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Que cherche Terrence Malick ?

Que cherche Terrence Malick ?

Terrence Malick Christian Bale

Le mystère qui entoure Terrence Malick est vaste. Après plus de quarante années de carrière striées d’inconnu, le réalisateur le plus fantasmé de l’époque brille encore par son absence de tout circuit médiatique, tandis que ses derniers films perdent de leur éloquence dans un langage si novateur jusqu’alors.

 

L’ABSENCE ET L’ADULATION

 

Depuis son premier film La Balade sauvage sorti en 1973 sur les écrans américains, Terrence Malick s’est toujours défait de toute étiquette, s’isolant de toute mouvance ou groupe, fuyant maladivement toute exposition médiatique. Les années 70 voyaient apparaître le Nouvel Hollywood, Scorsese, Coppola, Spielberg, De Palma et leur modernité sans tabou ; Malick lui ne fut jamais comme ses semblables un boulimique de cinéma, autant consommateur que producteur, il fit d’abord des études de philosophie, tomba presque par hasard sur le cinéma.

Martin Sheen et Sissi Spacek furent révélés dans ce premier film comme un reflet de Warren Beatty et Faye Dunaway de Bonnie and Clyde (1967), contemplatif et sans la passion brûlante d’un couple, mais où déjà certains motifs distinctifs apparaissent : la voix off du personnage féminin s’observant elle-même, la nature, l’Amérique, le paradis perdu. Malick y fait un caméo à la cinquante-neuvième minute, presque un pied de nez à tous ceux qui trois décennies plus tard s’échineront à cerner le personnage.

La balade sauvage Terrence Malick
La Balade sauvage

Après Les Moissons du ciel en 1978, chef-d’œuvre intemporel tourné à l’heure bleue, il cessera simplement de réaliser pendant vingt ans, insoucieux de laisser sa reconnaissance critique et publique retomber, chose probablement due à ce qui fut un conflit de production pour son second opus. Les retards s’accumulaient par son perfectionnisme, les acteurs se plaignaient de lui et de sa propension à « filmer les oiseaux plutôt que ses comédiens », mais la question doit aussi être abordée du point de vue de l’homme qui ne vit jamais la caméra comme un moyen de gagner sa vie. S’il filmait, c’était justement par nécessité, parce que justement il trouvait une fonction dans la création d’un langage cinématographique. Ses projets furent souvent l’aboutissement d’années de production, de mois de montage, longs accouchements de projets forcément marqués de l’implication totale du créateur.

S’il jouit d’une immense popularité, c’est peut-être aussi justement par ce vide encyclopédique sur la vie d’un artiste, d’une célébrité qui refuse le concept même de célébrité, et qui ainsi la redéfinit. Personne ne sait vraiment grand-chose sur sa vie, laissant son image publique être façonnée par toutes les rumeurs et théories d’adorateurs, tandis que lui a refusé toute interview depuis 1975 et impose par contrat la non-diffusion de son image à chaque sortie d’un de ses films – le lieu même de sa naissance est controversé, entre Illinois et Texas. Il accepte les récompenses, ou ne les refuse pas, ou plutôt personne n’en a vraiment idée, car il ne se rend jamais aux cérémonies. Il fit en 2011 une brève apparition à la présentation à Cannes de The Tree of Life à peine terminé, puis en sortit discrètement, à son image, absent quand Robert de Niro et le jury lui décerneront la Palme d’Or quelques jours plus tard.

De 1978 à son opus suivant, La Ligne rouge, on lui attribuera quelques longs voyages notamment au Népal, en Europe et un retour à ses racines assyriennes, un mariage avec une Française en Provence, quelques collaborations de ghost writer à des films oubliés, une adaptation avortée de l’histoire de John Merrick concurrente à l’Elephant Man de David Lynch, un poste de petit coiffeur à Paris et quelques morts ou suicides présumés. L’homme resta discret tandis qu’il passait aux yeux de tous d’un statut de surdoué à celui d’une vraie légende, d’un rêve cinéphilique trop vite terminé.

Les Moissons du Ciel Terrence Malick
Les Moissons du ciel

Le projet de La Ligne rouge est évoqué dès 1992, mais c’est en 1998 que Malick présente sa reconstitution de la bataille de Guadalcanal dans son seul réel film de genre. Ce n’est pas la guerre qu’il filme, ce sont plutôt les hommes dans la guerre, au casting des plus impressionnants : Penn, Brody, Caviezel (le Jésus de La Passion du Christ de Mel Gibson), Clooney, Nolte, Harrelson, Travolta, C. Reilly, et d’autres encore. Ce seront huit voix off de protagonistes à l’écran qui traversent le film, trouvant une unité à cette humanité qui se déchire, se regardant elles-mêmes, pensant l’amour, la nature, les paradis perdus et Dieu ; thèmes précisément qui définissent les obsessions de Malick, portées à l’écran de manière plus présente depuis. Toute son œuvre se fera toujours réflexion plutôt que narration, et même si Le Nouveau monde reprend en 2005 l’histoire sur-référencée de Pocahontas, c’est une vision de l’harmonie, de l’amour et de la nature qui recouvre le simple cliché de l’idylle impossible. Ses longues contemplations à l’écran sont des expériences sensorielles qui s’adressent à l’homme, à ses cœur et âme.  

La Ligne Rouge
La Ligne rouge

S’il est fantasmé et adulé de tant de cinéphiles, c’est aussi qu’il est une signature distinctive devenue une influence majeure. Son utilisation de la steadycam, surtout depuis La Ligne rouge, rend une image en apesanteur, tournant autour des personnages, virevoltant dans la nature et ses instants fugaces, proposant au spectateur sa chorégraphie du spontané. C’est sans doute le plus grand réalisateur dans la photographie de la nature, sans chercher à la fixer, mais à rétablir un élan harmonieux avec elle. Il a redéfini la conception même de la scène, quand sa caméra dans ses mouvements de caméra n’avait plus ni début ni fin, mais un déplacement liquide à toutes les échelles. Il réunit un sujet et un art : nature et cinéma ; il ne suit pas les acteurs, mais les inscrit dans un monde rétabli à l’écran. Chaque film est le résultat de centaines d’heures de rushes, il va redonner toute sa force au réalisateur-créateur qui au montage refaçonne l’univers qu’il propose à voir, au détriment des acteurs qui ne sont plus les piliers d’une intrigue forte, mais les éléments d’une œuvre qui peut se faire non-narrative – le personnage d’Adrian Brody était initialement destiné à être le héros de La Ligne rouge et devint secondaire au détriment de celui de Jim Caviezel, Jessica Chastain fut coupée au montage d’À la merveille, tandis que de nombreux comédiens se plaignaient de voir Malick s’affranchir du scénario sur les plateaux, de rester évasif quant à ce que devaient être les personnages. Il en résulte une expérience tout à fait unique, qui reproduit la vie plutôt que de raconter une histoire. Marc Cerisuelo écrivait dans Positif en février 2006 : « Ce n’est plus chez Malick le récit qui ordonne le monde, mais c’est bel et bien le monde […] qui ordonne, prête sens et configure une réalité dont les hommes et le langage humain ne sont que des ‘morceaux choisis’. » C’est un réalisateur qui attend l’événement que la nature lui offre, plutôt que de forcer un quelconque phénomène, il se met à l’écoute et patiente – peut-on réellement dresser un papillon pour qu’il se pose sur la main d’un acteur ? Emmanuel Lubezki lui-même, chef opérateur de Malick depuis The Tree of Life, décrivait sa méthode de travail sur ce film : « On est comme des pêcheurs, on lance et on relance l’hameçon, et d’un seul coup, hop ! On attrape quelque chose. »

The Tree of Life 1 Terrence Malick

The Tree of Life Terrence Malick

The Tree of Life Terrence Malick
The Tree of Life

Certains s’en inspirent, d’autres s’en réclament1. Dans le cas d’Iñárritu (avec l’aide de Lubezki), Birdman pouvait être un clin d’œil, The Revenant fut carrément une allégeance (ou un plagiat stylistique, fade et prétentieux, je laisse chacun décider en revoyant Le Nouveau monde).

 

L’ABSOLU, LA RETENUE ET L’AVENIR

Voir Aussi

 

The Tree of Life en 2011 marqua son film le plus ambitieux, le plus grand dans la combinaison de l’intime et du transcendant, le plus métaphysique et le plus personnel.

C’est dans cet opus que l’on voit la vie naître, que l’on retrouve l’universel dans ce qu’il y a de plus intime – la famille, l’enfance, l’amour maternel et fraternel ; par sa vision presque panthéiste, Malick se permet d’y faire se succéder la mort d’un fils et la création de l’univers.

Ce film constitue un tournant dans sa carrière, à partir duquel le récit sera davantage question et contemplation ; son cinéma se fait métaphysique, hanté d’existentiel, osant demander ce qu’est le Beau, la Grâce, l’Origine. C’est un projet de très longue date, d’abord énigmatiquement nommé Q, qui fut d’ailleurs en chantier dès Les Moissons du ciel. Malick avait acquis la confiance de grands producteurs et put aller justement capter la beauté là où elle se trouvait, aux quatre coins de la planète. Ce film est le paroxysme de la contemplation, la réunion de la beauté et de la finesse dans les rapports intimes ; il y eut aussi l’après Arbre de vie.

Peu après sa sortie, un autre projet était déjà annoncé, puis un deuxième plus brumeux encore. Les annonces déconcertaient, au souvenir de celui qui en quarante ans n’avait laissé que cinq films. À la merveille et Knight of Cups sortiront en 2012 et 2015, et effectivement détonnent parce qu’ils ne semblent plus apporter ce qui faisait le lot commun de chacune des précédentes sorties : la beauté plastique y est, mais l’absolu cinématographique, la vision de l’homme y apparaissent affadis. Malick semble auto-parodier son propre style, À la merveille détonne comme une lamentation pénible et lasse (observez la présence absente d’Affleck), Knight of Cups n’essaie plus vraiment d’imposer cette idée si particulière du cinéma. Malick s’est fait plus mystique après Le Nouveau monde, il est ici presque naïf dans sa conception des rapports humains, comme prisonnier de ce qu’il aurait édifié, déroutant dans un trop-plein évanescent.

Naturellement, personne ne pourra s’attendre à ce que le principal intéressé éclaircisse ses intentions et le sens de sa démarche. Cependant, il crée encore l’attente aujourd’hui par l’attente de deux nouveaux projets, Weightless, mais surtout Voyage of Time, dérivé lui aussi du projet Q, qui se voudrait presque selon le synopsis comme la version documentaire de cette longue scène de cosmogonie de The Tree of Life : « Voyage of Time est une célébration de l’univers, reprenant l’ensemble du temps, de la naissance de l’univers à son effondrement final. » De quoi être impatient donc, au vu de ce que l’homme fit non quand il filmait, mais quand il prit la caméra comme médium de pensée, d’une réflexion sur le monde qui l’entoure aux obsessions des origines de la vie.

1https://vimeo.com/144447762 – une compilation non exhaustive des références modernes à l’œuvre du cinéaste

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