En provoquant la fermeture des lieux festifs et culturels, la crise sanitaire menace l’intégration des jeunes queers qui se retrouvent privé·es des rares espaces LGBTQI+ existants. Cette situation inédite questionne les pratiques sociales et culturelles passées. Le numérique offre-t-il une véritable alternative ? Pour quelles solidarités ? Enquête et analyse sur le devenir des socialités queers.
Kidnapping, Sous tes reins, TPG, la Darude, PBLN, Mutante, Barbi(e)turix, Garçon Sauvage, la Créole, Discordance : les noms de ces collectifs organisateurs de soirées queers et les lieux qui les accueillaient peinent à revenir en mémoire, comme s’il s’agissait d’un paysage lointain, des souvenirs d’une autre époque. Réva, queer parisienne de 23 ans, en témoigne : « Le plus flippant dans tout ça, c’est qu’on oublie. J’ai constaté la capacité qu’ont notre corps et notre esprit à s’habituer aux choses, même les plus absurdes. Qui aurait imaginé que nous serions cloîtré·es chez nous à nous réjouir d’une visite d’ami·es une fois toutes les deux semaines ? »
Les soirées aux programmations riches et objectifs variés – de la fête pure à la récolte de fonds militants –, les festivals queers et féministes en tous genres ou les évènements artistiques transdisciplinaires constituaient en France une offre culturelle féministe et queer dynamique, variée et audacieuse. « Chaque soir, chaque journée était l’occasion d’ouvrir un nouvel album à souvenirs. Ma vie me semblait riche et festive », poursuit Réva.
Cette vie culturelle remplissait une fonction essentielle : celle d’intégrer et de socialiser les jeunes LGBTQI+ de toutes origines. Qui ne conserve pas précieusement les souvenirs de ses premières sorties ? Musique qui tape et anime des corps libres, en performance ou en délectation, regards chauds, dans des odeurs de poppers et de sueurs, l’impression de pénétrer dans un vaste monde exutoire où pourraient se déposer les marques et blessures d’offenses. Anna, jeune lesbienne marseillaise, raconte : « C’est dans ces espaces safe qu’on se cherche, qu’on se trouve. On y comprend beaucoup de nous-mêmes, on se sent enfin légitime d’exister dans un monde qui passe son temps à nous refuser. » Cette corporéité collective, marqueur de l’histoire et des sociabilités LGBTQI+, est désormais interdite. Sur le long terme, les lieux dans lesquels nous la vivions (bars, clubs et espaces hybrides) sont menacés.
S’approprier des espaces de liberté et de sécurité
La crise actuelle rejoue les tensions de notre génération, prise entre virtualisation des rapports sociaux et besoin d’ancrage dans des lieux et événements communautaires. Ces deux tendances ne s’opposent pas, elles sont même plutôt complémentaires dans les pratiques, comme l’explique Lucien / Le Sebum, performeur drag, qui fréquentait les soirées parisiennes depuis le début de ses études supérieures : « Bizarrement, c’est au moment où j’ai commencé à sortir aux Flash Cocotte, Kindergarten, etc. que je me suis mis à fond sur Grindr et les réseaux de baise. Je retrouvais les gens que j’avais datés sur Grindr en soirée. » Réseaux virtuels, romantiques et amicaux se constituent réciproquement car les premiers amènent à des rencontres physiques et orientent vers des événements.
Le développement de lieux et de quartiers spécifiques s’ancre dans une histoire longue de la visibilité homosexuelle dans la ville. Comme l’expliquent les géographes Nadine Cattan et Stéphane Leroy dans un article sur le sujet datant de 2010, ces lieux « constituent des échappatoires à l’interpellation hétérosexuelle » et sont « vecteurs de la construction des identités gays et lesbiennes ». Ils permettent à de nombreuses minorités d’évoluer de façon safe dans des environnements déterminés. L’ancrage concret est cependant inégal. Le défaut d’espaces pour les lesbiennes, surtout après la fermeture du Pulp en 2007 puis du Troisième Lieu et de la boîte des Filles de Paris en 2012, est malheureusement un motif récurrent. Interrogée sur l’évolution du milieu de la fête lesbien depuis dix ans, Sophie Morello (organisatrice des soirées Kidnapping) se dit satisfaite de « la montée du militantisme, l’intersectionnalité, les solidarités entre les minorités » mais regrette que « les meufs gouines et trans restent clairement sous-représentées dans le milieu, que ce soit en termes de lieux fixes ou de soirées itinérantes. C’est à la limite de l’absurdité. T’as une offre super différenciée pour les gays (des centaines de bars gays, lieux de cul…), et pour les gouines t’as trois ou quatre bars qui se battent en duel à Paris, soi-disant capital queer ».
Ces deux dernières années, des lieux ouverts à l’ensemble de la communauté LGBTQI+, notamment trans et lesbienne, ont émergé. L’objectif d’accueil et de sécurité est clairement revendiqué par Laureline, gérante de La Constellation, tiers-lieu LGBTQI+ ouvert en juillet dernier rue Dussoubs, au cœur de Paris : « On a essayé de faire un lieu bienveillant, un endroit où même si tu es seul·e et que t’as peur, tu rentres et t’as plus peur. » L’ambition est la même pour les gérantes du Bonjour Madame, bar militant, féministe et queer dans le 11ème arrondissement de Paris : « Les gens avaient besoin d’un endroit safe, alors on s’en est senti·es responsables : “on tient ce truc pour vous”. Le fait de vouloir être un espace safe, tout le temps, pour toutes les personnes qui en avaient besoin, ça a été un de nos premiers objectifs. »
Les minorités sexuelles et de genre développent en effet une connaissance implicite des limites à ne pas franchir en fonction des espaces et de l’heure à laquelle elles s’y trouvent, d’où le besoin de s’approprier des endroits de liberté et de sécurité. Quand on s’interroge sur l’origine du rapport privilégié des communautés LGBTQI+ à la nuit, la réponse de Lucien est éclairante : « On n’a pas toujours eu l’opportunité de sociabiliser dans les espaces publics, au grand jour. Donc que ce soit par les applis, le fait d’aller les un·es chez les autres ou dans des soirées consacrées, ce sont des espaces directement safe. »
Le manque de sociabilités et la fermeture des lieux dédiés ont de plus grandes conséquences sur les minorités sexuelles et de genre. Celles-ci sont en effet particulièrement vulnérables aux répercussions de l’isolement social, surtout quand elles subissent des stigmatisations dans leur environnement familial, scolaire ou professionnel, comme le montre une étude récente de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé. Auditionnée par l’Assemblée nationale, l’association Le Refuge signale une augmentation des violences physiques et verbales subies par les personnes LBGTQI+ dans le cadre familial et une hausse des demandes d’hébergement. Face à la fermeture des lieux dédiés et l’interdiction des réunions, le digital semble être le seul terrain de repli pour les prochains mois.
Transmission de culture numérique et alternatives en ligne
Cette année, la marche des fiertés officielle, après un premier report, a eu lieu en ligne le 7 novembre, avec un programme de tables-rondes sur le sujet de la santé LGBTQI+ en danger. Si cet événement virtuel était un symbole fort qui a été suivi par plusieurs centaines de personnes, il n’a pas atteint la même ampleur qu’une manifestation physique dans l’espace public, comme la Pride impromptue, radicale et politique, qui est partie de Pigalle le 4 juillet dernier et avait réuni environ 3000 personnes. Le numérique peut-il alors constituer une véritable alternative aux rencontres in real life ?
Les réseaux sociaux et applis de rencontre représentent depuis longtemps des espaces virtuels de repli pour les personnes LGBTQI+. Avant la crise sanitaire, les applis constituaient déjà une manière de contrebalancer le manque de lieux et d’événements queers dans les territoires ruraux, comme le raconte Max, qui anime le compte Instagram @gouinedeschamps : « T’es là sur Tinder avec ta géoloc à 160 km, et au bout de dix personnes que tu refuses il te dit “y’a plus personne dans les environs” et t’es là “ah bah c’est cool”, tu réévalues un peu tes choix de vie ! (rires) C’est vraiment un moyen pour rencontrer des gens parce que tu vas pas aller draguer dans un bar. » Cette impossibilité de réunion dans des espaces consacrés s’est étendue aux urbain·es, qui comprennent à quoi ressemble une vie sociale et sexuelle sans les bars ou soirées auxquels iels sont habitué·es. Ainsi Réva témoigne : « On ne peut plus fonctionner en “last minute”. Il n’y a plus de spontanéité. On ne voyage plus vraiment à travers Paris. Les souvenirs créés me semblent assez peu différents les uns des autres. Et par-dessus tout, ce qui me manque le plus finalement, c’est juste le fait de croiser d’autres vies. » Les rencontres continuent mais « surtout sur les applis » (Paul, gay, 22 ans, Paris), « les premiers contacts passent principalement via une appli, et les premiers dates sont compliqués » (Lucie, queer, 23 ans, Limoges).
De nombreuses initiatives solidaires ont émergé sur internet, avec des lives Instagram et Facebook de différentes personnalités très suivies, la création de groupes Facebook de soutien (par exemple pour partager les plans de logements qui se libèrent le temps du confinement), des permanences en ligne, des cafés queers confinés (voir les évènements Facebook organisés par l’Association Hystérique, avec des espaces safe virtuels de jeux et discussions)…
C’est aussi toute une culture queer qu’internet permet de transmettre, notamment à travers des échanges et débats, importants et constitutifs des communautés. La scène drag par exemple, ancrée dans le spectacle vivant et la performance IRL, crée aussi beaucoup de contenus photos et vidéos pour Instagram. De nombreux drags s’adaptent donc assez bien aux contraintes du confinement, comme l’explique Lucien / Le Sebum : « Certaines personnes, si elles n’ont pas de lieu pour faire la fête ou performer, ne voient pas l’intérêt de leur pratique donc elles mettent juste en pause leur drag. D’autres sont plus instagrameuses, beaucoup sont dans le make-up et posent presque tous les jours, certaines font des lives sur insta où elles se maquillent, où elles performent. Il y a des lives groupés, où iels performent à plusieurs, parlent de leur conception du drag… »
Le report des évènements drag est donc loin de signifier l’extinction temporaire de la culture drag. Pour autant, si on demande à Lucien d’évaluer l’alternative numérique, il se montre plutôt insatisfait et frustré : « C’est cool que les approches numériques existent, parce que ça permet à certaines personnes de continuer à sociabiliser, de faire vivre certains milieux, mais moi il me manque quelque chose. » Se maquiller sans faire la fête ensuite, pour lui, ce n’est pas tellement du drag.
Plus globalement, les réseaux comme Instagram sont d’importants vecteurs des cultures queers. Un article paru dans Dazed à propos de la culture lesbienne sur Instagram montre comment le réseau a permis à toute une dyke culture, largement invisibilisée jusqu’à aujourd’hui, de resurgir via de nombreux comptes lesbiens. À défaut de moyens, cette culture se développe sur internet et nourrit en retour les lieux et évènements queers. Au Bonjour Madame par exemple, ce sont des collectifs, associations et militantes parisiens, actifs sur les réseaux sociaux, qui sont programmés, comme le raconte Hélène, l’une des deux gérantes du bar : « Lexie (qui a le compte insta @aggressively_trans) organise une carte blanche une fois par mois autour de la transidentité ; Morphine Blaze organise la Misandrag une fois par mois ; un collectif de filles fait de l’effeuillage burlesque… » Internet a permis à ce bar qui fêtait ses un an en mai dernier d’être rapidement accueilli et soutenu par les réseaux féministes parisiens, notamment parce que, selon Hélène, « ça manque d’endroits où organiser les choses. Tous ces collectifs, assos et militantes cherchaient un endroit où parler ». Si on peut donc qualifier internet d’outil essentiel aux dynamiques sociales et culturelles LGBTQI+ et féministes, il s’avère insuffisant, comme l’explique Anna : « Internet m’a ouvert au monde que je cherchais sans même savoir qu’il existait. Cependant, la culture queer a besoin de s’incarner, de prendre vie et forme à l’extérieur. »
L’utilisation massive des réseaux induit même des dynamiques préoccupantes. Les espaces virtuels n’offrent pas toujours le brassage et la contradiction qu’amènent des rencontres physiques. Cependant, les socialisations queers sont des processus évolutifs, réflexifs, qui amènent chacun·e à s’interroger sur sa place, sur les normes et les mécaniques de domination genrées ; ce ne sont pas seulement des moments de reconnaissance identitaire. Le numérique favoriserait en outre une transmission entre pairs plutôt qu’entre générations, ce qui aurait tendance à accroître une fracture générationnelle, moins marquée dans les espaces d’échanges physiques. Les réseaux sociaux tendent également à effacer l’historicité des cultures queers et l’héritage des luttes passées, comme l’explique Laureline, gérante de La Constellation : « On le voit avec Instagram et tous les comptes militants de vulgarisation : il y a plein de choses nouvelles mais aussi des choses qui existaient déjà. On a l’impression que tout est nouveau et que tous les ans il faut se dire “ah mais ça je ne l’avais jamais vu”. »
Surtout, la culture queer est menacée d’une forme de dépossession de ses contenus, que ce soit par la récupération marketing, car on peut capitaliser à partir des images et représentations LGBTQI+, ou simplement par l’absence de propriété et de régulation démocratique des plateformes. Cela préoccupe Laureline : « Tout le monde met un milliard de contenus sur des plateformes qui ne leur appartiennent pas… sans archives… des plateformes qui peuvent décider de fermer plus ou moins du jour au lendemain, des algorithmes qui changent en permanence. » C’est ce qui rend indispensable, selon elle, l’ancrage des cultures LGBTQI+ dans des lieux.
L’écosystème communautaire et culturel en danger
Pourtant, les conséquences sociales et économiques de la pandémie fragilisent énormément tous ces espaces culturels, festifs et hybrides, alors même que ces lieux reposaient déjà sur des économies fragiles, en particulier à Paris en raison des prix du foncier. On peut se réjouir de l’émergence du Bonjour Madame, de La Constellation ou du projet de bar porté par Sophie Morello, mais, comme l’explique cette dernière, « pour les gouines, la difficulté c’est surtout de tenir ». Chez les gérant·es de lieux ou de collectifs, un sentiment d’injustice face à la gestion politique domine, comme le partage Karen, co-gérante du Bonjour Madame, au moment où seuls les bars étaient fermés : « T’as vraiment l’impression que c’est un truc contre les jeunes. Non seulement les bars sont les premiers visés, mais ce sont aussi les petits lieux. Parce que les gros bars sont des brasseries, donc ils ont une cuisine. C’est l’idée que ce sont les daron·nes qui vont au restaurant et qu’iels sont bien plus responsables que nous. »
Surtout, les lieux culturels et festifs queers sont les bons derniers sur la liste des bénéficiaires d’aides publiques. Le gouvernement soutient essentiellement les grosses institutions culturelles. Il a débloqué significativement 81 millions d’euros pour l’Opéra de Paris, contre seulement 5 millions pour les 400 festivals français. Il suffit d’effectuer un petit calcul en comparant la fréquentation (nombre et catégories sociales) de l’Opéra à celui des festivals pour se faire une idée de la conception macronienne de la répartition de l’argent public et de sa politique culturelle (tout bonnement inexistante actuellement, la ministre de la Culture Roselyne Bachelot perdant à peu près tous ses arbitrages depuis le début de la crise).
In fine, c’est la considération de l’apport culturel des mondes de la nuit, où s’expriment majoritairement les cultures queers, qui est en cause. Les nombreuses prises de matériel effectuées par la police lors de soirées, légales et organisées dans le respect des règles sanitaires, ont également affaibli les collectifs organisateurs de fêtes. C’est ce qu’a subi La Toilette lors de l’arrêt de sa fête au bout de quelques heures le 19 septembre dernier. Comment interpréter cette saisie autrement que comme le symptôme d’une politique de répression de la fête ? C’est un enjeu politique crucial : rappelons que la vie nocturne n’est pas du ressort du ministère de la Culture mais de celui de l’Intérieur, ce qui éclaire mieux l’approche publique essentiellement répressive depuis la crise du covid. Il s’agirait aujourd’hui de reconnaître le rôle artistique et la place politique de la nuit, comme le revendique Vincent Carry, directeur d’Arty Farty, dans une récente tribune dans Libération et lors d’une interview sur France Culture : « C’est un des endroits prioritaires, pour la jeunesse qui ne se retrouve pas dans les lieux traditionnels du pouvoir, pour exprimer son envie de constitution citoyenne, son envie de débat, son envie de contradiction. »
Face à l’absence de considération de la part des pouvoirs publics, seuls les soutiens communautaires permettent aux espaces existants de survivre. Soutiens qui se sont déjà exercés depuis le début de la crise, par la fréquentation quand les lieux étaient ouverts ou bien par des initiatives telles que des cagnottes. Les gérantes du Bonjour Madame nous ont fait part de leur sentiment de responsabilité vis-à-vis de leur bar et de son maintien : « On a l’emploi d’Esther, et puis toutes les personnes qui comptent sur nous. Plein de gens sont venus nous dire : “si vous êtes dans la merde, vous fermez pas hein, on organise une cagnotte, nous on a besoin de vous”. Quand on te le dit plein de fois, ça te rentre dans la tête. Le lieu, il ne faut pas qu’il ferme. »
La crise, un moment de réflexion et de réinvention ?
Par ailleurs, cette période amène aussi à reconsidérer l’importance de la nuit dans les cultures queers, réflexions déjà initiées depuis quelque temps. Le covid, c’est l’extension de la condition de « quiet gays » dont parle l’humoriste australienne Hannah Gadsby, celleux qui affectionnent avant tout leur chat et leurs tisanes ou qui, comme Laureline, s’écroulent de fatigue « à minuit/1h, quand les trucs commencent ». Le confinement et le chamboulement de nos habitudes participent d’une remise en question de l’évidence de la fête. La Constellation fermait à 20h et proposait tout simplement « un lieu où on serait entre personnes queers et où il serait simple de discuter ». Laureline s’explique : « Pour rencontrer des gens, tu n’as pas besoin de boire et de danser. Parce que franchement, est-ce que tu peux vraiment rencontrer des gens dans des lieux de fête ? Alors que rencontrer des gens autour d’une activité de broderie, là j’imagine déjà plus. Tu passes deux heures à côté de quelqu’un·e, à parler de tout et n’importe quoi, c’est plus simple. »
Max, personne queer qui vit en Creuse et montait régulièrement à Paris pour sortir, a quant à iel réinterrogé son rapport à la ville et à la fête pendant le premier confinement : « Pourquoi j’avais ce besoin d’aller dans des soirées ? Est-ce que ça vaut le coup de faire tout ça pour une histoire d’un soir à Paris ? Finalement, ça ne m’intéresse pas plus que ça, mais il y a une injonction à la fête très forte dans le milieu, et c’était une façon de m’intégrer à distance. » Cette période d’arrêt est donc un temps de questionnements et peut-être de réinventions. Les sociabilités queers ne renaîtront pas de la même façon ni aux mêmes endroits, et Max compte bien organiser des soirées en Creuse.
La crise du covid ne produit pas l’émergence de dynamiques radicalement nouvelles et inattendues mais approfondit des tendances déjà anciennes : intérêt croissant de jeunes urbain·es pour les espaces ruraux, précarisation et bipolarisation économique (une masse pauvre et précaire, une élite encore enrichie), virtualisation des échanges sociaux, numérisation, avec pour corollaire la montée en puissance des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple, auxquels il faudrait rajouter Netflix). Comme si nous allions toucher le fond des processus en cours. Or c’est au sommet de la vague que la vague suivante se prépare. Cette période porte en elle les germes de rapports sociaux et solidarités nouvelles au sein des communautés queers. Le tout-numérique actuel pourrait préparer un retour à une physicalité radicale et un ancrage profond, l’importance des lieux de rencontre et de confrontation étant plus évidente et sensible que jamais. C’est ce qu’exprime Sophie Morello : « La fête est d’autant plus indispensable dans les moments de crise. Dans les pays en guerre, les bars sont encore ouverts. Se rassembler quoi ! Ça m’a encore plus donné envie de prendre le bar, là on en a vraiment besoin. »
Le manque actuel de lieux et d’évènements est moteur de désirs et d’interrogations profondes sur le sens de la fête et des sociabilités queers. Pour Sophie Morello, plus question de travailler pour d’autres : « À chaque fois que t’arrives dans un nouveau lieu, souvent les gens ne captent rien. À la sécu ils sont mauvais, t’as du personnel raciste, homophobe. J’ai envie d’avoir mon lieu, même si c’est un tout petit lieu pourri. Poser mon cul quelque part, ce sera déjà pas mal. » Plus généralement, les ruines de la crise laisseront de vastes espaces vacants, libres pour les initiatives mûries durant cette période. Espérons que le bar de quartier lesbo-trans de Sophie Morello sera l’une de celles-ci.
Image à la Une : Manifesto XXI, Année V © Otto Zinsou