Avez-vous déjà vécu une situation sexiste sans réussir à mettre le doigt sur ce qui clochait exactement ? La remarque anodine d’un camarade militant qui reste en travers de la gorge, une réaction véhémente d’un ami pourtant progressiste ou bien la « blague » cringe d’un collègue ? Le diable est dans les détails, le sexisme le plus difficile à dénoncer est peut-être celui qu’on appelle « bienveillant », celui des hommes « bien », bien diplômés, bien gentils, bien entourés et bien « féministes ». Dans ce cycle de 8 chroniques, la chercheuse et militante afroféministe Fania Noël vous propose de décortiquer des situations quotidiennes avec une courte fiction éclairée ensuite par une notion de critical feminist theory. [2/8]
Désolé ! On est super en retard. » Le dîner était prévu à 19h, il est 19h06 et comme à son habitude, Julien tient à s’excuser. Pas par perfectionnisme, mais pour souligner son sens de la bienséance. Il claque deux grosses bises à Laure, prend la veste de Julien et les invite à faire « comme chez eux ». C’est d’ailleurs presque chez eux, ce duplex où ils ont vécu dix ans avant d’opter pour une maison à Mairie des Lilas après le premier confinement.
19h15
« Chloé vient à peine de rentrer, de toute façon », lance Paul, tire-bouchon et bouteille à la main. Laure incline légèrement la tête, suivant des yeux le bruit des allées et venues des jumeaux à l’étage.
19h27
« Je suis là, je suis là ! » Triomphante, Chloé dévale l’escalier. Bien que ce soit une bataille quotidienne, la victoire sur le coucher n’est jamais assurée. Laure et Julien affichent un air déçu de ne pas voir leurs filleuls ce soir.
19h39
La commande du traiteur thaïlandais du coin de la rue arrivée à 19h17 peut enfin être entamée et la discussion prend son rythme :
Laure : Là on a encore une merde avec le toit, et les devis sont ridiculement chers.
Julien : On va finir par le faire nous-mêmes, en regardant des tutos sur YouTube.
Chloé : Au cabinet, on a un client qui a une entreprise de rénovation, je peux lui en toucher deux mots et voir s’il peut vous faire un prix.
Julien : Tu es sûre, ça ne te pose pas problème ?
Chloé : Mais n…
« Bien sûr que non, en plus c’est pas tous les jours que les cabinets comptables peuvent faire du pro-bono », interrompt Paul d’un ton jovial.
Chloé : Je lui en parle demain… Ohlala si vous saviez ! Son dossier est un casse-tête, il…
Paul, lui passant la main sur le dos : « Chouchou, jeudi soir, pas de casse-tête au programme. » Il ponctue la phrase par une bise dans le cou et poursuit : « J’ai pas trouvé la sauce vietnamienne. »
Chloé se lève pour prendre la sauce.
19h58
Chloé est de retour à table avec la sauce qui se trouvait dans le placard des sauces.
Julien : Je t’avais dit ! Elle est géniale.
Chloé : Qui ?
Julien : Une ancienne collègue, le top du top dans tout ce qui est ESS, campaigning.
Paul : Là, on veut lancer une nouvelle campagne sur les énergies fossiles et si on peut avoir des soutiens à Bruxelles, ce serait merveilleux.
Laure : Oh putain, j’ai complètement oublié d’envoyer les derniers drafts pour la rencontre de la semaine pro.
Paul : Oh t’inquiète, ça peut attendre lundi, surtout qu’on va se taper plein d’allers-retours.
20h05
Le téléphone de Paul sonne.
Paul : Ah, c’est la nounou. Allô ?
Chloé : Alors, la pièce vous l’avez trouvée comment ?
Laure et Julien, à l’unisson : Extraordinaire !
Chloé : Je savais ! Je l’ai recommandée à au moins cinquante personnes. Ils m’ont carrément donné envie de reprendre le théâtre, et vous savez que c’est un mélange entre…
Paul, en lui tendant le téléphone : Il y a un problème d’horaire pour demain, Mathilde va devoir partir avant que Louisa arrive.
20h08
Chloé s’éclipse sur le canapé, prend la tablette pour avoir sous les yeux l’agenda des activités des jumeaux et convient que le mieux est qu’ils restent en activités périscolaires et que Louisa, la femme de ménage, les récupère à 17h30. Elle écrit un message WhatsApp à Louisa pour l’informer, et rappellera à Paul de prévenir l’école en les déposant le matin.
20h26
Chloé revient à table.
Paul : Non mais c’est génial !
Chloé : Quoi ?
Laure : Un projet d’insertion pro pour des femmes migrantes. Tu te souviens de Victor ? Petit, un peu chauve. Ben il a lancé sa propre structure ESS et ça cartonne.
Chloé : Et elles sont insérées dans quel secteur ?
Julien : Dans le tertiaire : cantines collectives dans les entreprises, collectivités, entretien.
Chloé : Mais elles n’avaient pas déjà un métier avant d’arriver ?
Paul : Évidemment, mais dans leur situation, l’urgence c’est vraiment de pouvoir les insérer le plus rapidement, pour monter des dossiers solides de régularisation.
Chloé : Ben justement ça n’irait pas plus vite si elles n’avaient pas besoin de se former à un nouveau métier ?
Paul : C’est pas comme si la formation durait trois ans, et c’est plus court que de faire reconnaître les diplômes, expériences… Tu vois.
Laure et Julien acquiescent.
Chloé : Mmmh…
Paul : C’est bon avec Mathilde ?
Chloé : Oui, faut juste que tu préviennes pour qu’ils restent en périscolaire, et Louisa passera les prendre.
Paul : Oki doki. Oh, mais peut-être que je pourrais en parler à Louisa !
Chloé : De quoi ?
Paul : Du projet de Pierre. Elle cherchait d’autres contrats.
Se tournant vers Laure et Julien : « Vous savez, sa situation est compliquée. »
Chloé : Je pense pas que ça l’intéresserait, elle est très déterminée à devenir fleuriste.
Paul : Fleuriste ?
Chloé : C’est ce qu’elle faisait en Angola, fleuriste, et ses enfants l’aident à trouver une formation.
Laure : Oh, c’est super !
Paul : Ben je savais pas, alors qu’on papote souvent avec Louisa pendant la pause de midi avec les petits monstres.
Laure : Ils restent pas à la cantine ?
Paul : Seulement quand je vais au bureau, bon parfois je regrette… Ce midi, un vrai bordel, un cinéma pas possible, parce qu’il n’y avait plus de Mini Babybel et de Dinosaurus.
Chloé : Il n’y en a plus ?
Paul : Nope.
Chloé : T’es passé au Monop ?
Paul, prenant une gorgée de vin et secouant la tête pour signifier un non : Hmm hmm. Digne du caca nerveux de Fred à la conférence à Ber…
21h00
Chloé prend son smartphone, clique sur l’application Monoprix, duplique le panier d’il y a deux semaines.
Chloé : Tu vas au bureau pour 11h, c’est ça ?
Paul : Oui, par là.
Chloé : Par là, 10h30, ou midi ?
Paul : Hmm midi.
Chloé valide la livraison pour le lendemain entre 8h et 11h.
21h10
Chloé reprend le fil de la conversation.
Laure : Toute ton équipe y va ?
Paul : Affirmatif.
Chloé : Va où ?
Laure : À la manif du 8 mars.
Paul : On a préparé une bonne mobilisation avec un groupe éco-féministe extra.
Julien : Celle du matin ou la marche de nuit ?
Paul : Celle du matin, bon c’est pas génial politiquement mais il y a tous les acteurs politiques et la presse pour la campagne.
Laure : Tu viens avec moi à celle de nuit ?
Chloé : Je vais essayer mais je suis sur les rotules.
Paul : Ça va te booster cette manif, tu retrouves pas cette énergie au boulot.
Chloé : C’est un autre type d’énergie.
Paul : Mais tu vois ce que veux dire, c’est pas là où se joue la bataille contre le patriarcat.
Julien, levant son verre : Sur les pavés, camarade !
Paul : Oh non ! J’ai zappé, j’ai le petit-déj inter-asso à 9h.
Julien : Trop bien que tu viennes ! En plus, drama en perspective avec Gre…
22h00
Chloé reprend son téléphone : « Changer l’heure de livraison ». Pas de créneau disponible après 17h. « Annuler la commande ». Elle laissera de l’argent liquide à Louisa qui passera au Monoprix avant d’aller récupérer les petits. Elle programme le SMS pour que Louisa le reçoive à 9h le lendemain. Pour ne pas oublier, elle se lève pour déposer un billet de 20 euros dans le vide-poche de l’entrée.
22h09
Chloé retourne à table, au moment de demander qui a divorcé de qui, elle est prise d’une soudaine fatigue. Son verre à la main, elle sourit en essayant de s’aligner sur l’effervescence générale et se fait un rappel mentalement : « voir si Louisa peut être payée moitié au black pour plein temps première semaine vacances de Pâques ».
Ce qu’en dit Rose-Myrlie Joseph :
[Les femmes] qui peuvent externaliser le travail domestique entretiennent une autre forme d’illusion de l’égalité qui consiste à décrire un modèle d’organisation domestique inégalitaire sans questionner l’implication des hommes dans l’installation et la perpétuation de cette organisation injuste. Elles nient ainsi le rapport inégalitaire qu’elles entretiennent avec leur conjoint, font comme s’il n’y avait plus de lutte à mener, alors que c’est aussi leur exploitation dans le domestique qui reproduit et renforce celle des migrantes pauvres et racisées.
Rose-Myrlie Joseph est une sociologue haïtienne, dont les recherches portent sur les parcours migratoires de femmes haïtiennes devenues travailleuses domestiques en France. Son travail analyse les rapports de domination, d’exploitation et de pouvoir qui se jouent à l’intérieur du couple et dans les discours féministes autour du travail domestique – majoritairement dévolu aux femmes – défini par sa gratuité, le service domestique des personnes employées par des familles et le travail non domestique.
Paul et Chloé sont tous·tes les deux salarié·es, et bien que Chloé semble avoir des horaires moins flexibles, elle est en charge de la grande partie du travail domestique. Dans le cas des couples de catégories sociales moyennes et supérieures, le travail domestique qui est imposé aux femmes dans la division genrée du travail est médié par les femmes de classes populaires, souvent non blanches. On peut constater comment Paul entretient l’illusion d’égalité, en mettant en avant le temps passé avec les enfants, en assumant son féminisme. Il se pose même comme plus féministe que son épouse, en adoptant une une posture paternaliste et moralement supérieure : employé d’une organisation à but non lucratif, son poste lui confère un statut d’expert de l’égalité et la justice sociale, tandis que la vie professionnelle de Chloé est vite évacuée comme étant trop casse-tête pour la catégorie entre-ami·es.
Chloé est une ombre de ce moment de sociabilité entre adultes, car même si elle n’accomplit pas certaines parties du travail domestique, elle est la « manager domestique » – ce qui sous-tend souvent la charge mentale. D’après la définition de la sociologue, Chloé est la seule à se montrer responsable « dans la recherche d’arrangements entre “management” et “ménagérisation” ». Ces arrangements passent par le transfert de la charge de travail sur une femme plus pauvre et non blanche. Dans le cas présent, Chloé est le principal intermédiaire : Paul est absent du travail mais aussi distancié des rapports de domination.
Le duo de Paul et Chloé est censé refléter une image de couple progressiste, mais on constate que cette illusion d’égalité repose sur leur capacité à externaliser une partie du travail domestique, l’évitement de confrontation concernant le désinvestissement de Julien et son incompétence stratégique (passer le téléphone quand le nounou appelle, ne pas penser à acheter les biscuits, ne pas savoir que la sauce est dans le placard, à sa place habituelle), et le récit de soi entretenu, selon lequel il serait le plus féministe des deux.
Dans cette chorégraphie, Louisa est une variable d’ajustement de temps pour le travail qu’elle effectue, mais aussi pour les positions morales et politiques que revendique Paul et dont bénéficie Chloé mais qu’elle tolère plus ou moins. En effet, cette illusion d’égalité se retrouve dans certains discours féministes mainstream où le patriarcat serait incarné par une certaine catégorie d’hommes, souvent pauvres et non blancs ou de certaines cultures.
Pour aller plus loin : Joseph, Rose-Myrlie. « Les paradoxes et les illusions de l’égalité dans le travail : l’occultation des dominations », in Recherches féministes, volume 30, n° 2, 2017, p. 197–216.
Édition et relecture : Apolline Bazin et Sarah Diep
Illustration : Léane Alestra
Lire les autres chroniques :
• Note de bas de page [1/8]
• L’enterrement [3/8]