Par Camille Bouvot-Duval
Le train traverse la gare de Bécon-les-Bruyères au ralenti. Le paysage latéral défile depuis le deuxième étage du transilien. Dans le cadre de la fenêtre scellée, se déplace de droite à gauche ce paysage caractéristique des zones périurbaines : alternance d’immeubles en construction, de groupements pavillonnaires et de centres-villes dont Paris a aspiré la moelle vivante. Le train ralentit encore et le cadre en métal vert pomme d’un panneau publicitaire « MEGA 4 par 3 » épouse le cadran de la fenêtre passager. L’affiche, sur laquelle se dessine la silhouette langoureuse d’une femme dorée et nue, indique un numéro de téléphone à composer pour dialoguer avec « des centaines de filles de ta région » : expérience pré-Internet du « pop-up » à caractère érotique.
En 1995, l’ingénieur informatique Ethan Zuckerman, cherchant un moyen de gagner de l’argent grâce au site Internet qu’il avait créé, invente le « pop-up ». Il s’agit d’une bannière publicitaire qui s’ouvre dans une nouvelle fenêtre, par-dessus la fenêtre de navigation consultée. Vingt-deux ans plus tard, nous avons tous fait l’expérience de ces fenêtres jaillissantes, ouvrant des espaces incontrôlables de potentielles luxures infinies, d’argent gagné sans effort, de maîtrise complète de son apparence physique, taille d’organe reproductif, muscles saillants sous une peau saine, et cheveux qui ne tombent plus jamais. Parmi ces « pop-up » scintillants, promesses d’un monde à portée de main, la « fille de ta région » est une figure essentielle.
Selon Paul B. Preciado, auteur de Pornotopie, c’est le magazine Playboy, en 1953, qui invente le concept de girl next door, littéralement « fille de la porte à côté », ou voisine de palier. Pour Hugh Hefner, fondateur du magazine, l’homme moderne doit être célibataire et matérialiste : dandy en peignoir, il possède une riche collection de vinyles rangés dans des meubles aux designs soignés. Ayant libéré l’homme du foyer familial, l’ayant sorti de son pavillon de banlieue pour l’installer dans un penthouse citadin, Playboy cherche la compagne idéale pour sa créature casanière et lagomorphe. Et c’est dans cette proximité de palier, hors de l’intérieur domestique, mais à portée de main, qu’il situe la playmate parfaite : la girl next door. Par extension – les nouveaux moyens de communication raccourcissant les distances (téléphone, Minitel, Internet, applications), – cette figure s’est transformée pour devenir « fille de ta région ». La géolocalisation des applications de rencontre comme Tinder en étant l’incarnation présente la plus parfaite.
En 2017, dans le paysage de la pop française actuelle, où toutes les productrices-chanteuses mettent en avant leur état civil tel qu’il est exposé sur leurs papiers d’identité (Cléa Vincent, Juliette Armanet, Clara Luciani, Fishbach…) – ce choix leur permettant de mettre en avant le fait qu’elles ne sont pas de simples interprètes et de promouvoir leur authenticité –, qu’est-ce qu’une artiste qui a choisi le pseudonyme de Corine nous raconte de différent ?
En choisissant d’incarner un personnage tout droit sorti du passé, au prénom évocateur de Minitel rose, il est évident que Corine se nourrit de cette matrice initialisée par Hugh Hefner. Sa musique s’inscrit dans un passé funky-discoïde revisité. Les instruments analogiques qui constituent sa matière sonore ont accumulé, sur leurs circuits électriques, la poussière de plusieurs décennies. Les structures de basses ricochent sur les boules à facettes des discothèques éternelles. La voix ânonne les répliques faussement ingénues d’un film érotique vintage. La peau de son corps n’est ni blanche ni noire, elle est parfaitement dorée et le grain de la vidéo copie celui des couleurs Kodak des doubles-pages agrafées.
Pour autant, Corine ne convoque pas cette esthétique à des fins nostalgiques mais bien comme une citation d’un modèle artistique politique et sexuel. Elle le re-contextualise devant nous et en fait sortir deux concepts clés : la jouissance et la maîtrise. Loin d’une France Gall ignorant le sens caché des sucettes à l’anis d’Annie, Corine est une femme consciente de son pouvoir ; maîtrisant parfaitement son personnage, elle nous invite à la jouissance. « Mais qu’est-ce que tu fais ? Tu me suis ? T’es drôle toi, tu veux venir ou quoi ? »
Camille Bouvot-Duval