Que sont les littératures lesbiennes et quelles batailles ont été menées pour qu’elles existent ? Écrire à l’encre violette est une plongée essentielle au cœur des livres qui pensent et disent l’homosexualité féminine depuis le siècle dernier. L’ouvrage rappelle les stratégies menées pour les publier et incite à découvrir des œuvres méconnues.
Très souvent, l’écriture d’un livre naît d’un manque à combler. L’ouvrage vient remplir un vide, mettre des mots sur ce qui, pour autant qu’il existe, reste encore inexprimé, permet de se connaître ou de se reconnaître, de s’identifier. Écrire à l’encre violette, premier panorama des littératures lesbiennes françaises (écrites en France et en français) du début du XXe siècle à nos jours, remplit d’abord ce blanc. Si elles ne s’étaient trouvées jusqu’à ce jour que peu répertoriées, ce n’est pas en raison de défauts de quantité, ou de qualité, préjugés grossiers dont l’ouvrage ne fait qu’une bouchée. Plus encore, ses auteur·ices évitent les pièges dans lesquels pourrait tomber le projet : Écrire à l’encre violette ne vise aucunement à répertorier l’ensemble de ces publications courant sur plus d’un siècle, ni à enfermer dans une catégorie telle ou telle œuvre dites lesbienne. Car quelles sont-elles exactement ?
L’introduction montre qu’en tentant de définir ces œuvres, on se retrouve avec davantage de nouvelles interrogations qu’avec des critères qui en bornent de manière fixe et définitive les contours. D’abord, cantonner les littératures lesbiennes à des livres qui mentionnent l’amour entre femmes intègrerait des textes misogynes, des situations fantasmées dans la tête d’auteurs masculins, Baudelaire en chef de file. Pourrait-on parler alors d’œuvres écrites par des lesbiennes ? Les auteur·ices restent souvent au placard, à cause du stigmate que cela signifie dans une société fondée sur l’hétérosexualité, ou bien parce qu’elles ne veulent pas être réduites à leur genre, elles et ce qu’elles écrivent. Une œuvre réceptionnée par un public lesbien ? Ce serait réduire des goûts vastes et hétéroclites et possiblement essentialiser une lecture par le genre.
Écrire à l’encre violette, gardant à l’esprit ces risques de simplification ou d’erreur, a donc cette belle formule pour annoncer son corpus, réunissant des écrivain.es qui « ont valorisé cette attirance pour des femmes, parfois transformée en véritables éthique et esthétique amoureuses, dans des œuvres qui entrent en dialogue étroit avec une vaste culture lesbienne, souvent féministe. Iels la nomment, en réactivent la mémoire et les noms, proposent quantité de réponses, littéraires ou amoureuses, à des questions communes. »
Découpé de manière chronologique avec un chapitre transversal qui se concentre sur les ouvrages de science-fiction, fantastiques et de fantasy (les mondes de l’imaginaire et de l’utopie se prêtant tout particulièrement à des vécus empêchés dans la réalité), Écrire à l’encre violette montre qu’embrasser l’histoire de ces textes implique de remonter aux mécanismes de pensée et de l’écriture même, que celle-ci se déploie dans un cadre privé (correspondances, journaux intimes) ou se projette dans la fiction, aux étapes consécutives de l’édition, de la publication, de leur circulation et de leur réception.
Le début du XXe siècle marque l’apparition de la lesbienne en tant que motif littéraire autonome et décisif pour l’avenir. « Natalie Barney et Renée Vivien font non seulement entendre un désir de femme pour les femmes, mais tracent les prémices d’une identité politique, notamment en utilisant dans un sens moderne et sans connotation péjorative le terme de lesbienne », relate Camille Islert, docteure en littérature et l’une des contributeur.ices de l’ouvrage.
C’est dans le chapitre consacré aux années post-68 jusqu’au milieu des années 80 que l’on découvre comment cette identité est proclamée par une nouvelle génération d’autrices. Monique Wittig, la plus connue (« “Lesbien”, avec Wittig, signifie la revendication d’un nouveau type de rapport au monde et d’un nouveau vocabulaire pour l’exprimer, à la fois poétique et politique ») y côtoie d’autres écrivaines, telles Michèle Causse et Maryvonne Lapouge-Pettorelli, dont le nom gagne à être moins confidentiel.
C’est au cours de ces années que des revues lesbiennes comme Lesbia et Vlasta voient le jour en France et que les contacts s’intensifient à l’international. Ces nouvelles possibilités d’expression permises par l’obtention de nouveaux espaces artistiques et militants conduisent à se situer dans un avant et un après, à s’interroger sur les enjeux de l’héritage et de la mémoire. Catherine Gonnard (qui co-signe la postface de l’ouvrage avec Élisabeth Lebovici), est ici citée dans Vlasta : « N’oublions pas que la destruction des œuvres est la meilleure façon de nous faire disparaître. » C’est dans la dernière décennie du siècle que le travail d’archives culmine en même temps qu’apparaissent les premières maisons d’édition spécialisées.
La répression permanente menée contre ces œuvres, que la censure illustre allègrement dans les années post-seconde guerre mondiale et au-delà, les condamne aussi bien avant leur naissance, rend leur réalisation même impossible. Écrire à l’encre violette insiste sur le fait que cette production littéraire a longtemps été l’apanage d’auteur.ices issu.es de milieux aisés. Du « temple de l’amitié », salon fondé par Natalie Barney dans les années 20, ou de l’« Odéonie », lieu de la rive gauche qui regroupe au même moment librairies et maisons d’édition lesbiennes (même non-revendiquées), il faut souligner en grande partie le caractère bourgeois et élitiste.
L’ouvrage n’ignore pas non plus les difficultés supplémentaires qu’impliquent la race ou la religion dans l’éventail des littératures lesbiennes. Avec des revendications qui se joignent d’emblée à celles des féministes, la pensée littéraire et politique lesbienne a intégré comment les identités en tant que constructions sociales s’additionnent au sein d’une même personne (femme et homosexuelle) et, progressivement, a pris en compte les difficultés à faire entendre d’autres récits pour des personnes encore davantage marginalisées. L’ultime chapitre, qui constate l’explosion des littératures lesbiennes au tournant du XXIe siècle, se focalise notamment sur les écrits de lesbiennes juives et arabes.
L’importance de faire connaître des ouvrages, de les nommer et de les partager comme autant d’expériences de lecture se trouve ici concentrée dans une démarche académique et militante inédite, précise et indispensable. « Parler des livres était, et est toujours je crois, lever un pan de l’intimité », confie Suzette Robichon, éditrice et activiste au travail incontournable pour cette mémoire en préface d’Écrire à l’encre violette. C’est un livre qui appelle à lire, à découvrir des récits exhumés de l’oubli dans lequel les a placés l’histoire littéraire canonique. C’est aussi un appel à poursuivre l’écriture, celle de la recherche qui, à l’aide de passionné.es et militant.es qui ont accumulé des archives, tissé des réseaux, permet de rappeler l’histoire de ces récits, faite d’entraves, avant de s’y plonger.
Écrire à l’encre violette : littératures lesbiennes en France de 1900 à nos jours, Aurore Turbiau, Margot Lachkar, Camille Islert, Manon Berthier, Alexandre Antolin, Le Cavalier Bleu, 296p., 21€
Mise à jour le 8 août, transparence : l’autrice de cet article est membre du collectif féministe Les Jaseuses comme plusieurs autrices du livre.
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