En mai dernier, les caquetages autour de la scénographie de la 68e édition de l’exposition Jeune Création aux Beaux-Arts de Paris – ratée, certes – éclipsaient presque un phénomène pourtant bien plus inquiétant : parmi les 38 artistes de moins de 45 ans sélectionnés cette année se trouvaient seulement 7 femmes, soit 18% des exposants.
Une part infime – en deçà même des standards déjà coupables des plus grandes foires internationales, la FIAC comprise, où la part d’artistes femmes présentées est de l’ordre de 25 à 30%. Jeune Création 2018, s’il ne demeure qu’un exemple, illustre toutefois un phénomène peu médiatisé : loin de se cantonner aux hautes sphères du marché de l’art international et de ses plus grandes institutions, les disparités entre plasticiens et plasticiennes dans l’art contemporain se manifestent dès les premières années de carrière, malgré la forte féminisation des études d’art.
Les jeunes artistes s’évaporent-elles ?
Nous avons enquêté durant plusieurs mois, interrogé experts, commissaires, associations, et recueilli les témoignages de plus de 40 jeunes plasticiennes, afin de comprendre comment le champ de la création artistique, où le bon sens voudrait que le talent prévale sur le genre, demeure affecté, plus durement encore que d’autres espaces professionnels, par d’importantes inégalités de genre. Avec pour objectif d’en explorer les causes, ainsi que les moyens mis en œuvre aujourd’hui pour juguler le phénomène.
Fatale entrée en carrière
Chaque année, depuis le début des années 2000, environ 65% des diplômés français en école d’art sont des femmes. Pourtant, dès les premières étapes observables des carrières des jeunes artistes, on observe un décrochage statistique immédiat. Sur les années 2014-2018, les principaux prix dédiés à la création émergente à Paris – Prix de la Fondation Ricard, Salon de Montrouge, Jeune Création, Prix Révélations Emerige – ont sélectionné 44% de plasticiennes. Dédiés aux artistes encore en début de carrière, ces prix constituent l’une des premières instances de légitimation du milieu, et pour certains une véritable rampe de lancement. Un peu plus reconnus encore, les artistes peuvent commencer à prétendre exposer au sein de l’un des 49 centres d’art français, qui se veulent des espaces d’expérimentation, largement soutenus par les collectivités locales et le Ministère de la Culture. Ici, la part de plasticiennes exposées tombe, pour l’année 2015, à 31%.
Difficile de qualifier ces institutions de sexistes, elles se veulent à la pointe des problématiques de genre au sein de leur programmation, et 65% de femmes en sont à la direction. Même chose du côté des Prix dédiés à la création émergente, dont la part d’artistes femmes présentées illustrent pourtant les difficultés rencontrées par celles-ci dès les premières années de carrière. Jeune Création et le Salon de Montrouge, contactés sur le sujet, n’ont pas donné suite à nos questions, mais semblent avoir pris la mesure du sujet : en témoigne la proportion record d’artistes femmes sélectionnées pour l’édition 2019 de Montrouge, annoncée le 8 novembre dernier : près de 60% ! « Si nous ne souhaitons pas raisonner en termes statistiques, il est évident que le Salon de Montrouge a une responsabilité vis-à-vis de la création émergente, et donc auprès des plasticiennes, qui demeurent sous-représentées » précise Ami Barak, co-directeur artistique de la manifestation.
Ainsi, l’ensemble des parties prenantes de l’écosystème autour de l’art émergent, des écoles aux prix en passant par le Ministère de la Culture, qui a chargé Agnès Saal de mettre en œuvre sa feuille de route Egalité 2018-2022, prennent la mesure d’une problématique qui pourtant demeure.
« L’inégalité femme-homme au sein des carrières artistiques touche l’ensemble des champs et des pays, même s’il existe des contrastes plus ou moins marqués » explique Marie Buscatto, sociologue au CNRS et professeure à l’Université Paris 1, spécialiste des rapports sociaux de genre dans les mondes des arts. Dans une interview au projet visuelles.art, initié par Marie Docher, elle poursuit : « Ce phénomène inégalitaire a pour caractéristique de se poursuivre malgré la conscience de son caractère problématique ».
Plus qu’une discrimination directe et systématique, il s’agit tout d’abord d’un cumul de processus sociaux qui différencie les trajectoires selon les sexes.
Il convient en effet, pour comprendre les mécanismes à l’œuvre, de se départir des idées reçues inhérentes à la réussite artistique, qui serait le fruit du génie, à plus forte raison du talent et de la qualité d’une production. L’art contemporain est une carrière comme une autre, dont les caractéristiques le rapprochent à de nombreux égards des professions libérales, voire de l’entrepreneuriat. À rebours d’une vision encore romantique, celle d’un artiste “élu” au-dessus des nuées.
Les affres de l’auto-éviction
Si le monde de l’art et ses acteurs ne sont pas exempts de responsabilités dans la sous-représentation des femmes artistes, les déterminants sociaux, au sens large, ont une part importante dans le phénomène. Dans une étude parue il y a près de 10 ans, les chercheurs Magali Danner et Gilles Galodé mettaient en évidence la plus forte proportion des femmes diplômées en école d’art à opter, moins de deux ans après leur diplôme, pour un emploi salarié. À 18 mois, la proportion était, pour l’année 2005, de 69% des femmes employées en CDI ou CDD, contre 51% des hommes, qui se trouvaient ainsi davantage travailleurs indépendants.
Cette enquête, parmi d’autres, illustre le principe sociologique d’auto-sélection, appliqué ici au genre, énoncé notamment par Marie Duru-Bellat, appliqué aux carrières des artistes plasticiennes. Ces carrières sont, en effet, particulièrement précaires, en premier lieu au cours des années suivant le diplôme, et les chances de vivre de sa pratique sont minces. Si les chiffres diffèrent, on admet généralement que seuls 5 à 10% des diplômés en auront la possibilité. Dans ce cadre, et face à un accompagnement très faible – hébergement, conditions de production – dans les années qui suivent ce diplôme, la carrière d’artiste a des allures de pari.
La reconnaissance dans le milieu, graduelle et codifiée, est généralement tardive, et la vente régulière d’œuvres ne concerne que des artistes installés et intégrés au système marchand, cas de figure n’apparaissant que rarement avant 35 ans. Dès lors, la plupart des artistes émergents mènent des activités parallèles, et également précaires, afin de pourvoir à leurs nécessités de vie et de production. Or, et c’est justement le déterminant de ce principe d’auto-sélection, de nombreuses études ont montré comment les jeunes femmes subissent les poids spécifiques de la conjugalité et de la parentalité, soit une responsabilité de s’orienter vers des carrières garantissant à la fois une forme de stabilité et de sécurité leur permettant d’assurer les charges d’épouse et de mère.
Ces mécanismes, qui constituent le socle des inégalités dans la construction genrée, se forment dès les cercles de socialisation primaires, puis secondaires, au cours des années d’enfance et jusqu’aux cycles supérieurs. Et représentent une première barrière, implicite, à la juste représentation des plasticiennes. Il ne s’agit ainsi pas de décréter que les femmes ont naturellement une aversion au risque, tel qu’il se profile à l’orée d’une carrière incertaine, mais que la société fait peser sur elles une responsabilité dont la charge devrait être également répartie avec les hommes, épargnés par ce phénomène et plus prompts à accepter la précarité de ces premières années de carrière. Ce poids peut devenir bien plus explicite, notamment lorsqu’est abordé le cas de la maternité. Sous couvert d’anonymat, de nombreuses artistes témoignent d’ailleurs en ce sens. Dès l’école, professeurs et pairs mettent ainsi en garde contre l’incompatibilité entre maternité et carrière artistique, qui devient ensuite une conviction intériorisée : « Ma grossesse en 2015 a été un moment de grande angoisse : je me souviens avoir caché mon ventre lors d’une première rencontre avec un galeriste qui souhaitait m’exposer. Je suis certaine que l’exposition n’aurait pas eu lieu s’il avait compris mon état. » témoigne une jeune artiste.
La maternité cristallise d’ailleurs autant ces choix intériorisés par les femmes que les inégalités réelles auxquelles elles font face : « La possibilité d’avoir un enfant est un handicap. Des études ont montré que même lorsqu’une artiste clame qu’elle ne veut pas d’enfants, elle reste quand même dans la case “mère potentielle.” » dénonce Marie Docher. « Alors quand elles en ont un… » Par-delà les discriminations auxquelles font face les jeunes artistes et mères s’ajoutent les difficultés matérielles d’une existence précaire, flexible, ou presque aucun programme ou résidence ne prend en compte les nécessaires aménagements inhérents à la maternité, dont la charge incombe encore aujourd’hui davantage à la mère qu’au père. La maternité, entre méfiance des intermédiaires et faiblesse de l’accompagnement, devient alors parfois, souvent peut-être, une période de mise en retrait de la pratique artistique, voire un facteur de reconversion vers une autre carrière.
Les femmes artistes, contraintes à l’auto-éviction malgré toute la bonne volonté du système ?
Evidemment, non. Entre présupposés machistes, discriminations directes et harcèlement, le milieu de l’art, des écoles à son marché, demeure embourbé dans un archipel d’archaïsmes qui jouent leur part conséquente dans ce phénomène.
L’art, une histoire d’hommes ?
Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ?
Ainsi l’historienne Linda Nochlin défrayait-elle, en 1971, la chronique souvent feutrée de l’histoire de l’art, et ouvrait la question de la place des femmes dans le champ artistique en un titre. Si le féminisme infusait, en ce début de décennie, la majorité des pans de la société occidentale, il s’était jusqu’alors fait discret dans le champ de la création plastique. Par cet article, Linda Nochlin dénonçait alors la faillite de l’histoire de l’art académique. En effet, celle-ci ne parvenait à percevoir, et reconnaître encore moins, que cette histoire avait été écrite par et sur des hommes blancs, faisant peu de cas d’artistes qui auraient eu le malheur d’être des femmes, ou des racisés, ou pis, les deux.
La thèse de Nochlin repose sur la remise en cause du génie – « pouvoir mystérieux et intemporel incarné dans une personne, le Grand Artiste » – comme source transcendante, ayant guidé la destinée des artistes hommes “majeurs” de l’histoire de l’art, de Michel-Ange à Jackson Pollock. La thèse du génie, structurant une grande partie des courants de pensée de la philosophie esthétique et de l’histoire de l’art, justifierait, par le fait-même que seuls des hommes blancs en eurent été dotés, la mise à l’écart des artistes femmes et des racisés, qui auraient tout aussi bien pu être touchés par cette grâce arbitraire. Or, explique Nochlin, la notion de Génie, certes considérée avec davantage de recul au XXème siècle, occulte en fait les dimensions sociales et institutionnelles permettant l’accès à l’éducation artistique et ensuite à la reconnaissance.
Pour Nochlin, il ne s’agit pas de chercher des pendants féminins à Vermeer ou Giotto, des génies méconnues qu’il s’agirait de requalifier. Ces « Grandes Artistes » n’ont pas existé car les conditions socio-institutionnelles ne permettaient pas leur accès à la pratique et la reconnaissance artistique. Dès lors, il s’agit pour Linda Nochlin de créer ces conditions d’accès afin qu’émergent, plus tard, ces femmes artistes qu’on considérerait comme majeures, indépendamment de leur genre. Nochlin ne nie pas la présence de femmes artistes importantes dans l’histoire de l’art, artistes dont l’apport a d’ailleurs souvent été minoré, voire oublié. Mais elle affirme que les conditions de vie des femmes ne permettaient pas le plein épanouissement de leurs capacités artistiques.
Au-delà de cette thèse, dont la dimension bourdieusienne demeure en 1972 provocatrice, Nochlin a malgré tout contribué à inspirer la féminisation de l’histoire de l’art. Si l’accès aux bonnes conditions d’éducation et de production restait limité pour les artistes femmes, il n’en demeure pas moins qu’une part importante de ces créatrices, jusqu’à la seconde moitié du XXème siècle, ont souvent vu leurs pratiques mésestimées, voire complètement invisibilisées. L’association AWARE : Archives of Women Artists, Research and Exhibitions, créée en 2014 par la commissaire Camille Morineau, œuvre justement à cette réécriture de l’histoire de l’art, en particulier la mise en lumière d’artistes femmes du XXème siècle. « Il est important de reconstruire l’histoire pour modifier le présent », explique Hanna Alkema, responsable des programmes scientifiques de l’association. AWARE rejoint en ce sens d’autres initiatives parallèles, menées à l’étranger, comme A Space of One’s Own, base de données bientôt mise en ligne par des chercheurs de l’Université de l’Indiana, qui se voudra la plus exhaustive en la matière. S’il n’est pas question de rattraper ces siècles où la part des femmes artistes était réduite à la portion congrue, leur attribuer leur place légitime sur ce temps long est essentiel aux luttes actuelles vers une parfaite égalité.
Alors que le XXIème siècle occidental a justement permis aux femmes d’accéder à ces formations artistiques, et à certaines d’être enfin reconnues de leur vivant à la hauteur de rétrospectives majeures – Annette Messager au MoMa en 1995, Louise Bourgeois la même année au MAMVP et en 2008 au Centre Pompidou, Sheila Hicks, à Beaubourg également, il y a quelques mois – des inégalités majeures demeurent en effet, au niveau statistique autant que celle de la perception péjorative d’un art dit « féminin ».
Le persistant poncif de l’art “féminin”
« Parmi les obstacles rencontrés par les artistes femmes pour accéder à la réputation marchande et/ou institutionnelle, il y a notamment des représentations, des normes, des attentes sexuées portées par les intermédiaires de l’art contemporain » explique Mathilde Provansal, qui rédige actuellement une thèse intitulée Artistes mais femmes. Carrières et réputations artistiques dans l’art contemporain. Ainsi, nombre de jeunes artistes témoignent de ce biais, souvent insidieux. Morane Grignon, étudiante photographe, précise :
Il y a encore, au sein du milieu, l’idée d’un art féminin connoté négativement. Cette notion floue a été utilisée parfois pour critiquer un travail qui évoquait trop l’affect personnel. C’est le même processus pour décrédibiliser une démarche que dire d’une femme qu’elle a un comportement hystérique.
Cette stigmatisation des artistes femmes et de leur pratique, toujours vivace parmi le corps professoral des plus grandes écoles d’art ainsi que certains intermédiaires, s’apparente en effet à une double sanction. D’une part, la tendance à chercher et dénigrer ce qui relèverait du genre dans les œuvres d’artistes femmes – sensibilité, délicatesse, fragilité, autant d’attributs qui, rattachés à une pratique masculine, deviennent alors des atouts et la marque d’une capacité sensible exacerbée. D’autre part, des préjugés récurrents envers la femme s’emparant de médias historiquement monopolisés par les hommes, en raison de leur dimension physique et technique. Là encore, les témoignages de discrimination, en école d’art notamment, sont légion. « Le jury de mon diplôme de cinquième année m’a reproché le fait de ne pas revendiquer de posture féministe alors que je développe une pratique de sculpture, sous-entendant que c’était un médium appartenant aux hommes » témoigne anonymement une ancienne étudiante. « En tant que femme, j’ai subi à maintes reprises une forme d’illégitimité quant à l’utilisation de certaines machines en atelier, spécialement en bois et en métal. Les femmes n’auraient pas leur place dans des ateliers où l’on utilise des machines dangereuses, ne sauraient pas faire, étant trop fragiles pour ça… » poursuit une autre.
Afin de contrer ces points de vue sexistes, qui perdurent au sein même des institutions formant les jeunes artistes, il apparaît essentiel de doter les jeunes femmes de cette perspective critique, et de leur donner les moyens de s’identifier davantage à des modèles féminins. « Construire un récit inclusif de l’histoire de l’art permet notamment de faire émerger de nouveaux modèles féminins qui inspireront les plus jeunes générations. » reprend Hanna Alkema. La mission que se donne AWARE, aux côtés de nombreuses autres associations, commissaires, et historien-e-s de l’art, est ainsi de pérenniser une histoire de l’art plus paritaire, à même de contribuer à éradiquer ces archaïsmes.
Des réseaux pour perpétuer la domination masculine
Il est indispensable, afin de comprendre les difficultés que rencontrent les jeunes plasticiennes, de prendre en compte l’importance de la dimension sociale dans la construction des carrières artistiques. Il ne s’agit évidemment pas de dénoncer, à la suite de quelques aigris, les complots et les cabales qui régiraient implacablement le monde de l’art et disposeraient des carrières dans le secret des arcanes. Plutôt transparent, l’ensemble des parties-prenantes du milieu s’accorde sur la place essentielle des réseaux, voire des mondanités, dans un milieu où le jugement des pairs, critiques, institutions, collectionneurs, est le facteur premier de réussite, puis de subsistance, pour un artiste. Et comporte une évidente part subjective. « La réussite d’un artiste ne dépend pas seulement de la reconnaissance de sa production artistique mais également de sa capacité à s’insérer dans des réseaux professionnels, à faire la promotion de son travail et à capter l’attention des intermédiaires pour le rendre visible » confirme Mathilde Provansal.
Les plasticiens, et les plasticiennes, donc, sont peut-être davantage tenus à ces stratégies sociales que les artistes émergents au sein d’autres champs, musical ou cinématographique, par exemple. Cette dimension particulièrement notable dans l’art contemporain est, à trois égards, vecteur d’inégalités chez les artistes en début de carrière.
En premier lieu, les comportements et attributs favorables à ce qu’on appelle communément le réseautage – capacité à se vendre, voire à « survendre » son travail dans l’optique de convaincre des intermédiaires – sont davantage valorisés socialement chez les hommes que les femmes. Ce phénomène, qui affecte les femmes dans l’ensemble des champs professionnels, est particulièrement handicapant dans les domaines aux structures atomisés, les professions libérales, l’entrepreneuriat, ainsi que les carrières artistiques. Marie Buscatto note l’importance de ces capacités, qui sont davantage valorisées chez les hommes, et les favorisent tant traditionnellement que sur les réseaux sociaux, outils désormais essentiels de visibilité. Ces réseaux, poursuit la chercheuse, ont un fonctionnement davantage orienté vers la valorisation de comportements dits masculins, de par la prédominance même des hommes dans les structures qui les ont développés, et contribuent par là à accentuer une inégale capacité de représentation en début de carrière.
En second lieu, et de manière plus évidente encore, ces réseaux que les jeunes artistes cherchent à intégrer demeurent majoritairement masculins. « L’injonction à la séduction peut limiter l’insertion des femmes dans des réseaux professionnels et les possibilités d’auto-promotion dans un milieu professionnel qui reste assez machiste. » précise Mathilde Provansal. Au-delà même de leur capacité à présenter et promouvoir leur travail, les jeunes plasticiennes se heurtent ainsi, dès leur sortie d’école, à de plus grandes difficultés qui contraignent rapidement leurs carrières. « Les jeunes femmes artistes ont moins confiance mais n’ont également pas accès aux réseaux que les hommes savent créer et utiliser. Ils se cooptent beaucoup, trouvant ainsi des opportunités d’avoir un atelier, des moyens que n’ont pas les femmes, qui doivent souvent trouver un « job » pour payer leur atelier » déplore Marie Docher, photographe et fondatrice de la plateforme visuelles.art, collection d’entretiens inestimables sur ces questions dans l’art contemporain. Ces difficultés entraînant ainsi une précarisation ainsi qu’un accès plus limité aux capacités de production et de diffusion.
On dénote enfin un troisième facteur d’inégalité reposant sur cette dimension sociale des carrières artistiques. En effet, le corollaire de ce milieu encore fortement masculin, relativement âgé, et reposant sur des relations de pouvoir et d’influence, consiste en la récurrence de faits de harcèlement envers les femmes, faits qui sont souvent perpétrés dès l’école d’art et reproduits ensuite par la majorité des intermédiaires.
L’art contemporain, terrain de harcèlement
Le cas du harcèlement en milieu professionnel, notamment celui de propositions sexuelles en échange de faveurs ou avantages, dépasse évidemment le cadre de la jeune création en art plastique.
Ainsi, comme le rappelle le Secrétariat d’Etat chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations, une femme sur cinq se trouve, au cours de sa carrière professionnelle, confrontée dans ce cadre à une situation de harcèlement.
Pourquoi les jeunes plasticiennes sont-elles alors particulièrement exposées ?
Une fois encore, la perpétuation d’une caste masculine dominante dans le champ de l’art contemporain est un terreau fertile à la persistance de pratiques sexistes, voire relevant directement du harcèlement. L’atomisation de ce champ, où de jeunes artistes se retrouvent isolées et en situation de besoin face à des intermédiaires plus puissants qu’elles – galeristes, commissaires – et des collectionneurs, renforce encore les facteurs de risques. En découlent un nombre faramineux de témoignages, souvent anonymes, de plasticiennes victimes de ces pratiques au cours de leurs premières années de carrière. Une étudiante aux Arts Déco qui se voit reprocher de porter un jean trop moulant avant son jury de fin d’étude, une jeune artiste écartée d’une exposition suite à son refus de coucher avec le commissaire d’exposition, un collectionneur insistant quant à de potentielles faveurs sexuelles comme préalables à son achat, autant de situations qu’il est difficile de quantifier, mais reviennent ad libitum au sein des témoignages recueillis. Ces situations apparaissent en réalité bien avant l’entrée dans le champ professionnel, comme le rappelle Marie Docher : « Les inégalités commencent très tôt, bien avant les formations. Les jurys d’école d’art abordent les candidats et candidates, commentent les prestations, les vêtements, le physique. »
Les stéréotypes sexistes dévalorisants sont incroyables même de la part de femmes dans les jurys. Durant les études, les discriminations, le harcèlement, sont monnaie courante.
Dès 2013, un rapport controversé, mené par le Sénat, épinglait la récurrence de ces situations en école d’art, ainsi que la culture de connivence et l’opacité qui leur permettait de prospérer. Si certaines écoles, sous l’impulsion récente du Ministère de la Culture, ont entamé un travail de fond dans ce domaine, ces établissements demeurent fortement touchés par des affaires allant de la propagation de présupposés sexistes au harcèlement, où le corps professoral, majoritairement masculin et âgé, se trouve régulièrement impliqué. Le directeur des Beaux-Arts de Paris, Jean-Marc Bustamante, s’est ainsi vu débarqué avec fracas en juillet 2018 suite à de multiples plaintes durant l’année passée. Elles prenaient pour origine une pétition, lancée par un petit groupe d’étudiant-e-s, dénonçant l’absence de prise en considération de ces situations problématiques par la direction. S’en est suivi une lutte d’influence relativement opaque, menée dans les arcanes de l’école, aboutissant à l’éviction de Bustamante, et une apparente lenteur des instances de tutelle, dont le Ministère, à prendre des mesures concrètes en vue d’enquêter et de lutter contre ces récurrences sexistes.
La mise en place d’une charte Égalité, au début de l’été, témoigne toutefois d’une volonté d’accélérer les mesures prises au sein de l’établissement, comme le rappelle Julien Rigaber, son secrétaire général : « La charte Egalité prévoit une série d’engagements, dont la création d’une cellule de veille contre le harcèlement et les discriminations. La mission Harcèlement/Discrimination, confiée conjointement à Agnès Saal, Haute fonctionnaire à la diversité et à l’égalité, et moi-même, Secrétaire général des Beaux-arts de Paris, a pour mission de proposer aux autorités de tutelle et au CA de l’établissement un état des lieux des risques identifiés et des mesures nécessaires que nous pourrions préconiser pour maîtriser ceux-ci et permettre l’identification de comportements contraires à la déontologie, délictueux ou criminels afin que les autorités compétentes puissent engager les poursuites qui s’imposent. »
Une mission qui a déjà conduit en interne à la suspension de Philippe Comar, professeur de dessin au sein de l’établissement, le 10 Octobre, de manière relativement confidentielle. Julien Rigaber précise que cette suspension « relève d’une décision ministérielle qu’il ne nous appartient pas de commenter ».
Si, un an après le début de l’affaire Weinstein et le fort accent mis sur ces problématiques de harcèlement dans la majorité des champs professionnels, des actions concrètes commencent à prendre effet au sein des écoles d’art, la question des pratiques sexistes et de harcèlement demeure un enjeu majeur chez les plasticiennes en début de carrière, peu protégées et toujours vulnérables face aux intermédiaires.
Quelles mesures aujourd’hui pour changer de paradigme ?
Malgré une prise de conscience généralisée du phénomène par la quasi-totalité de ces instances, les inégalités demeurent, étant davantage un « ensemble de processus sociaux » organique qu’une forme systémique de discrimination, comme l’expliquait Marie Buscatto. Pire encore, « le réveil féministe actuel, avec des intérêts et des actions visibles dans le monde de l’art, est venu répondre à de grandes inégalités, proche de ce qui s’est passé au tournant des années 1970. Passé le début des années 1970, la situation s’est progressivement re-dégradée et il faut rester vigilant pour qu’il ne se passe pas la même chose aujourd’hui, un effet de backlash » s’inquiète Hanna Alkema. Il s’agit donc aujourd’hui de mettre en place des solutions viables et pérennes, dont l’impact ne s’effritera pas rapidement dans les années à venir.
Une première forme de réponse provient du Ministère de la Culture, dans le sillage de la déclaration d’Emmanuel Macron qui fait de l’égalité entre les femmes et les hommes « la grande cause nationale » du quinquennat en novembre 2017. Dans la foulée, Françoise Nyssen, alors encore en poste, annonçait en février dernier la mise en place d’une feuille de route, « Égalité 2022 », dont l’ambition annonçait le passage « d’une égalité en droit à une égalité en actes ». Agnès Saal, en charge de cette mission au sein du Ministère, statuait alors la nécessité d’accélérer de manière drastique :
Au rythme naturel où va la diminution des inégalités femme-homme dans la culture, c’est à dire une stagnation, voire parfois une régression, la disparition de ces inégalités risquerait de prendre entre 100 et 150 ans.
Dès lors, le plan repose sur un ensemble de mesures concrètes permettant de juguler au maximum ces inégalités d’ici la fin du quinquennat.
En quoi consistent ces mesures ? Tout d’abord, une mise à égalité des salaires versés aux femmes au sein du même ministère, salaires aujourd’hui de 10% inférieurs à ceux de leurs homologues masculins. Ensuite, la mise en place de quotas visant à établir la parité au sein des Directions des Établissements Publics Nationaux – 35% d’entre eux étant aujourd’hui présidés ou dirigés par des femmes – puis d’imposer une parité progressive au sein des programmations artistiques de ces établissements. Parité d’autant plus ardue à imposer rapidement que certaines institutions ont déjà bouclé ladite programmation sur les deux à cinq prochaines années. Enfin, et ce dernier point concerne au premier chef les inégalités évoquées dans cette enquête, un accent tout particulier devrait être mis sur les écoles d’art, notamment en terme d’accompagnement des plasticiennes au cours de leurs premières années de carrière. La parité dans les jurys et commissions de sélection devrait devenir une norme, tandis que le corps professoral devrait lui aussi tendre vers cette parité et se voir plus sévèrement encadré pour prévenir les dérives qui paraissaient émailler leur rapport aux étudiantes et étudiants depuis plusieurs décennies. À la sortie de l’école, des formations spécifiques ainsi qu’un effort réalisé sur la mise en place de réseaux, d’anciennes élèves notamment, devrait permettre de lutter contre cette « évaporation » des plasticiennes.
Se mobiliser en-dehors des institutions
Si la bonne foi du Ministère ne semble pas faire de doute, il en va différemment de sa capacité à faire coïncider le temps politique avec l’urgence de certaines revendications. Dès lors, il convient de se tourner vers un ensemble d’initiatives particulières, menées par les acteurs mêmes de l’art contemporain.
En premier lieu, un travail de recherche et de sensibilisation, à l’œuvre aujourd’hui, est nécessaire à la mise en perspective des inégalités de genre dans l’histoire et le monde de l’art, afin de créer et consolider davantage de vocations féminines. C’est notamment la mission de l’association AWARE, que nous évoquions, au côté de nombreuses autres structures, chercheuses et chercheurs, ainsi que commissaires.
La question de la parité au sein des programmations d’exposition demeure vivace, alors que certains commissaires, telle Julie Crenn, en ont fait une démarche activiste : « Les directeur-trice-s d’institutions, les critiques et les commissaires portent une responsabilité quant à la visibilité des artistes isolé-e-s de l’espace dominant incarné par des hommes cisgenres, blancs, hétéros. Pour les expositions collectives, selon les problématiques travaillées, le travail de recherche est important (lectures, visites d’expositions, visites d’ateliers etc.). Ce travail de recherche permet d’identifier un corpus d’artistes et d’œuvres qui favorise un engagement féministe et une égalité entre tou-te-s ». Certains, au contraire, regrettent dans cette pratique de la parité – ainsi que de la réalisation d’expositions exclusivement féminines – une forme de ghettoïsation de genre. Elle demeure toutefois un moyen d’action à court terme, et permettant rapidement une plus grande visibilité à l’actuelle génération de plasticiennes.
Plus nuancé, Ami Barak note les « effets pervers » que peuvent générer à moyen terme ces quotas, mais exhorte ses pairs à adopter une posture proactive : « Il arrive souvent, en tant que commissaire, de se retrouver face à une sélection d’artistes majoritairement masculine lors de l’organisation d’une exposition. Il est alors nécessaire de s’obliger à un travail de recherche afin de mettre en avant les pratiques de plasticiennes que l’on n’aurait pas identifiées en premier lieu. Nous disposons aujourd’hui des moyens pour le faire. »
En marge des circuits institutionnels, les milieux alternatifs se sont également emparés avec force de ces sujets, afin de dénoncer notamment l’immobilisme des acteurs traditionnels. Ainsi, Noémie Monier, présidente de DOC, espace de production dédié aux jeunes artistes dans le 19ème arrondissement de Paris, confirme l’importance de ce sujet au sein du lieu, et des structures formant ce tissu alternatif : « Ces lieux sont composés de membres plus éveillés et concernés par ces questions, ce qui de fait favorise des organisations plus inclusives qui protègent mieux les individus ». Pour elle, ces structures alternatives apparaissent comme vecteurs d’évolution dans le champ de la parité car elles favorisent le dialogue entre ses membres et la prise de décision rapide, à rebours des lourdeurs institutionnelles, même si elle tempère la capacité même de ces lieux à modifier immédiatement le paradigme d’inégalités :
La réalité se modifie lentement. La vie collective à échelle humaine d’un groupe comme le nôtre encourage et favorise ces glissements, tout aussi subtils que déterminants.
S’inspirer d’autres champs
Si le champ de l’art contemporain, à rebours de son apparent progressisme, affiche un conséquent retard sur les questions de parité, c’est en grande partie par sa propension à fonctionner en vase clos, au rythme de mécanismes de légitimation régis par une infime minorité, souvent aisée, blanche et masculine, et sans instances de régulation.
Afin d’ancrer ce paradigme égalitaire, et permettre aux futures générations de plasticiennes de disposer d’égales chances et conditions de succès, il apparaît nécessaire d’infuser les pratiques positives mises en place au sein d’autres champs professionnels, dont les conditions font écho aux difficultés rencontrées par ces plasticiennes. Ainsi, l’entrepreneuriat, aujourd’hui encore sclérosé par nombre de préjugés et pratiques sexistes, voit advenir quantité d’initiatives dynamiques qu’il est important d’étudier et d’adapter aux carrières artistiques
Parmi ces initiatives, la mise en place de réseaux et de programmes de mentoring destinés aux jeunes femmes apparaît comme une première étape pour renforcer les chances de jeunes artistes, en réduisant les facteurs liés à l’atomisation. Des associations comme Empow’her, ou plus récemment Women’up, œuvrent ainsi pour le développement de tels programmes, dans le milieu entrepreneurial ou au sein d’entreprises de grande taille. Cette solidarité inter-générationnelle, bien qu’elle nécessite d’importants moyens afin d’avoir un impact et un traitement presque individualisé des situations, a pour elle de créer des espaces d’échange et d’entraide, et plus encore de permettre la sensibilisation au plus grand nombre – de femmes mais aussi d’hommes – sur la lutte qui reste à mener dans ce domaine.
Domaine auquel des femmes consacrent aujourd’hui déjà leur vie, et dont il est important de saluer le combat. Marie Docher, qui a quasiment abandonné sa carrière afin de se consacrer au projet visuelles.art, l’évoque avec détermination : « Le sexisme est un fléau, partout. Si on ne s’en occupe pas il s’occupe de nuire à nos carrières. Si on s’en occupe, nous sommes obligées d’abandonner nos carrières par manque de temps. C’est un piège. Je sortirai plus riche de compétences et plus désargentée, sans pratiquement plus de commandes. Mon ambition était d’être photographe, pas militante. Mais il y a d’autres personnes qui continueront. C’est lancé. Ça va avancer. Nous sommes dans un moment clé de l’histoire des femmes. »
Samuel Belfond,
avec l’aide d’Ana Bordenave et de la rédaction de Manifesto XXI
Sources et pistes de lectures
https://visuellesart.wordpress.com
http://www.sciencespo.fr/osc/content/marie-duru-bellat-1
https://crennjulie.com/category/herstory/
http://www.writing.upenn.edu/library/Nochlin-Linda_Why-Have-There-Been-No-Great-Women-Artists.pdf
http://www.network-womenup.com
Ouvrage collectif à paraître en Novembre 2018 : Sylvie Octobre, Frédérique Patureau (dir.), Normes de genre dans les institutions culturelles, Presses de Sciences Po, Paris, 2018
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Merci pour cet article très intéressant à lire
Merci, bon article bien documenté et fondé, je partage sur fbk!
Merci Samuel Belfond pour votre article tellement documenté, concret, qui dénonce si clairement une réalité restée flou depuis toujours.
Ma mère est une artiste atypique, pas du tout « feminine » (même si elle aussi a peint des bouquets de fleurs pendant certains moment de sa vie !). Son plus grand plaisir était de voir l’air étonnée des gens quand ils s’exclamaient « mais vous êtes une femme ! Voyant vos tableaux on croyait que vous étiez un homme… »
Pendant sa carrière en Italie, bizarrement, je n’avais pas remarqué une discrimination (c’étais moi à m’occuper de ses expositions, elle ne voulant faire autre chose que peindre), mais à l’époque c’étaient des sujets tabou.
Par contre, quand en 2000 elle a déménagé à Paris, et j’ai voulu continuer à l’accompagner dans son travail, j’ai ressenti des blocages, que je n’avais pas mis sur le compte du genre, mais sur hermétisme parisien du milieu de l’art. Je me suis petit à petit découragée, et je n’ai pas cherché à comprendre.
Maintenant ce mouvement vers la « justice » des genres, me motive à creuser et à comprendre, pour moi, mais surtout pour elle, que je considère « une » grande artiste.
Je ne voudrais pas qu’elle fasse partie de la dernière génération des « artistes oublié(e)s ».
Merci encore !
Oh, bon sangs !!! Merci, tellement bon de lire un article aussi complet, aussi profond et intelligent, avec un point de vue assumé. Mille mercis.
Je suis artiste autodidacte, à vous lire je suis plutôt contente de ne pas être passée par une école d’art….
La violence faite aux femmes existe partout, mais il semble que dans un domaine traditionnelle y dominé par les hommes, elles soient encore plus considérées comme dangereuses.
Votre article est extrêmement passionnant, j’en apprécie beaucoup les références et comme les champs sont tous couverts.
La question de la maternité est essentielle quand c’est voulu. Il est complètement dingue qu’actuellement les artistes pères ne soient pas plus gênés aussi. Je veux dire que tout artiste-parent devrait agir pour que, par exemple, les résidences artistiques, importantes dans un parcours professionnel, soient prévues aussi pour accueillir des enfants des artistes.
Il y a des énergies en route, en tout cas, même si tout cela paraît lourd à mouvoir.
Ça devrait aboutir.
Ce qui est vrai dans la vie sociale, l’est aussi dans le milieu de l’art. Plasticienne connue sous le pseudo de « 1011 », je ne dis pas mon identité féminine mais mon travail engagée parle pour moi … : https://1011-art.blogspot.com/p/blog-page.html – https://1011-art.blogspot.com/p/noli-me-tangere.html
Mes réalisations parlent de la société dans laquelle nous vivons : droits des femmes mais aussi politique, environnement, conflits mondiaux : https://1011-art.blogspot.com/p/hommage-magritte.html – https://1011-art.blogspot.com/p/homage.html mais malgré cela je suis d’abord étiquetée comme une artiste féminine et féministe.
Je devrais peut être peindre des bouquets de fleurs ?
Cet article est excellent. Il est exhaustif et permet de mettre des mots sur des situations parfois difficiles à comprendre dans toute leur complexité.
Je dirais même EXCELLENT article! Édifiant. La route pour l’égalité des chances est encore longue…
Très très bon article !