Artiste pluridisciplinaire et inclassable du New-York underground des années 1980, David Wojnarowicz a eu droit à une magnifique rétrospective au Whitney Museum (New-York) cet été. David Wojnarowicz était, entre autres, peintre, poète, cinéaste, photographe et musicien et a été un des plus fervents activistes contre l’inaction de l’Etat américain face à l’épidémie de sida. Il est mort en 1992 de complications liées au virus. Il avait 37 ans, l’âge qu’avait son idole Arthur Rimbaud lorsqu’il mourut presque exactement un siècle plus tôt. Retour sur l’œuvre et les engagements de cet artiste virulent méconnu en France.
L’enfance difficile de David Wojnarowicz est tristement commune. Père alcoolique et violent. Abandonné, il vit dans la rue, se drogue et se prostitue dès sa jeune adolescence. Il est sauvage, et le restera tout au long de sa vie, mu par une rage créatrice et militante. Wojnarowicz était poète avant d’être plasticien. Il s’identifie rapidement à des figures d’écrivains marginalisés et autodestructeurs, tels qu’Arthur Rimbaud ou Jean Genet. Une de ses premières œuvres est une série photographique intitulée Arthur Rimbaud in New-York (1978-79). Pour la réaliser, il a fait poser des amis portant un masque du poète dans divers lieux de New-York qu’il fréquentait alors – des restaurants, le métro, la rue… Transposition outre-Atlantique de l’esprit du célèbre poète. « Je est un autre », toujours d’actualité un siècle plus tard. L’image de Rimbaud semble à la fois se fondre et se détacher de l’environnement dans lequel l’insère Wojnarowicz. Les points communs de ces deux poètes sont nombreux, de leur enfance violente et difficile, à leur sentiment d’être inadapté dans le monde dans lequel ils évoluent, en passant par la rébellion contre l’ordre établi qui nie leur liberté, en tant qu’artistes et en tant qu’homosexuels.
David Wojnarowicz rencontre ensuite Peter Hujar, bref amant, mais surtout mentor. C’est à ce moment, dans les années 1980, que l’art de Wojnarowicz prend une tournure militante. A cette époque, l’épidémie de sida fait rage dans les milieux underground dans lesquels il gravite, autour notamment de Nan Goldin, Basquiat ou Keith Haring. Wojnarowicz assiste aux derniers instants de Peter Hujar, qui meurt de complications dues au virus en 1987. Il immortalise cette disparition par une série de trois photographies : des gros plans du visage, des mains et des pieds de Peter Hujar sur son lit d’hôpital. La décomposition du corps en trois de ses éléments principaux est une belle métaphore de sa désintégration. Wojnarowicz réalisera dans les années suivantes de nombreuses œuvres en hommage à Peter Hujar, dont Untitled (Hujar Dead) (1988-89), toile sur laquelle il multiplie la photographie des pieds de son mentor sur son lit de mort. Il recouvre la toile d’un texte acerbe dénonçant l’immobilisme et le silence du gouvernement de Reagan face à l’épidémie de sida. Il y cite notamment le gouverneur du Texas – « Si vous voulez arrêter le SIDA, tuez les queers » (« If you want to stop AIDS shoot the queers ») – et affirme qu’il « [se] réveille chaque matin dans cette machine à tuer qu’on appelle l’Amérique » (« I wake up every morning in this killing machine called America »). Sa rage, Wojnarowicz l’exprime le plus puissamment dans ses écrits.
Son autobiographie Close to the knives : A Memoir of Disintegration, parue en 1991, un an avant sa mort, et traduite en français par Laurence Viallet en 2005 sous le titre Au bord du gouffre : mémoire d’une désintégration, se compose d’essais écrits pour la plupart sur le mode du « stream-of-consciousness ». Ce procédé narratif est une forme de monologue intérieur visant à retranscrire le fonctionnement cognitif du narrateur, son processus de pensée. Né au tournant du XXe siècle au Royaume-Uni – Ulysses de Joyce ou Mrs Dalloway de Woolf en sont les plus fameux exemples –, le « stream-of-consciousness » se retrouve également dans des œuvres américaines telles qu’On the Road de Jack Kerouac. La Beat Generation donc. Mouvement littéraire sulfureux et provocateur, porté par Kerouac, Burroughs et Ginsberg, qui fit scandale dans l’Américaine puritaine des années 1950.
Si Burroughs était un des modèles de Wojnarowicz – l’admiration était mutuelle –, c’est le poème « America » d’Allen Ginsberg qui parait le plus proche des écrits de Wojnarowicz. Les deux poètes dénoncent avec autant de finesse et de véhémence l’inaction et l’hypocrisie du gouvernement américain à 35 ans d’intervalle. America commence par « Amérique je t’ai tout donné et maintenant je ne suis rien » (« America I’ve given you all and now I’m nothing »), et se poursuit quelques vers plus tard par « Amérique quand mettrons-nous fin à la guerre humaine ? » (« America when will end the human war ? »). Ginsberg fustige le gouvernement américain pour son rôle dans la Guerre Froide, s’attaque à la bombe atomique, aux médias et à la pression sociale. La filiation avec l’Amérique désignée par Wojnarowicz comme une « machine à tuer » est ici évidente. Même dénonciation dans des contextes différents donc. Le début et la fin de la Guerre Froide, la bombe atomique précédant de quelques décennies l’épidémie de SIDA.
Ces deux poètes sont liés par la marginalité, l’homosexualité, la volonté de hurler (Howl, du nom du recueil de Ginsberg) leur rage contre le système hypocrite qu’est le capitalisme américain. En effet, Wojnarowicz écrit : « Nous sommes nés dans un monde préfabriqué au sein d’un pays peuplé de zombies. » (« We are born into a preinvented existence within a tribal nation of zombies »).
Il n’incarne donc pas seulement la figure de l’homosexuel opprimé durant les années sida mais prend la parole pour défendre tous les marginaux, tous les oppressés de ce « monde préfabriqué ». Sa voix acquiert une dimension universelle et intemporelle. A partir de son expérience personnelle, il dresse le portrait d’une société malade et hypocrite n’acceptant pas la différence. Vingt-cinq ans après sa mort, la rage de Wojnarowicz résonne encore…