Comédienne et stand uppeuse aux multiples talents, Tahnee, l’autre, vous raconte les actualités et le monde d’aujourd’hui avec panache. Sur scène comme dans les « pages » de Manifesto, elle décrit notre quotidien entre contradictions, ras-le-bol et tout de même, quelques bribes d’espoir.
Illustration : Déborah Sierra
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Il y a quelques mois, une jeune femme noire que je connais bien, a été invitée à quitter l’intérieur d’un restaurant à Istanbul à cause de « son odeur »… Oui oui, ne regardez pas votre portable ou le coin en bas à droite de votre ordinateur : nous sommes bien en 2019 ! Chassée d’un restaurant à cause d’une « odeur de noire »… Évidemment on ne reprochera à personne une « odeur de (peau) rose ». Cet incident, qui a statistiquement déjà dû arriver à d’autres – parce que le monde est encore un peu pourri, dans une forme identique ou proche, m’a vraiment choquée. Parce que l’être humain est complexe, et que quand quelque chose arrive à un·e de ses connaissances, ça fait mille fois plus d’effets. (Exemple : Britney Spears se rase la boule à zéro : boarf on s’en fout, ta meilleure pote se rase la boule à zéro : whaaaat, t’es sûre ???)
Cet incident m’a choquée et m’a ramenée à une question que je me suis posée récemment, après 15 jours de vacances à l’étranger : une femme noire peut-elle en fait juste voyager tranquillement ?
Je voulais vraiment écrire une chronique là-dessus il y a longtemps, mais à chaque fois c’est la même chose, au moment de poser le crayon, ma petite tête m’assaille de questions : est-ce vraiment un bon sujet ? Est-ce que ça ne fait pas trop la fille qui se plaint tout le temps ? Est-ce que les gens comprendront ou trouveront que tu exagères ? Résultat : j’ai mis trois mois à pondre ce truc !
Mais ce témoignage supplémentaire d’expérimentation du racisme, sur une femme, que je connais, en vacances, m’a donné comme un coup de jus, et je me suis dit qu’il fallait que j’écrive quelque chose, qu’il fallait que ça sorte. J’ai donc décidé de vous partager quelques anecdotes croustillantes sur mon dernier voyage.
Il y a environ trois mois maintenant, je suis partie en vacances avec une de mes amies, noire, d’origine antillaise comme moi, à Cuba. Alors premièrement je vous vois venir : Cuba ! Elle s’emmerde pas la petite, ça paye les chroniques Manifesto (!), et le réchauffement climatique dans tout ça ?! Et je vous répondrai que vous avez raison, que je devrais m’engager à passer mes prochaines vacances à Limoges, en savoir plus sur la porcelaine et découvrir ce riche patrimoine français. Mais parfois, les publicités, l’envie de soleil, de narguer ses potes, tout cela va très vite, on peut être faible, claquer toutes ses économies et oublier sa bonne morale (et la porcelaine).
Nous avons donc craqué ! Et d’ailleurs constaté que nous ne ressemblions pas forcément aux autres personnes de l’avion qui eux aussi avaient craqué pour Cuba ! Après avoir imaginé pendant quelques minutes une version aérienne du film Get Out, nous sommes arrivées sur les terres cubaines toutes guillerettes et insouciantes !
Et quelle a été notre surprise : sifflement dans la rue, regards appuyés, se faire suivre… Mais génial, le patriarcat et le harcèlement de rue ont ça de bon, tu peux partir à des milliers de kilomètres de chez toi, tu les retrouveras ! Ce qui m’amène à l’observation suivante : premièrement, une femme seule en voyage ne pourra jamais être complètement dépaysée. Sauf si elle a été élevée par des louves et a grandi dans un endroit secret entourée de femmes un peu comme dans la scène du début de WonderWoman (désolée d’avance pour celleux qui n’ont pas la référence, mais joli paradis), elle trouvera à n’importe quel coin du globe un petit bout de sexisme et de harcèlement qui lui rappellera la maison.
Il me semble ensuite que lorsque tu n’es pas blanche, tu as la chance d’être non seulement l’objet de commentaires et de désirs des locaux que tu visites, mais aussi de tes copains de l’avion !
Il y a donc René qui, une fois installé sur la plage avec sa femme et ses enfants (!), trouvera ton amie physiquement sympathique et lui demandera s’il peut prendre une photo avec elle. Et René ne comprendra pas sa réponse « non » ! « Quoi ? Je suis blanc et riche, en vacances, tu es noire et belle, tu ressembles à une cubaine et je ne peux pas me faire prendre en photo avec toi ? Tu n’es pas fun ! » René, peut-on juste être en vacances comme toi ?
Puis en allant chercher à boire à la buvette, tu croiseras Michel, qui devrait gentiment se contenter de dorer son bidon au soleil comme tout le monde, mais qui t’interpellera depuis sa serviette pour faire des paris sur tes origines en t’entendant parler français : « Guadeloupe ? Martinique ? Réunion ? » Et toi, Michel, je te demande si tu viens de Bourgogne ou de Franche-Comté ?
Le clou du spectacle c’est quand après tout ça tu décides d’aller te baigner, de profiter de cette plage paradisiaque. Tu sais ce genre de plage que tu avais mis en fond d’écran, devant laquelle tu avais tant bavé… Quand tu finissais tes journées fatiguée, quand tu as tremblé mais que tu as fini par taper ton code de carte bleue pour réserver les billets. La plage que tu as trimé pour avoir… Et qu’un gros balourd s’installe à côté de ta serviette (alors qu’il y a environ trois hectares de sables disponibles à la ronde) et cherche à savoir « combien tu coûtes ? »
On évoquera pas les « hmmm », les « chocolat », les ceci, cela, je crois qu’à un moment donné, mes oreilles se sont mis en mode avion, « no wifi, no reception » please.
Alors vous me direz, ça va, rien de grave, juste des mots, « y’a pas mort d’hommes » (parenthèse : on s’est déjà arrêté sur cette expression ? « et mort de femmes ? », bref !). Je sais d’où je parle, je parle depuis une situation qui me donne l’opportunité physique et matérielle de partir loin de chez moi, avec une amie, en vacances, vers une destination quelque peu convoitée. Et je sais que ma blague précédente était facile car certaines personnes passent des vacances dans le Limousin plus par manque de moyens que par conviction, et que dans ces situations les porcelaines sont appréciables…!
Mais quand tu économises et que tu décides de partir vers une destination qui te fait rêver, que tu l’as choisie aussi en partie parce que la culture et l’histoire de ses habitant·es t’intéressent – par exemple parce que c’est une île antillaise, et que tu as des origines antillaises – et que tu ne peux pas passer une journée sans être à l’affût, aux aguets, de la prochaine remarque, du prochain regard, du prochain geste, de « et lui derrière, qu’est-ce qu’il fait ? », tes vacances peuvent avoir un arrière-goût amer.
Où partir se reposer et se changer les idées ? (#patriarchyallovertheworld #extremedroitequimontepartout #passionlesbophobie)
Nous sommes parties à Cuba, nous avons pris des selfies, bu des daiquiris, nargué nos ami·es, beaucoup ri (parce qu’on est zinzins et qu’on s’aime beaucoup !), mais nous avons retenu qu’aujourd’hui, l’espace public n’est manifestement pas encore prêt pour deux femmes de couleur en voyage. Et ça, ça peut donner envie de partir à Limoges casser de la porcelaine !
À l’heure où le soleil revient et que chacun·e commence doucement à faire ses plans pour l’été, je nous propose donc un objectif : que peu importe le lieu, il serait vraiment bon qu’on essaye mutuellement toutes et tous de « se faire des vacances » !