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Daniel Nicoletta, photographe militant aux côtés d’Harvey Milk. Interview

Daniel Nicoletta, photographe militant aux côtés d’Harvey Milk. Interview

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Une scène artistique bouillonnante, des drag queens and kings, l’essor de la lutte contre le SIDA et le courage de quelque premiers défenseurs du mariage gay… Daniel Nicoletta, photojournaliste américain et militant, répertorie pour la première fois ses plus puissantes images qui nous plongent dans l’euphorie et le chaos du San Francisco des 70s au sein d’un livre édité par Reel Art Press, LGBT San Francisco. Daniel Nicoletta Photographs sorti en juillet 2017.

Danny’s photos are a treasured artistic record of the people who initiated a movement from within their own neighborhood and this work links that exuberant time to the larger history of LGBT people. This book is a very welcome addition to our enduring collective memory.

– Gus Van Sant

Pour Daniel, tout a commencé dans le Castro, quartier situé au cœur de la ville de San Francisco.

Traditionnellement occupé par une communauté irlandaise catholique, le Castro connaît une nouvelle vie lorsque qu’un dénommé Harvey Milk, s’y installe en 1972 avec son compagnon Scott Smith, comme beaucoup d’autres homosexuels échappant à l’oppression.

Ils y ouvrent un magasin de photos, Castro Camera qui deviendra le QG de campagne à partir de 1972. Face à l’oppression et aux insultes, il décide de réagir et de faire entendre la voix d’individus considérés comme dégénérés et dangereux pour la société américaine.

Harvey Milk shares the daily comic strip with friend Denton Smit
Harvey Milk shares the daily comic strip with friend Denton Smith
Spring 1976, ©Daniel Nicoletta

Les campagnes municipales de 1973 et 75 sont un échec, mais en 1977, Harvey devient enfin supervisor (l’équivalent d’un maire d’arrondissement) de San Francisco. Malgré son assassinat tragique un an plus tard, Harvey Milk inspire, insuffle de l’espoir et reste un modèle aujourd’hui.

Daniel n’a que 19 ans lorsqu’il débarque au Castro en 74. Passionné par la photographie, il rencontre Harvey dans son magasin et se joint à la lutte. La grande majorité des archives photographiques de cette époque viennent de lui, y compris les plus beaux portraits d’Harvey. Des sources qui se sont avérées précieuses pour Gus Van Sant lors de la réalisation de Milk, film retraçant la vie du militant et de ses plus proches fidèles.

Nous avons rencontré Daniel Nicoletta pour parler de son livre, d’Harvey Milk, mais aussi de l’évolution de San Francisco et du mouvement pour la lutte des droits LGBT dans le monde.

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Harvey Milk’s Victory Celebration at his Castro Street Camera Store, November 8, 1977 ©Daniel Nicoletta

Manifesto XXI – Pourquoi sortir le livre seulement maintenant ?

Je voulais attendre de pouvoir me concentrer sur le livre uniquement. Depuis quarante ans, j’étais beaucoup plus focalisé sur le fait de prendre des photos que de publier un livre. J’ai déménagé dans l’Oregon, qui a un côté plus monacal, le temps était venu de comprendre ce que toutes ces photos voulaient dire.

Quelle est la photo qui vous a le plus ému quand on connaît votre parcours et les expériences que vous avez surmontées ?

Ce livre est extrêmement poignant pour moi par la poésie qui se dégage en parcourant les pages. Des choses se connectent alors qu’elles n’étaient pas forcément destinées à l’être. Les images du mouvement pour les droits LGBT sont représentées de façon plus lyrique.

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« Castro Street Fair 1976 » ©Daniel Nicoletta

Quelles connections avez-vous établi en reparcourant tous ces moments ?

C’est Tony Nourmand qui a édité ce livre et certaines des connections sont ressorties de son travail. Il est génial et j’ai eu le luxe de profiter de son expérience d’éditeur. Il assemble les choses de manière inédite et ça crée de la surprise.

J’ai toujours aimé les livres donc je comprends comment un livre fonctionne mais là j’ai vu mon propre travail. C’est vraiment gratifiant.

Par exemple, il y a ces deux pages, à gauche il y a une amie drag queen, Phatima, avec des lignes sur le visage, elle ressemble presque à une extraterrestre et elle a un bâton dans la main. Tony a décidé de la mettre à côté de quelqu’un qui porte un costume de Star Trek. Il voulait vraiment les réunir alors il a redimensionné les visages pour qu’ils soient de la même taille. C’est un hommage aux portraits, et on dirait que les deux personnes viennent d’une autre planète, c’est vraiment cool.

Vous êtes arrivé dans le quartier du Castro à 20 ans ?

Je suis né en décembre 1954 et j’ai emménagé là-bas en août 1974, donc j’avais 19 ans.

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Daniel Nicoletta working at Castro Camera, 1976. Courtesy of the Harvey Milk/Scott Smith Collection at the James C. Hormel Gay and lesbian Studies Center, San Francisco Library.

Comment a réagi votre entourage quand vous avez emménagé là-bas?  

Je suis arrivé en Californie d’Utica, New York, là où j’ai grandi. Je suis allé à San Francisco pour l’université, c’était plus sûr que de juste m’installer là-bas tout seul. J’ai eu de la chance, c’était sûrement la façon la plus simple de vivre. J’étais encore très naïf. Je me suis fait des amis à Oakland, l’un d’eux nous a dit « Pourquoi on ne déménagerait pas dans le Castro ? ». Il y avait plein de bars et restaurants gays et lesbiens, et une grande partie de la communauté gay y était installée. C’était plutôt leur plan, j’ai suivi. En arrivant là-bas, je n’étais pas encore ouvertement gay, ce fût une grande découverte pour moi. On était en train de créer un monde plus sûr pour la communauté LGBT. Castro Street était devenue mon Université.

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Castro Street Fair, 1975, San Francisco, moving art piece by Violet Ray ©Daniel Nicoletta

Êtes-vous toujours en contact avec les gens que vous y avez connu ?

Oui, beaucoup sont encore en vie et nous sommes comme une grande famille. Le fait d’avoir un film dépeignant nos vies a renforcé la connexion que nous avions. Je suis encore très proche d’Anne Kronenberg, je l’ai toujours été. Il y a comme une connexion métaphysique défiant la gravité qui lie ceux qui ont vécu l’assassinat d’Harvey.

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©Daniel Nicoletta

À quel point le Castro a changé selon vous et de quelle façon ?

San Francisco a créé des modèles pour un mouvement social plus large, il a posé certaines bases dans la façon de mener un activisme.

Beaucoup de militants sont toujours là d’une façon ou d’une autre, ils militent comme ils l’ont toujours fait, beaucoup ne peuvent plus être là physiquement parce qu’ils n’ont pas les moyens d’y habiter, et méprisent le nouvel esprit économique de la ville.

Cette année, la ville devrait être particulièrement active en réponse aux mouvements extrêmes et racistes vifs aux États-Unis. Les militants sont toujours là mais ils sont souvent très faibles financièrement. Ils continuent de travailler très dur pour résister mais la situation économique est stressante.

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©Daniel Nicoletta

Les prix augmentent, beaucoup de personnes déménagent à Oakland parce que c’est moins cher. La gentrification est très forte, surtout depuis l’implantation de la Silicon Valley…

Il faut d’abord se rappeler que la gentrification a commencé dans les années 70, c’est une des choses que la contre-culture doit accepter. Je pense que nous (la contre-culture) avons été la première vague de gentrification parce que nous avons déménagé dans ces quartiers pauvres. Et après l’immobilier s’en est mêlé en se conduisant comme un prédateur et maintenant, certains sont plus privilégiés que d’autres.

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Pour moi, peu importe qui vous êtes, en arrivant dans un nouvel environnement, il faut tâcher de faire attention et d’être respectueux. A Oakland, ce n’est pas différent. Avant c’était un quartier principalement afro-américain. Il y a aujourd’hui une pression économique et politique de plus en plus grande. Certains politiciens essaient de faire en sorte de compenser les inégalités et de faire attention à leur empreinte mais la situation sociale est vraiment fragile. Le fait de « coloniser un territoire » est extrêmement questionné par la société actuelle.

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« Scout, Castro Street, 2015 » ©Daniel Nicoletta

Vous pensez que nous sommes dans une période de régression des droits pour la communauté LGBTQ ?  

D’un point de vue psychologique, pas du tout. Nous sommes fiers et sans peur pour la première fois. Quand on regarde la diversité du mouvement en lui-même, oui, je comprends pourquoi on peut avoir le sentiment d’une régression. Je suis à Madrid en ce moment, à la World LGBT Pride Madrid, une sorte de grande fête autour de la photographie. C’est bien d’être dans un autre pays, d’avoir une nouvelle perspective. Une partie de moi aurait souhaité que l’événement soit plus politisé. Je pense que maintenant, les gens doivent réfléchir à une façon de contribuer plus globalement pour faire évoluer la cause mondiale. Il faut des droits pour les LGBT partout dans le monde maintenant. Il y a encore un gros travail à faire dans des endroits comme l’Uganda ou l’Irak, où des personnes LGBT sont encore terrorisées voire tuées.

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©Daniel Nicoletta

Comment avez-vous réagi la première fois que vous avez vu le film Milk ?

J’ai d’abord réalisé que je n’avais pas entièrement fait le deuil de mon ami Harvey Milk. C’était étrange parce que j’avais accidentellement vu un extrait du film avant sa sortie. Cela faisait partie du processus pour approuver nos interviews pour les bonus du DVD. j’étais assis, seul, à la maison, je regardais mon ordinateur. Il y avait quelque chose de fort dans le fait de regarder nos vies dans un film, ça m’a touché et je pense que le processus de deuil de mon ami a réellement été enclenché à ce moment-là. J’étais assis là et j’étais devenu soudain une fontaine de deuil.

Quelques jours plus tard, j’ai envoyé à un ami : “Je ne réalise pas à quel point cette chose m’affecte”. Quelques semaines après, la première était prévue à San Francisco, au fameux Castro Theatre. À cause de ce qui m’était arrivé, la production a réalisé « Mon Dieu, on est en train de demander à nos principales sources de venir voir un film dans un cinéma bondé. Ils le verront pour la première fois et aucun d’entre eux ne sera capable de parler. » Du coup, Gus Van Sant a organisé une projection spéciale pour nous laisser quelques jours et c’était bien car c’était profondément touchant. Si je l’avais vu pour la première fois à la première au cinéma, j’aurais été vraiment bouleversé.

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Lucas Grabeel, Gus Van Sant, Daniel Nicoletta, photo courtesy of Scott Green/Focus Features Inc.

Ça a dû être très perturbant de vous voir, vous-même, à l’écran, avez-vous parlé avec l’acteur qui jouait votre rôle ?

Par pure coïncidence, j’ai pu rencontrer Lucas Grabeel assez vite pendant le tournage. C’est un homme formidable et bienveillant. La majorité des acteurs avec qui on a pu parler ne voulait pas de conseils. On savait qu’il ne fallait pas essayer de les diriger, ils voulaient travailler leur propre version. Le script était déjà écrit, on ne pouvait pas vraiment changer les choses. Tout le monde veut savoir comment c’était de travailler avec les acteurs sur Milk et je dirais que pour moi c’était très agréable. Les films de Gus font très attention à leurs sources et c’est très agréable.

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©Daniel Nicoletta

Que retenez-vous d’abord de votre amitié et de votre combat avec Harvey Milk ?

Ce que j’ai appris de mon amitié avec Harvey Milk c’est qu’il faut essayer d’impulser un sentiment d’espoir au monde. L’un de ses discours « The Hope speech » est très connu pour cela. Il parle du fait de donner espoir aux jeunes. Dans les années 60 et 70, les gens n’avaient souvent pas d’espoir, la société était très cruelle envers nous, beaucoup se sont suicidés. Il a vraiment amené l’idée d’espoir à un tout nouveau niveau. Ce que j’ai compris récemment, c’est que l’espoir est merveilleux mais aussi très abstrait. Il peut aider à se sentir mieux mais comme l’a dit Grace Paley « La seule caractéristique visible de l’espoir est l’action ». Si Harvey était encore en vie aujourd’hui, il serait émerveillé par la citation de Paley. Je pense que tout le monde doit maintenant s’impliquer et agir.

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LGBT San Francisco. Daniel Nicoletta Photography, Reel Art Press ©Daniel Nicoletta

Reel Art Press

Daniel Nicoletta

GLBT History Museum

Aide à la traduction : Nina Pareja

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