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Cordula Heins & Caroline Speisser. Absurdités et contradictions du monde

Cordula Heins & Caroline Speisser. Absurdités et contradictions du monde

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Pour nous les images ont le pouvoir de questionner, embrouiller et saboter.

Comment travailler en duo lorsqu’il s’agit de créer ? Cordula et Caroline y parviennent depuis 2008 quand elles se rencontrent à la Bremen Art School. « Lorsque l’on se pose les mêmes questions, que l’on a des intérêts en commun et que l’on découvre que travailler ensemble, parler, échanger, débattre, est une manière d’aller plus loin dans la compréhension d’un sujet », la question ne se pose plus. C’est au Festival de la Photo et de la Mode à Hyères 2017 que nous découvrons leur projet.

Ensemble, elles se sont rendues dans un camp de réfugiés en Allemagne. Derrière chaque porte, une personne, une pièce, un chez-soi, une rencontre, et une composition. Ainsi est né le projet Ali, prenant le parti de défendre une photographie à la frontière du documentaire et de l’absurde. Une photographie qui raconte, qui étonne, qui dénonce, qui provoque le rire et non la pitié, malgré ce lieu symbolisant la détresse de ces peuples condamnés à fuir en ce XXIe siècle.

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Ali ©Cordula Heins & Caroline Speisser

Ce n’est pas difficile de toujours travailler en duo ? 

Cordula : Ça fait 5 ans que nous travaillons ensemble, qu’on présente des expos à deux ou avec des collectifs.

Caroline : On ne fait que de la photo mise en scène. On ne sort pas pour attendre le bon moment pour capturer une photo, on construit nos scènes, étape par étape, on discute, ajustant les poses pour l’image. À la fin on donne le top départ. Pour nous, en tant que duo, ce type de photographie s’adapte très bien. Mais, bien sûr pas toujours. Parfois on a une opinion différente. On en parle et si on ne trouve toujours pas de solution, une de nous dit « Ok, je suis pas vraiment d’accord mais va pour ça, on essaie et on voit ».

Vous pourriez nous expliquer ce qu’est le « sirrkopp und synkope » ?

Cordula : « Sirrkopp und Synkope » est le nom de notre collectif au sein duquel on travaille avec différents médiums: photographie, performance et illustration. Ce nom est tout récent et nous essayons de l’établie dans notre duo artistique.

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Ali ©Cordula Heins & Caroline Speisser

Comment vous décririez votre photographie en quelques mots ? On a le sentiment que c’est un style documentaire mais en même temps, les postures sont improbables, inattendues. 

Caroline : Dans la série Ali, on a choisi de ne pas montrer des destins personnels, mais plutôt les sortes de modèles qui se trouvent derrière les histoires.

Les situations de répression que connaissent les réfugiés. Pendant notre visite du camp de réfugiés, quand on discutait avec les gens avec qui on travaillait, on a découvert que la vraie forte connexion entre eux venait d’un sentiment d’hétéronomie. On utilise cette hiérarchie pour composer nos photos. Nous déterminions la position des personnes de la photo. Des poses qui insistent sur l’égarement et la passivité de la personne. Des poses qui concrétisent et agacent. Les poses sont très précises et maîtrisées, alors que les pièces dans lesquelles se trouvent les personnes restent plus ou moins comme on les a trouvées au départ. On ajoute parfois quelques petits trucs pour remplir la pièce, pour renforcer la constructivité pour souligner la temporalité et insister sur les analogies entre la personne et l’objet. La pièce devient une scène de contradictions et d’absurdité.

Cordula : Pour nous les images ont le pouvoir de questionner, embrouiller et saboter. On utilise la photographie pour analyser. On travaille surtout sur des problématiques sociales et on tente de lever les contradictions que nous remarquons dans ce monde à travers nos photos, d’un manière absurde, troublante, humoristique et dérangeante. Selon nous, c’est ce qui nous distingue de la photographie documentaire. Les sujets sont souvent similaires mais on essaie de montrer quelque chose qui soit plus ou moins exclu de la « réalité ». Parfois, c’est même surréaliste. C’est une manière de scruter ladite réalité. Faire que le public regarde deux fois, qu’il soit gêné, voire qu’il rigole, sur une chose face à laquelle on ne devrait normalement pas rire. On est dont très loin de vouloir faire naître de la pitié, c’est très important pour nous.

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Ali ©Cordula Heins & Caroline Speisser

Qui sont les personnes que vous photographiez ? 

Caroline : Dans la série Ali on travaille avec des réfugiés de différents pays qui vivent dans un camp de réfugiés en Allemagne. On a rencontré Ali qui vient du Togo dans le cadre d’une pièce de théâtre appelée Monologues d’asile. Il devait vivre dans ce camp, ce qu’il n’a pas fait, mais il nous a conduit là-bas quand même et nous a présentées aux gens qui y vivaient. On est toujours en contact avec certains d’entre eux, mais, comme pour les photographies, on ne veut pas parler de leurs histoires personnelles.

Cordula : Dans cette série, les gens deviennent des métaphores pour un système. Donc on pourrait dire qu’on s’en fiche de qui est montré sur la photo… Pour certaines séries ça fait sens, mais pour Ali, apprendre à connaître les gens représentait une grande part du cheminement, écouter leurs histoires, les aider avec l’administration, se balader et apprendre à faire de la cuisine togolaise… C’était une expérience forte, belle, excitante, et dure parfois.

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Ali ©Cordula Heins & Caroline Speisser

Comment créez-vous la mise-en-scène de vos photographies, vous improvisez ou tout est planifié ?

Caroline : Pendant le shooting d’Ali, on ne savait pas ce qui nous attendait derrière chaque porte. Donc quand on entrait dans une nouvelle pièce habitée par une personne qui voulait faire partie du projet, on a développé les poses que l’on expérimente à travers soit. Un de nous a rampé en haut d’un placard ou d’un frigo, par exemple, et après adoptait différentes positions. L’autre prenait les photos. Après on discutait de ces expérimentations. Une fois qu’on trouvait la pose qui exprimait vraiment ce qu’on voulait transmettre, on demandait si la personne vivant dans la pièce se sentait à l’aise pour faire la même chose.

Cordula : Dans d’autres séries, on a souvent des images en tête avant, même des schémas de mises en scènes. Mais c’est impossible de tout planifier et tu ne sais jamais comment la personne va agir ou réagir. Donc on a toujours laissé de la place à l’improvisation et aux coïncidences, et faire avec le moment présent.

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La pièce devient une scène de contradictions et d’absurdité.

Votre meilleure expérience, rencontre, en tant que photographes ?

Cordula : Pour moi c’était toutes les étapes du projet Ali. L’appareil photo est toujours un bon instrument pour apprendre à connaître les gens, et aller dans des endroits que tu n’as pas l’habitude de fréquenter. Ce qui est absurde puisque les gens qu’on a rencontré dans ce camp étaient très accueillants. Parallèlement à ces rencontres exceptionnelles, j’ai beaucoup appris sur moi-même et j’ai réellement saisi les privilèges que j’ai, et ça, ça va beaucoup changer…

Caroline : Je trouve aussi que le projet Ali a été celui qui nous a le plus ouvert les yeux ces dernières années.

Des plans pour le futur ?

Cordula : Pendant le festival de Hyères, on a rencontré beaucoup de personnes impressionnantes et sympas. On a discuté de nos projets mutuels, c’était un échange d’idées. Ça nous a stimulé pour trouver de nouveaux projets. Donc on a des idées mais rien de concret pour l’instant. Comme Caro voyage en ce moment, je me concentre sur l’illustration et la performance. Mais on va sûrement se voir quelque part et suivre nos idées en duo… Qui sait ?

Caro : J’adorerais ! Comme l’a dit Cordula, je suis en voyage, je vis à Marseille pour quelques mois, et je fais de la photo là-bas, mais rien de concret pour l’instant. On va voir !

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