Bruit et crépitement.100 ans de noise russe

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Et si le célèbre manifeste L’Art des bruits de Luigi Russolo trouvait son inspiration, non pas dans sa chère Italie et son industrialisation galopante du début du siècle, mais quelque part dans une galerie obscure improvisée de Saint-Pétersbourg ?  Tour d’horizon de la musique bruitiste russe de Nikolaï Koulbine à Alexandre Lebedev-Frontov.

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Portrait de Nikolaj Ivanovitch Koulbine

Les Italiens ne sont que « les successeurs des russes » aurait déclaré l’emphatique et controversé Filippo Marinetti, théoricien du futurisme italien, venu voir ses pairs slaves à Saint-Pétersbourg à l’aube de la Première Guerre mondiale.

À moins que vous ne soyez incollable en musique expérimentale russe, ou un inconditionnel des cercles intellectuels pétersbourgeois des années 1910, vous n’avez sûrement jamais entendu parler de celui qui l’accueillit à bras ouverts : Nikolaï Ivanovitch Koulbine. Le centenaire de la révolution bolchévik s’achève cette année et pas un mot sur cet « amateur éclairé », qui a glissé une pièce maîtresse dans l’élaboration de la musique bruitiste. Et qui lâcha son dernier râle atonal en 1917.

À la recherche de la dissonance  

En ce tout début de siècle, l’infatigable dynastie des Romanov s’apprête à célébrer son tricentenaire en grande pompe, sans se douter que la modernité avance à pas feutrés, portée par des théoriciens auto-proclamés, qui, à leur manière, ont façonné les futurs grands courants artistiques du XXème siècle. Nikolaï Koulbine est l’un d’entre eux.

Fort d’une thèse consacrée à « l’influence de l’alcool sur l’organisme des animaux », et auteur de multiples inventions comme le marteau à réflexe, Koulbine est un médecin militaire reconnu, mais qui s’ennuie. À quarante ans, dans son modeste appartement de Saint-Pétersbourg, il décide de renouer avec un vieux rêve, la peinture ; progressivement, il convoque autour de lui une nouvelle génération d’adeptes, embryon du futurisme russe. L’histoire n’aura malheureusement retenu de lui que sa verve martiale, et l’ouverture de ses expositions à des peintres aveugles, mais son impact sur la musique n’en reste pas moins déterminant.

Koulbine veut dégager pour de bon ces dogmes académiques qui ankylosent la liberté de création : « L’harmonie c’est la mort, la dissonance c’est la vie », scandait-il devant un auditoire ébahi lors de ses conférences à domicile intitulées L’Art libre comme la base de la vie. C’est tout naturellement qu’il transpose ses théories sur l’art en musique, composante majeure dans l’ébullition culturelle du début du siècle.

Aguerri par ses conférences, il publie son manifeste La Musique Libre : application de la nouvelle théorie de l’art à la musique en 1909.  Sans le savoir, il jette les bases de la musique microtonale, cette quête de la note, ou micro-intervalle, qui n’existe pas dans le système de composition tel qu’il est instauré depuis trois siècles en Occident, car jugée « dissonante ». Il s’inspire des bruits de la « nature » qui, elle, s’en contrefiche du système tonal pour émettre des sons…

 Première page du manifeste « La Musique Libre »

Première page du manifeste « La Musique Libre »

« Les nouvelles possibilités sont cachées dans les sources mêmes de l’art, dans la nature. Nous sommes d’infimes organes de la terre vivante, les cellules de son corps. Écoutons ses symphonies, qui relèvent du concert cosmique universel. C’est la musique de la nature, naturelle, libre. Il est temps de s’intéresser à l’art naturel et aux règles de son développement. Tout le monde sait que le bruit de la mer et du vent sont musicaux, que l’orage forme une admirable symphonie, et que la musique des oiseaux est présente au quotidien. »

… et encourage l’utilisation de toutes les subdivisions du ton et aussi, tant qu’à faire, les fausses notes. Traduit trois ans plus tard en allemand, il est publié dans L’almanach du Cavalier Bleu du non moins célèbre Vassily Kandinsky, consolidant ainsi sa notoriété en Russie, mais aussi en Europe.

« La musique de la nature : la lumière, le tonnerre, le bruit du vent, le clapotement de l’eau, le chant des oiseaux ; est libre dans le choix de ses sons. Le rossignol ne chante pas selon les notes de la musique contemporaine, mais selon la musique de la nature et tout l’art de la nature. Le musicien de musique libre, comme le rossignol, n’est pas limité pas les tons ou demi-tons. Il utilise le quart de ton, le huitième de ton, et la musique avec un choix libre de son. »

Les Italiens s’emparent du « son-bruit » 

1913, année futuriste par excellence. Les idées de Koulbine ont germé : c’est la naissance de l’opéra révolutionnaire « Victoire sur le Soleil ». La musique est composée en quart de ton et le texte est écrit en « zaum », style poétique où le sens des mots est créé par l’assonance. En Italie, où le futurisme explose, ses activistes s’intéressent aussi à la musique. C’est la mission de Luigi Russolo, mandaté par le chef de file Marinetti pour reprendre le travail de son prédécesseur Francesco Pratella, afin de créer une « musique futuriste ». C’est d’ailleurs à lui qu’il dédie son manifeste, sous forme de lettre.

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Luigi Russolo

Comme Nikolaï Koulbine, Russolo commença par la peinture, puis se tourna vers la musique. Avant d’encenser les « bruits de la guerre », il observa les « bruits de la nature et de la vie ».  Il n’est pas seulement celui qui voulut exalter l’industrialisation forcenée qui remplissait soudainement le quotidien de bruits d’usines, de tramway, de voitures, et aussi d’artillerie (Première Guerre mondiale oblige, et dans laquelle il ne va pas tarder à s’engager) ; le futuriste italien voulait surtout sublimer le dynamisme de la vie, l’essence du vivant, et était parti du même triste constat : « La vie antique ne fut que silence ». Il écrit en 1913 son manifeste L’art des bruits, qui fait autorité aujourd’hui :

« C’est au XIXème siècle seulement, avec l’invention des machines, que naquit le Bruit. Aujourd’hui, le bruit domine en souverain sur la sensibilité des hommes. Durant plusieurs siècles la vie se déroula en silence, ou en sourdine. Les bruits les plus retentissants n’étaient ni intenses, ni prolongés, ni variés. En effet, la nature est normalement silencieuse, sauf les tempêtes, les ouragans, les avalanches, les cascades et quelques mouvement telluriques exceptionnels ».

Pour Russolo, le dépassement du système tonal ne suffit plus : il faut créer des machines, qui créent des timbres nouveaux, que l’on peut générer et maîtriser à sa guise.  Il se lance corps et âme dans la création d’instruments aux noms chatoyants, afin de « conquérir la variété infinie des « sons-bruits » : « hululeurs », « grondeurs », « crépiteurs », « strideurs », « éclateurs », « bourdonneurs », « gouglouteurs », ou encore « sibileurs ». S’il ne reste rien aujourd’hui de ces inventions, détruites par les bombardements, quelques enregistrements ont été sauvés, souvenirs émouvants de concerts agités qui, au mieux, se soldaient par des rixes avec un public déconcerté :

Une musique à la gloire du machinisme

Si, dans l’inconscient collectif, les Italiens ont raflé la primauté du futurisme, les Russes ont définitivement apporté leur boulon rouillé au rouage de la noise contemporaine. Le futurisme russe lui est plus difficile à dater, peut-être flouté par la myriade de micro-courants en -isme, comme l’Avenirisme.  Malheureusement pour Nikolaï Koulbine, il meurt trois jours après la révolution bolchévik et l’abdication du tsar Nicolas II, et ne verra rien de ces musiciens, acousticiens, ingénieurs, amateurs, qui allaient s’emparer de ses préceptes pour doter une société nouvelle d’une « musique prolétarienne ».

Illustration de la Symphonie des Sirènes
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Arseny Avraamov en chef d’orchestre pendant la Symphonie des Sirènes

Cinq ans après la Révolution, l’utilisation du bruit comme matière sonore à part entière est à son apogée. À l’initiative d’Arseny Avraamov, un acousticien qui traitait Sébastien Bach de « grand criminel devant l’histoire » et qui préconisait de brûler tous les pianos, se met en place la Symphonie des Sirènes.

Pour les cinq ans de la révolution bolchévik, la ville de Bakou, en Azerbaïdjan, un orchestre à ciel ouvert, avec pour instruments des sifflets d’usines, de locomotives, des moteurs d’aviation et des tirs de mitrailleuses et de canons, orchestré par un Avraamov juché sur une tour et agitant des drapeaux multicolores… Le tout rythmé par des chœurs entonnant LInternationale.

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Reportage :

Durant les deux prochaines décennies, les expériences bruitistes continuent un certain temps, dans le domaine cinématographique ou le genre symphonique, avant d’être taxées de  « formalistes » et « bourgeoises », notamment par Andreï Jdanov qui reprend en main le contrôle de la culture. Pour lui, si la musique est « progressiste » et « populaire »,  elle ne « peut que flatter les goûts dégénérés d’une poignée d’individualistes esthétisants » et doit être bannie. Le compositeur Alexandre Mossolov a fait les frais de cette maxime rudimentaire : parce qu’il intégra une tôle en fer à son orchestre pour suggérer la cadence d’une usine,  on l’accusa de « grossière perversion formaliste d’un sujet contemporain ».

Apparition de la musique industrielle

Délaissée pendant des décennies, la musique bruitiste connait un regain d’intérêt à la fin des années 1970. Alexandre Lebedev-Frontov, précurseur du courant dit « industriel » en Russie soviétique, commence à 19 ans, à enregistrer sur bandes magnétiques les bruits de l’usine Krasnyj Oktjabr de Saint-Pétersbourg. Ces œuvres sont des références permanentes à l’histoire soviétique, sa tradition bruitiste, son culte de l’acier.

Son deuxième projet, Vetrophonia, né de la rencontre avec Nick Soudnik en 1996, qui associe musique industrielle des années 1980 et musique concrète, est le projet qui se rapproche le plus du manifeste L’Art des bruits de Russolo. Ils dédièrent d’ailleurs un concert à Luigi Russolo, pour les 90 ans de sa première représentation publique. La musique industrielle russe va connaitre son apogée dans les années 1990, mais ça c’est une autre histoire.

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