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3 Billboards : Vous reprendrez bien un peu de violence policière ?

3 Billboards : Vous reprendrez bien un peu de violence policière ?

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Spoiler alert : il est fortement conseillé d’avoir vu 3 Billboards : Les panneaux de la vengeance avant de lire cet article, qui est une analyse du film d’un point de vue politique et non une critique de sa qualité cinématographique.

On l’attendait, celui-ci. Le film à Oscars par excellence : un pitch alléchant, un pote des frères Coen à la barre et surtout, surtout, Frances McDormand. Frances McDormand, sa gueule implacable et ses rides. Frances McDormand en mère assoiffée de vengeance, dont la fille a été violée pendant qu’on l’assassinait, dans l’indifférence générale. Et qui décide de secouer sévèrement la police du coin, plus occupée à tabasser des Noirs qu’à faire avancer l’enquête, en placardant trois panneaux accusateurs à la sortie de la ville.

Nique la police (mais pas trop)

3 Billboards : Les panneaux de la vengeance débute sur un postulat intéressant, qui ne fera que rendre plus difficile à avaler le marasme idéologique dans lequel il s’enfoncera au fil de sa narration. Près d’un an après le viol et le meurtre de sa fille Angela, Mildred Hayes (Frances McDormand), constatant que l’enquête n’avance pas d’un pouce, fait installer trois grands panneaux à la sortie de la ville d’Ebbing (Missouri). Sur ces derniers, on peut lire le message suivant « RAPED WHILE DYING », « AND STILL NO ARRESTS? » et « HOW COME, CHIEF WILLOUGHBY? » (« VIOLÉE EN AGONISANT », « ET TOUJOURS PAS D’ARRESTATIONS ? », « POURQUOI, CHEF WILLOUGHBY ? »).

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© Fox Searchlight Pictures

On comprend rapidement que Mildred ne s’attaque pas directement ou personnellement au chef Willoughby (Woody Harrelson), qui s’avère être quelqu’un d’assez correct – elle semble même, par instants, partager des moments de complicité avec lui.  Au travers de ses panneaux, c’est en réalité à l’institution même de la police et à ses dérives qu’elle s’en prend. Lorsqu’elle est interviewée pour la télévision, elle tient volontairement des propos accusateurs à cet endroit.

Il semble que la police du coin soit plus occupée à torturer des Noirs qu’à agir pour résoudre un véritable crime. J’ai pensé que ces panneaux pourraient les aider à se concentrer un peu plus.

Et pourquoi le chef Willoughby en particulier ?

Et bien, il est leur chef, non ? La chaîne doit bien s’arrêter quelque part. Et elle s’arrête à Willoughby.

Cette intention est corroborée lorsque le chef Willoughby vient lui rendre visite, au début du film. Alors qu’il tente de faire comprendre à Mildred que ses panneaux n’aideront pas à faire avancer l’affaire, il essaie de l’adoucir en lui révélant qu’il est atteint d’un cancer incurable – celle-ci le surprend quand elle lui annonce être au courant, comme la plupart des gens de la ville. Et elle s’en fout. Parce que, selon elle, les agissements de la police de la ville dépassent la personnalité, attachante ou non, de celui qui la mène.

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© Fox Searchlight Pictures

Vous savez à quoi je pensais, aujourd’hui ? Je pensais à ces gangs de rue qu’ils avaient à Los Angeles, les Crips et les Bloods. Je pensais à toutes ces lois qui avaient été mises en place, je crois que c’était dans les années 80, pour combattre ces gangs de rue, ces Crips et ces Bloods. Et si je me rappelle bien, le point le plus important de ces nouvelles lois, c’était de dire que si tu rejoignais l’un de ces gangs et que si, à un pâté d’immeuble de toi, une nuit, sans que tu ne le saches, un de tes potes Crips ou un de tes potes Bloods braquait un endroit ou plantait un type… Et bien, même si tu n’étais au courant de rien, même si tu étais là, au coin de la rue, en train de t’occuper de tes affaires, ces nouvelles lois disaient que tu étais quand même coupable. Tu étais quand même coupable, en ayant pris la décision de rejoindre ces Crips ou ces Bloods.

Ce monologue, adressé par Mildred à un religieux venu lui faire une leçon de morale dans sa propre maison, vise initialement l’Église, mais peut tout aussi bien s’appliquer à la manière dont l’héroïne perçoit la police. 3 Billboards porte ici un message politique fort et peu courant au cinéma, visant à dénoncer l’institution policière sans se soucier d’en individualiser les membres. Bien souvent, c’est Mildred qui est porteuse de ce discours. Il est légitimé par plusieurs personnages du film, qui ont bien conscience du racisme et de la violence dont font preuve ceux qui devraient pourtant veiller sur eux. Par exemple, peu après l’installation des panneaux, Mildred est soutenue par Denise, sa collègue noire, qui l’encourage à aller « emmerder les flics ». Une posture, qui dans un contexte de recrudescence et de dénonciation des violences policières aux États-Unis, prend un sens tout particulier et met en exergue une problématique très actuelle, à savoir le fonctionnement et la légitimité de la police en tant qu’institution – en 2017, une étude menée par le Washington Post montrait que 967 personnes avaient été tuées par la police, dont 68 désarmées et 23% de Noirs.

Alors, au cœur de l’ébullition du mouvement Black Lives Matter, alors que les violences policières défraient régulièrement l’actualité, 3 Billboards aurait-il l’audace de prendre position contre l’institution policière ?

Et bien non, au contraire.  À l’inverse, vous aurez la chance d’être gratifié de l’équivalent d’un seau d’excréments balancé en pleine figure. Et surtout, ne remerciez pas, c’est gratuit.

Jason Dixon, un grand cœur sous une carapace raciste

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© Fox Searchlight Pictures

Le cas du personnage de Dixon (Sam Rockwell) est révélateur de l’indécence avec laquelle 3 Billboards traite le sujet de l’institution policière aux États-Unis.

Policier à Ebbing, Dixon est d’emblée présenté comme un gros abruti raciste. Alcoolique, il arrive régulièrement soûl au travail, ce qui a pour effet de rendre ses accès de violence d’autant plus réguliers. Les (rares) personnages noirs que l’on peut voir au cours du film semblent le connaître de réputation et se méfier de lui, adoptant un comportement de défiance en sa présence. Cette méfiance semble tout à fait justifiée, puisqu’on découvre dès le début du film qu’il a torturé quelqu’un en prison – on est rapidement amené à comprendre qu’il s’agissait probablement d’un Noir. De nombreux personnages, dont Mildred, font régulièrement allusion à sa propension à recourir à la violence et à son racisme. Ces débordements semblent connus des autres policiers eux-mêmes. En témoigne un dialogue entre le chef Willoughby et Cedric, un policier, après que ce dernier se soit fait humilier par Dixon :

Il a bon cœur, au fond.

Il a torturé un type en garde à vue, Bill !

Il n’y avait pas de véritable… preuve pour le démontrer.

Dixon est donc idiot, raciste et violent – dans un simple accès de colère, il ira jusqu’à balancer l’un des personnages du film par la fenêtre du premier étage, manquant de peu de le tuer (bon, vu qu’il abuse un peu sur ce coup, on lui retire tout de même son badge de policier). Mais au fond, tout ça n’est pas bien grave puisque, comme le dit ce bon vieux Willoughby, Dixon a bon cœur. Une bonne partie du film s’acharnera à nous le faire comprendre en montrant, étape par étape, sa rédemption.

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© Fox Searchlight Pictures

Celle-ci survient après que le chef Willoughby ait succombé à son cancer. En se rendant au poste de police, Dixon y découvre une lettre écrite par son supérieur mourant à son intention.

Il y a quelque chose que je voudrais te dire, quelque chose que je n’ai jamais réussi à dire lorsque j’étais en vie. Je pense que tu as tout ce qu’il faut pour devenir un bon policier, Jason, et tu sais pourquoi ? Parce qu’au fond, tu es quelqu’un de bien. Je sais que tu penses que non, mais je t’assure que c’est le cas, petit merdeux. Cependant, je pense aussi que tu es trop en colère… Et je sais que c’est depuis que ton père est mort, que tu as dû t’occuper de ta mère et tout… […]

Il n’en faut pas plus à Dixon pour basculer dans le camp des « gentils » et s’impliquer activement dans la recherche du meurtrier de la fille de Mildred. Cette évolution est dérangeante pour au moins deux raisons. Tout d’abord, le film amène des éléments de justification (absence de père, alcoolisme) au comportement violent et raciste d’un personnage. Plus perturbant encore : loin de se contenter de justifier ses actes, 3 Billboards tend à nous dresser un portrait final positif du personnage. Le spectateur doit apprendre à pardonner à Dixon en même temps que celui-ci réalise le mal qu’il a commis autour de lui, en éprouvant successivement de l’empathie, puis de la sympathie à son égard. Et quand on garde à l’esprit l’actualité liée aux violences policière aux États-Unis, c’est très moyen.

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Mais 3 Billboards ne s’arrête pas là dans son processus si bien engagé de délégitimation de tout ce qui peut nous amener, de nos jours, à nous poser des questions sur le fonctionnement de l’institution policière.

Le chef Willoughby, ou la sagesse de l’homme blanc

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© Fox Searchlight Pictures

Dans 3 Billboards, tout est fait pour présenter le chef Willoughby, qui dirige la police d’Ebbing, comme le personnage le plus sympathique du film. Sa personnalité comporte cependant certains aspects résolument négatifs : il semble avoir conscience des dérives prenant cours au sein de son poste de police, sans pour autant y faire grand-chose. En témoigne cette phrase d’anthologie, lâchée à Mildred juste avant de se foutre d’elle parce qu’elle se faisait battre par son ex-mari :

Si tu te débarrassais de chaque flic avec des penchants vaguement racistes, alors il ne resterait plus que trois flics et ils détesteraient tous les pédés, alors comment s’en sortir, hein ?

Ah oui, du coup ne faisons rien, c’est certainement la meilleure des solutions. Et qu’importe : le chef Willoughby est sage, calme, fort d’une sphère familiale soudée et aimante et, en plus, il est malade. 3 Billboards le présente systématiquement sous un jour positif, souffrant des effets de sa maladie, pardonnant à Dixon ou à Mildred malgré la haine que ceux-ci portent en eux, ou encore comblant ses filles et sa femme de bonheur – laquelle est d’ailleurs interprétée par la ravissante Abbie Cornish, de 21 ans la cadette de Woody Harrelson. De la même façon qu’avec Dixon, on cède à la tentation du « not all » : si le chef Willoughby est capable de faire preuve d’autant d’humanité, c’est que tous les policiers ne sont pas des êtres humains dénués de sentiments. À vrai dire, c’est très certainement le cas – seulement, le recours opéré par 3 Billboards à l’individualisation de chaque policier, en justifiant ses erreurs de parcours ou en mettant en exergue ses qualités humaines, ne laisse aucune place à la remise en question de la police en tant qu’institution.

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© Fox Searchlight Pictures

La construction de Willoughby est réalisée en opposition à celle de Mildred, dont les aspects antipathiques sont progressivement dévoilés au fur et à mesure de l’avancée du film. On découvre, par exemple, qu’elle a échoué à se constituer une famille stable et fonctionnelle : son ex-mari l’a quittée pour une jeune fille de 19 ans, elle a conduit ivre alors que ses enfants se trouvaient dans sa voiture et sa fille, lorsqu’elle était en vie, voulait partir de chez elle pour aller vivre avec son père. Elle rejette les avances de James (Peter Dinklage), alors que celui-ci ne montre que de la gentillesse envers elle, brûle le poste de police après que ses panneaux aient été détruits et, comble de l’horreur, se révèle être en partie responsable de la mort de sa fille : le soir où celle-ci a été assassinée, elle se rendait à pied à une soirée après que Mildred ait refusé de lui prêter sa voiture.

Mildred suit le même chemin répréhensible que Dixon : celui de la haine et de la vengeance alors qu’elle devrait, comme le préconise Willoughby, lui privilégier celui de l’amour et de la tolérance. Le moment où Dixon découvre la lettre posthume de Willoughby est d’ailleurs monté en parallèle de celui où Mildred, au summum de sa colère, entreprend de brûler le poste de police. La voix off du chef de police semble alors s’adresser aussi bien à elle qu’à Dixon.

L’amour crée le calme et le calme permet de réfléchir. […] Tu n’as pas besoin de la haine. La haine n’a jamais rien résolu… Mais le calme, si. Et réfléchir aussi. Essaie ! Essaie, juste pour changer.

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© Fox Searchlight Pictures

Cependant, malgré les similarités dans les chemins empruntés par les deux personnages, et contrairement à ce que voudrait nous faire croire 3 Billboards, Dixon et Mildred ne sont pas à mettre sur le même plan : le premier appartient au camp des oppresseurs, tandis que la seconde se situe clairement du côté des opprimés. La colère de Mildred envers la police d’Ebbing est légitime : celle-ci semble n’avoir pas bougé le petit doigt quand elle se faisait battre par son mari, terrorise des populations déjà oppressées au lieu de chercher le meurtrier de sa fille et compte Dixon, un fou furieux laissé en liberté, parmi ses rangs. Alors qu’elle a toutes ses raisons de ressentir une haine plutôt coriace envers l’institution, 3 Billboards nous fait comprendre qu’elle a tort d’éprouver une telle rancœur. Ce processus, appelé gaslighting, est souvent utilisé par des groupes dominants pour faire croire aux personnes opprimées que ce sont elles qui agissent mal lorsqu’elles tentent de se rebeller – pour approfondir ce concept, n’hésitez pas à jeter un coup d’œil à la bande-dessinée de la dessinatrice Emma sur le sujet.

Tous les beaux discours de Willoughby ont un effet finalement positif, qui permettent par exemple à Mildred d’agir de façon courtoise envers son ex-mari qui la battait – l’amour et la tolérance, vous dit-on. Et c’est là le message final que s’évertue à délivrer 3 Billboards, au travers de la bouche prophétique de Willoughby : la haine et la violence ne résolvent rien. Et peu importe si cet adage sort tout droit de la bouche d’un flic blanc, soit d’une personne représentative d’une des institutions les plus porteuses de ces travers dans nos sociétés actuelles.

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