltante et neuf titres tous plus riches les uns que les autres, c’est ce que nous offre Jardin avec son nouveau disque Épée. Savant mélange d’influences hip-hop, d’expérimentations électroniques, de sombre noise et d’une bonne dose d’énergie punk, l’album est une histoire en soi. On y navigue avec une violence jouissive, on se laisse porter de textes assénés sans pincettes au répit de douces voix féminines. Impossible de laisser son cerveau à l’entrée tant le voyage est éclatant, tant le bruit y est généreux. On y voit le chemin parcouru avec aisance : Jardin est passé du rap et des expérimentations à un objet complet, cohérent, où se mêlent toutes ses influences. Porté par un souffle rayonnant dans l’obscurité, il capture une époque, une respiration, avec une simplicité qui n’ôte pas la beauté et l’intelligence du disque. Rencontre avec celui qui cultive nos oreilles.

Manifesto XXI : Ton site, qui n’est pas terminé, s’appelle « With no future everything is possible », ce qui est plutôt punk ; et tu te réfères beaucoup au rap : qu’est-ce qui t’attire dans tout ça et qu’est-ce qui les lie ?

Jardin : Ce sont des courants qui viennent des marges de la société. Ils émergent du même territoire social, et j’ai été là-dedans assez tôt. Au départ c’était plutôt le rap, par ma mère j’ai un gros passif punk, c’est son énergie. Elle était de celles qui accompagnaient des femmes faire leurs avortements en Hollande. Elle m’emmenait dans les squats très jeunes, dans de la contre-culture musicale. C’est aussi elle qui m’a fait écouter du rap donc pour moi ça se rejoint. Quand je faisais du rap ce qui m’intéressait c’était de pouvoir dire des choses, dessiner des positions, dessiner le langage. J’ai découvert le punk plus tard et j’y ai vu une énergie plus physique. Il y a le cri, et avec le cri il y a les statements beaucoup plus condensés que dans le rap, qu’on retrouve aussi dans la dance. Mais au fond dans le rap il y a aussi un souffle continu, et finalement c’est une forme de cri.

Pourquoi ce besoin du cri ?

À un moment donné je trouvais qu’il y avait beaucoup de mots et on s’y perdait. Adolescent, j’écrivais beaucoup et finalement ça tournait en rond, je me reconnaissais plus dans ce qui se disait dans le rap. Même dans l’abstract ça me gonflait. Aujourd’hui il y a très peu d’artistes qui échappent à la misogynie, au racisme, à l’homophobie et à l’ultra-capitalisme.

Je pense que j’étais marqué par une énergie assez punk et une volonté d’indépendance, de s’émanciper de quelque chose, du ghetto, de s’arracher d’un rejet social.

Le cri, je l’ai découvert en écoutant d’autres choses. Le gros coup de pression ça a été Ian Curtis et pourtant il n’y a pas tant de cris que ça, ce sont des textes assez courts mais très incarnés. Je trouve qu’il y a une énergie qui passe de manière plus directe, qui vient au corps et c’est quelque chose que j’avais pas, je savais pas crier. J’avais besoin que ça se connecte au corps.

Tu recherchais une forme de minimalisme ?

C’est ce que j’ai cherché. Quelque chose qui faisait moins d’aller-retour, et où moi je me perdais moins. C’était une pratique assez jeune et compulsive de faire de la musique tous les jours, d’écrire des textes. Tu es prisonnier de ton propre mécanisme. Quelque part sur Jardin, je change de genre pour remettre en question ma manière de faire mais le fond reste le même, il y a toujours des énergies, des idées et des esthétiques communes.

C’est l’idée de s’affranchir des styles, mais de garder des intentions, des couleurs et des incarnations.

Épée reflète une certaine forme de violence. Quel est ton rapport à celle-ci ?

Toute cette énergie punk que je pense avoir est encore beaucoup nourrie par de la colère et une des premières expressions de la colère c’est quand même la violence. Mais c’est pas uniquement ce à quoi j’aspire. Il n’y a pas que la colère qui peut être violente, il peut y avoir aussi la joie, le plaisir, de par sa fulgurance, sa puissance. Je pense qu’il y a un mélange de tout ça. Quand je fais de la musique, il y a une volonté d’enlever des couches, des filtres, de partager quelque chose d’assez brut. Dans un monde si connecté, on est finalement tous hyper isolés les uns des autres, on n’arrive plus à partager nos émotions, et au final ces émotions, j’ai envie qu’elles soient directes.

De ce disque ressort aussi un peu l’idée de se vider totalement la tête, ce qui peut paraître très d’époque.

Ça peut vraiment être reçu comme un déversement d’énergie, mais plusieurs morceaux de ce troisième album y échappent cependant.

La fête est un endroit très politique, et surement un des derniers, qui est aussi investi, où on peut se rencontrer.

Cette fête dans laquelle on vient déverser son énergie, ça reste un sas de décompression dans la vie, dans la joie, dans le cri, dans la danse. La fête reste un endroit fort dans lequel on vient décompresser mais c’est aussi un liant social qu’on ne trouve plus ailleurs. Ma musique s’est construite à Bordeaux dans des petits espaces très politisés comme le Café Pompier, dans les raves parties, dans les squats ou des lieux associatifs qui apparaissent et disparaissent, où tous les milieux se mélangent. C’est ce qui a fait ma pratique de la musique. On se vide la tête parce qu’au fond c’est quelque chose qu’on recherche, mais on ne recherche pas que ça. C’est pas le club à neuneus. C’est un espace de construction et de liberté.

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Crédits photo : Guillaume Hery / Styling : Juan Corrales

Pour revenir sur l’album, pourquoi « Épée » ?

Il s’appelle Épée parce que ça vient d’une punchline de Kaaris qui dit « Tous ces pédés je leur ouvre le front à l’épée ». Pour être tout à fait honnête j’adore ce morceau, il est hyper bien écrit, c’est extrêmement sombre. Il m’a marqué par sa plume polar noir, par l’univers, la manière dont il pose les choses, c’est vraiment cinglant. Je l’aime vraiment beaucoup et je supporte pas d’entendre ça au milieu. J’arrive plus à écouter ce morceau, comme une quantité d’autres morceaux dans le rap de manière général. Mais j’en ai retenu la puissance du geste, de cette « épée », et puis les cris autour d’une obscure accapella enregistrée sur Skyrock.

En renversant cette « épée », je fais mon retournement performatif à moi, tout en restant assez poétique. C’est juste un geste, une image. Le morceau du disque est un edit avec des extraits de live (dont un à Bordeaux), tu entends des hurlements « ÉPÉE » qui sont faits sur scène. J’ai pensé ce track comme une sorte de commentaire sur le rap.

Il y a une scène rap que tu vois émerger, que tu trouves intéressante et qui sort de tous ces écueils ?

J’ai ma pote Sentimental Rave qui m’a fait découvrir 700 Bliss, des new yorkaises bien queer. Avec mes amies, on écoute beaucoup Contessa Stuto aka Cunt Mafia. J’adore Myss Keta. On aime aussi beaucoup Shay. Après par exemple pour Shay et Suka, ça reste un rap assez masculin, viriliste. Dans la même veine il y a Liza Monet. Ses anciens sons étaient beaucoup plus déviants mais elle les a supprimés, sûrement parce que c’était trop déviant. Je regrette qu’elle les ait supprimés mais ça dit tellement de ce qu’elle essaye de construire.

David Blot sur Nova me demandait « Est-ce qu’ils y croient vraiment ? » C’est aussi ce que je veux soulever, on a tellement de choses et de rêves à défendre, de trucs à dire.

On a autant de moyens : le rap c’est de la pop aujourd’hui.

Au fond c’est aussi pour ça que j’y suis revenu : dans ma colère un peu virulente, je voulais revenir à quelque chose de plus populaire, où j’essaye d’ouvrir mon discours à un public plus large parce que faire de la musique expérimentale pour un public niché, je touche juste mes amis et mes amis pensent déjà comme moi. Le but c’est que nos idées voyagent dans d’autres cercles.

Tu penses quoi de ces « rappeurs de sentiments » actuels complètement dépolitisés ?

J’écoute pas du tout, parce qu’en plus je trouve qu’il y a des morceaux hyper discutables, par rapport au sexisme entre autre, donc c’est encore politisé. C’est juste un rap de bourgeois. C’est l’écho que ça me fait. Et du coup j’ai le sentiment que ça a perdu le peu de choses que j’aime énormément dans cette musique : des gens qui s’émancipent et qui te donnent la force de le faire aussi.

Finalement, c’est beaucoup plus complexe qu’une simple misogynie dans le rap, il y a de multiples rapports de force qui se jouent.

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Il y a eu pas mal d’émissions de radio récemment sur la déconstruction de la virilité, qui est pour moi très nécessaire dans le post-féminisme. Comme par hasard c’est souvent des femmes qui le portent mais c’est hyper important. Au fond humblement j’essaye de me positionner par rapport à ça.

J’entendais un discours d’Olivia Gazalé qui a écrit Le mythe de la virilité et elle disait « De toute façon, dans ce rapport à la virilité, il y a toujours quelque chose à dominer » – de mémoire.

On a toujours quelque chose ou quelqu’un à dominer dans le système de la masculinité. Donc on domine un groupe social, que ça soit les femmes, les noirs, les arabes, les homosexuels, les gouines… Mais on domine aussi ses émotions, en montrant qu’on est toujours en contrôle.

C’est très intéressant, on est dans un monde où il faut tout contrôler, tout dominer.

C’est l’idée du lâcher prise qui t’intéresse.

On revient à cette question du cri, de la fête, de la festivité, des émotions. On est là pour partager de l’amour, des énergies entre les individus. Quand tu vois en plein milieu de l’hiver dans les rues de Bruxelles ou Paris des jeunes immigrés, et leur regard : comment tu peux tenir un discours d’exclusion et de racisme, quand tu vois l’émotion qui voyage entre toi et l’autre ? Si tu vois pas c’est que t’es fermé, que tu veux plus partager tes émotions, que t’es en train d’anéantir ta vie. C’est mortifère comme énergie.

Pour toi, il faut ressentir toutes les émotions, même négatives.

C’est hyper sain de communiquer sur ça.

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Crédits photo : Guillaume Hery / Styling : Juan Corrales

Et tout ça se reflète dans cet album, qui est extrêmement varié.

Pour moi la vie est un mouvement, la vie s’improvise. J’apprends la musique électronique, j’achète mon premier synthé, un ASR10, au moment où je fais du rap. Je recoupe tout ça plus tard mais je suis un mouvement, je fais des rencontres, je partage.

Au fond on revient à la déconstruction de la binarité : on est pas une chose simple, on est en mouvement, on est multiples. On doit exprimer cette complexité-là et ça passe par s’affranchir des genres.

J’étais tombé sur le terme de xénogenre qui est un terme qui marche bien pour la musique que je fais, une volonté d’être étranger au genre, et ce qui reste c’est ce que tu es. Ça se fait tout seul, à partir du moment où je suis honnête avec ce que je fais. Je fais des albums sur trois ans parce que ça m’intéresse de réunir un mouvement un peu large.

C’est le reflet d’une époque.

Sur cet album, il y a des jams que j’ai sur mes disques durs depuis trois ans et sur lesquels j’ai enregistré des voix l’année dernière. Ils sont restés, j’avais envie de les finir. Sur la mixtape précédente Post-Capitalist Desires, j’avais envie de construire un disque comme je construis un mix, avec toutes les couleurs qui m’inspirent, un peu noise, un peu rnb, un peu house, techno indus, mélanger tout ça, trouver un lien. Et à la fin il y a ce troisième disque qui a toujours une diversité mais qui est plus homogène dans sa construction, plus riche et complexe dans les sonorités. Malgré des styles très différents, le liant de tout ça reste le fond.

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