Autrice du livre Maman, noire et invisible, blogueuse, fondatrice de Diveka, association valorisant la diversité dans la littérature jeunesse, ou encore du compte Instagram Les Puissantes illustrant des portraits de femmes noires, Diariatou Kebe sait investir toutes les plateformes pour questionner les représentations.
Comment fait-on lorsque l’on va devenir mère, que l’on est noire et qu’il n’y a aucune littérature, ou peu, sur le sujet en France ? Comment parle-t-on du racisme inévitable à son enfant ? Comment lui expliquer pourquoi les représentations dans les objets culturels mainstream destinés à la jeunesse sont majoritairement uniformes et blanches ? Là où les représentations sont d’autant plus fortes qu’elles joueront un rôle majeur dans la construction de l’enfant, de son identité et de son image de lui-même ? Autant de questions qui se sont posées pour Diariatou Kebe au moment d’attendre la naissance de son fils. Et face aux lacunes énormes en France sur ces sujets, cette activiste a retroussé ses manches pour faire de la curation, et la diffuser au plus grand nombre sur Internet, via blog, réseaux sociaux et livre, toujours de manière intersectionnelle. Partager, montrer, valoriser : le travail accompli et à accomplir est titanesque. Rencontre.
Manifesto XXI – Comment en es-tu arrivée à écrire un blog, puis un livre ?
Diariatou Kebe : Ça a commencé quand je suis tombée enceinte en fait. J’étais beaucoup sur Internet, alors qu’avant je n’y étais pas du tout. J’ai lu plein de blogs. Comme j’étais superstitieuse, je n’ai pas ouvert de blog avant que mon fils soit né. Ça a commencé comme ça. Dans les années 2010 ça marchait bien, il y en avait partout. On en a aussi créé un qui s’appelait The Block, d’actualités un peu culture, surtout afro. Mais ça n’a pas duré longtemps parce que c’était impossible à tenir tous les jours sachant qu’on travaillait, et moi j’avais mon bébé. J’ai eu plein d’opportunités grâce au blog, j’ai rencontré une ministre, etc. Jusqu’au jour où une maison d’édition m’a contactée pour le publier.
Tu as commencé à parler de ces sujets parce que tu as constaté un manque dans la littérature, dans les médias ?
Le manque il existait déjà, je le savais. Dans la maternité, je m’en doutais un peu mais je ne pensais pas que c’était aussi flagrant.
Quand tu vas à la FNAC, il y a tout un rayon sur la puériculture et la maternité, et c’est toujours des bébés, des papas et des mamans bien blonds bien blancs.
Il n’y a pas de représentations autres qu’hétéronormatives et blanches.
Tu parles dans ton livre de ce que c’est d’être une mère noire, d’éduquer ton enfant dans un contexte raciste.
C’est l’une des questions que je me suis posée quand j’étais enceinte : comment faire pour élever mon enfant alors que je sais très bien qu’il va subir du racisme ? Je pensais que la question était déjà abordée, que des choses étaient déjà mises en place contre ça, et je me suis rendue compte que non en fait, contrairement aux États-Unis où il y a toute une littérature sur le sujet.
Tu as donc lu beaucoup de textes américains ?
Il y a des questions toutes cons, comme comment on entretient ses cheveux quand on est enceinte ? Je voulais savoir si je pouvais me défriser les cheveux ou pas. J’ai fait des recherches, il y a plein de forums dédiés aux mamans noires et métissées, et dans ces coins-là du net, sur des blogs américains, on disait que ce n’était pas bien de se défriser les cheveux mais on ne savait pas pourquoi parce qu’il n’y a pas d’études là-dessus. Même quand tu regardes les colorations, dans les guidelines il y a écrit que ce n’est pas bien de le faire quand tu es enceinte. Donc si ça c’est interdit, alors le défrisage qui dénature complètement le cheveu, qui est hyper violent…
Comment as-tu procédé pour rassembler ces infos ? C’est presque un travail de pionnière en France.
Je ne pense pas que je sois pionnière, parce qu’il y a d’autres blogs de mamans. Moi c’était très axé sur l’antiracisme et l’inclusivité des femmes noires. À la base, ça n’était pas spécialisé, mais au fur et à mesure on rencontre plein de gens, on a plein de ressources et de façon de regarder le net. J’ai fait de la curation en fait, et j’en fais toujours, sur tous les sujets qui m’intéressent.
Y a-t-il une spécificité française en matière d’éducation des enfants selon toi ?
Les enfants n’ont pas le droit à l’innocence en fait. À un moment donné, il y a par exemple des conversation sur le sexe, ce qui est normal en tant que parents.
Mais ce qui est différent par rapport aux parents blancs c’est qu’on va devoir parler de violences policières, on va devoir parler de racisme, on va devoir parler de discriminations.
Ils n’ont pas à le faire, alors que nous si. Alors que ça devrait aussi être le cas. Surtout quand on a une petite fille, même si moi j’ai un garçon qui va bénéficier du patriarcat malheureusement, parce qu’il y a tout l’imaginaire autour des filles noires qui sont invisibilisées dans la société française. Il y a la discrimination face aux cheveux, le colorisme, le marché de l’amour qui n’est pas fait pour les filles noires…
Tu vas aussi sensibiliser ton enfant aux enjeux du patriarcat ?
J’ai pas le choix. C’est dur. Là il y a un livre qui est sorti qui s’appelle Tu seras un homme féministe mon fils que je suis en train de lire. C’est intéressant. Je pense qu’on est obligé d’élever nos enfants dans l’idée qu’ils sont féministes, antiracistes. La question n’est pas assez abordée à ce jour et malheureusement les petits garçons noirs sont perçus plus adultes que les enfants blancs.
C’est le problème de ce rapport à l’âge dans la discrimination, comme le fait que les hommes sont autorisés plus longtemps à faire des erreurs de « jeunesse » alors que les filles sont sexualisées super tôt.
Oui. J’essaye de le protéger, de le mettre dans une bulle même si c’est compliqué maintenant qu’il est grand. Ça fait flipper. J’ai vu des images où ils avaient arrêté plein d’enfants dans le métro, tous petits, en France. Ils sont tous alignés, palpés, tout ça.
Tu as aussi créé l’association Diveka. Comment c’est arrivé ?
Je ne pourrais pas changer le racisme, ça va toujours exister tant que je serai en vie malheureusement. Il y a plein de personnes qui combattent le racisme et la façon que j’ai choisi pour le faire, c’est la question de la représentation, notamment dans la littérature jeunesse mais pas seulement.
J’en ai parlé un peu dans mon premier livre : en fait la littérature jeunesse n’est pas faite pour les non-blancs.
Il y a plein de choses mais il est peu question des représentations des noirs, d’autres parentalités qu’hétéronormative, de religion. C’est toujours les mêmes choses.
Quand j’ai commencé à chercher de la littérature pour mon fils, j’ai vu que les livres existaient mais qu’il y en avait beaucoup qui ne parlent du racisme que du point de vue de l’enfant raciste, et pas de celui qui est victime du racisme. C’est dingue mais c’est souvent comme ça, il n’y en a pas assez sur ce qui se passe quand on te dit « sale noir ». J’espère que ça va arriver. Dans mon livre je parle d’un album pour enfants qui a été publié dans les années 2000 qui s’appelle Petit Oursin, sur une petite fille noire qui est adoptée par un couple de parents blancs qui ne savent pas prendre soin de ses cheveux. Il y a une image dingue d’eux qui la mettent sur une table à repasser et qui repassent ses cheveux. C’est une vraie illustration. (rires) C’est pas pour dénoncer, c’est parce qu’ils ne savent pas faire. Pourquoi tu adoptes un enfant noir alors ?
À la sortie de mon livre j’ai parlé avec des parents adoptants et ils ne se rendent pas compte de tout l’imaginaire colonial autour de l’enfant.
On peut être raciste et adopter des enfants noirs, ce n’est pas antinomique.
Le racisme on l’a rendu moral. C’est un exemple flagrant. Le fait de dire que le racisme ce n’est que des extrêmes, ça empêche de voir que madame tout le monde peut être raciste : elle est DRH, elle jette tous les CV qui n’ont pas un nom français. Je pense que c’est eux qui tuent notre société.
Tu penses que c’est pire en littérature jeunesse ?
Non je pense que c’est pareil. Après, on connait les grands noms de la littérature afro-caribéenne.
Il y a plus d’auteurs africains publiés en France que d’auteurs afro-français nés ici.
Parfois pour certaines maisons d’éditions c’est plus difficile de vendre un·e auteur·e noir·e né·e ici qu’un·e auteur·ice africain·e. Sachant que ces derniers sont distribués très facilement ici mais pas dans les pays africains, comme dans le cinéma.
Quand mon livre est sorti, je me suis promise de garder l’argent du livre pour pouvoir créer Diveka, une association pour mettre en avant les auteurs de la diversité, une catégorie de gens qu’on voit peu. Après on a eu une subvention, puis j’ai perdu mon père, donc ça a été très plat pendant longtemps, mais là on revient. On a un site Internet, on fait la promotion de la diversité, au sens large, les couleurs de peau, les religions, les sexualités, contre le validisme. On fait des rencontres avec des auteurs, on fait des masterclasses. J’ai rencontré beaucoup d’auteurs racisés et ce qui en ressort, c’est que quand ils envoient leurs manuscrits en maisons d’édition, on leur rétorque que les personnes qui lisent n’arrivent pas à s’identifier aux personnages… Ce qui est normal et logique. (rires) Il faudrait juste embaucher des gens qui ont un autre background, une autre façon de faire, des personnes noires.
Diveka, c’est plutôt un outil d’empowerment ou un outil de pédagogie à l’usage des blancs ?
C’est plutôt un outil de pédagogie à l’usage de tout le monde. Les maisons d’édition sont historiquement catholiques, elles existent depuis longtemps. J’ai une amie qui a fait son stage dans une grande maison d’édition, où il y a un mur avec tous les stagiaires, et c’était la première stagiaire noire. Il y a un problème au niveau de l’embauche, de tout.
Le truc c’est que quand elles font des livres avec le personnage racisé, ça peut être extrêmement mauvais et raciste, et en plus elles vont dire « On a déjà un livre avec un personnage racisé ». Quand je parle de l’association on me rétorque que les livres existent. Oui mais si vous n’en avez qu’un seul dans votre collection, ça ne veut pas dire qu’il y a de la diversité.
On est trop dans la culture de l’exceptionnalité, où on a qu’un seul Omar Sy. Quand quelqu’un réussit il ne peut pas y en avoir un deuxième, comme pour les séries.
Souvent les personnages noirs n’existent que par leur couleur, c’est un ressort scénaristique.
Il ne peut pas y avoir de profondeur. Mon fils est né en France donc il a une expérience française, européenne. J’avais parlé avec une maison d’édition qui me disait « Mais tu sais on a plein de livres » et en fait elle me sortait des contes africains. Kirikou en fait c’est plus possible.
C’est pareil pour les histoires pour enfants, parce que ça reste et ça nous façonne. C’est hyper tôt dans la vie. C’est pas possible de grandir en pensant qu’il n’y a que Kirikou comme exemple de personnage qui nous ressemble.
Tu as travaillé avec des institutions ?
Non. Dans l’association il y a des personnes qui voudraient qu’on fasse ça mais je ne suis pas pour. C’est pas comme aux États-Unis.
Être noir c’est pas un problème en France puisque de toute façon on ne voit pas les couleurs.
Pourquoi on verrait la couleur des personnes qui écrivent des livres ? Mais l’impact des États-Unis, d’associations comme We Need Diverse Books, qui était mon point de départ, est tellement puissant que ça a traversé l’Atlantique. Au Royaume-Uni ils se posent les mêmes questions sauf qu’ils ont les moyens de faire des études, ce qu’on n’a pas. En France les statistiques ethniques sont réglementées. Mais ce qu’on va faire avec l’association c’est compter les personnages, ce qui est n’est pas interdit, contrairement au fait de compter les auteurs. C’est pour ce genre de raisons que je parle de diversité et pas d’afrodescendance.
C’est vrai que la manière dont est décrit Diveka est très ouverte.
J’ai été obligée d’ouvrir parce qu’on a demandé des financements et pour les financeurs ce n’était pas possible, sinon ça aurait été un projet communautariste, c’était stratégique. La diversité j’en parle mais je n’y crois pas du tout en fait.
J’ai grandi avec l’idée qu’on était tous ensemble, le vivre ensemble, mais sauf qu’à chaque fois qu’une initiative est faite par deux noirs c’est communautariste et problématique.
Donc pour avoir les financements, j’ai été obligée de faire quelque chose d’assez ouvert. Et en même temps j’utilise l’intersectionnalité. Tout rentre dedans.
D’un autre côté, je n’en ai pas parlé, mais il y a tout un univers parallèle. Quand je vais dans des événements afro, il y a énormément de livres mais qui n’ont pas la même visibilité que des livres qu’on trouve à la FNAC. Ils sont auto-édités, indépendants, mais ils ne sont pas mainstream. Diveka s’attache à les mettre en avant parce qu’il y a plein de parents qui ne connaissent pas. Je parle de tous les parents, pas seulement afro. Même s’il y a de la magie, des voitures qui parlent, n’importe quoi, à un moment il faut bien refléter la société dans laquelle on vit. Et un elfe peut être noir, une sirène peut être noire, il ne faut pas se limiter en disant que les enfants noirs doivent s’identifier à un personnage blanc.
La dimension illustration est assez forte aussi dans Diveka.
Oui parce qu’il y a aussi un problème en illustration. Je prends toujours un exemple : Astérix. Ce n’est plus possible en 2019 d’avoir un noir dessiné avec des grosses lèvres rouges. Jusqu’à aujourd’hui il est toujours dessiné comme ça. En gros dans tout le métro tu vois ce personnage caricaturé à outrance et personne ne se dit qu’il y a des parents d’enfants noirs en France qui aimeraient ne pas voir ce genre de choses parce qu’après, il faut leur expliquer que c’est un impensé colonial et que derrière il y a des gens qui pensent qu’il faut dessiner les noirs comme ça.
Cette dimension est aussi importante. Il n’y a rien à ce propos, sur les couleurs de peau, qui sont très variées, les corps qui sont sexualisés pour rien. On se demandait si on allait faire une masterclass dédiée à ça, mais c’est très difficile parce que c’est subjectif l’art. C’est difficile de dire à l’artiste « Là tu as tout faux ». Il y a énormément de choses à déconstruire, et on pourrait le faire si on se donnait les moyens, comme ce que fait Décoloniser les arts.
Tu passes beaucoup par les canaux d’Internet.
On n’a pas le choix. C’est comme pour le féminisme.
Je suis là, j’existe, mais avant moi il y a eu plein de gens, qui ont fait sûrement les mêmes choses mais on ne les a juste pas écoutées, elles n’avaient pas ces réseaux.
Il n’y a pas d’autres espaces. Je ne vois pas de quelle autre manière on pourrait se faire entendre, surtout que c’est incontournable. J’ai appris énormément, s’il n’y avait pas eu les réseaux sociaux, je ne serais pas là aujourd’hui devant toi.
Notamment grâce à Twitter, qui a fait exploser la diffusion militante.
Mais Twitter c’est un peu élitiste. Il y a plein de gens qui n’ont pas Twitter. Je connais un peu la sphère antiraciste et c’est très difficile de faire percer un discours populaire. Il y a aussi avec Instagram où tu peux faire passer plein de choses comme avec mon compte Les Puissantes. L’image a un vrai impact. Mais il y a des couches populaires qui n’y ont pas accès, il y a une vraie fracture. Il y a des gens qui ont besoin de certains discours, et les antiracistes ne vont pas jusque-là. Je n’y arrive pas. Mais ce qui est bien avec les réseaux sociaux c’est qu’il y a tout un archivage, on apprend. Si tu attends de l’école… Bon. (rires)
Illustration de couverture et BD : Lila Castillo