Chez Manifesto XXI, on a voulu savoir ce qui poussait les gens désintéressés de la mode à se mettre tel ou tel vêtement sur le dos. Pourquoi donc ? Sans doute par saturation des street styles assommants de stéréotypes et de placements de produits qui défilent dans les magazines et autres blogs.
Du coup, j’ai été mandatée pour explorer des contrées plus ou moins reculées à la recherche d’autres visions du vêtement. Je me balade donc en France pour découvrir les goûts et les conceptions de la mode qui peuplent le territoire. Alors, qu’est-ce que se saper signifie aujourd’hui ? Peut-on être hors d’un système de mode ? Pourquoi se passionne-t-on pour le rétro ? Ça veut dire quoi, dans la mode, être punk ?
Ici, je te parle alternative textiles, je te parle contre-courant du style, je te parle contre-idées de la mode.
Ce mois-ci, j’ai rencontré une nana mordue de costumes, fondue de brocante, qui m’a raconté son amour tant pour l’histoire avec un grand H que pour les menus récits. Bébé, lecteur, mon amour, je te présente Arlette.
Tu veux bien te présenter ?
Cinquante-quatre centimètres de tour de tête, étudiante à Paris en D.M.A. Costumier-Réalisateur. C’est avec intérêt que j’ai dans un premier temps étudié l’Histoire de l’Art à la fac, puis j’ai ensuite rassemblé toute ma passion et mon courage pour passer mon diplôme de Modiste-Chapelière puis un diplôme d’Habilleuse de spectacle. D’un père brocanteur et collectionneur j’ai été à bonne école : un dimanche incluait au moins deux ou trois brocantes parfois à la lampe électrique dès cinq heures du matin, si ce n’était pas nous qui chinions nous étions de l’autre côté du stand à nous improviser vendeurs d’antiquités et vieilleries de tous temps. À l’époque du franc, mon père me donnait deux pièces de dix francs ou un joli billet de vingt francs en me disant « Habille-toi », la magie des brocantes et vide-greniers c’est qu’avec deux pièces on peut s’habiller deux fois de la tête aux pieds… Alors voilà, de fil en aiguille, on peut dire que je me suis tricotée, fabriquée avec des petits riens qui aujourd’hui prennent toute la place de mon cœur et de ma vie.
Tu peux me parler de ce que tu portes ?
Depuis quelques années maintenant, j’ai développé une forme de névrose, qui consiste à porter essentiellement des pièces d’époque, allant de la fin du XIXe aux années 70, voire les années 80 (pour le sportswear que je trouve absolument génial à cette époque). Ce sont donc la plupart du temps de joyeux mélanges d’époques colorées, de la jupe midi au pantalon patte d’éléphant. J’aime la longueur des jupes et la taille marquée du début du siècle, la coupe géométrique et graphique des années 20-30, l’élégance exubérante et insolente de la mode sous l’Occupation et le parfum de paix, de joie et de lumière des années 1960 et 1970… Je dirais donc que c’est un peu tout ça que j’aime porter ; l’essence et le parfum de notre XXe siècle fort de son Histoire.
Est-ce que tu es d’accord pour qualifier cela de « rétro » ou de « vintage » ?
Il est vrai que je préfère dire « vintage », car ce qui me fait « vibrer » c’est essentiellement de porter des pièces d’époque. Après « rétro » implique une rétrospective, une forme de nostalgie que je ne peux fondamentalement pas avoir étant donné que pour être nostalgique de quelque chose, on est d’accord qu’il faut l’avoir vécu, ce qui je vous rassure n’est pas mon cas (Rires). Je ne suis pas une nostalgique, j’aime vivre dans mon époque, j’estime porter du vintage et avoir un esprit rétro. Donc pour répondre plus simplement je suis d’accord pour dire les deux (Sourire).
Extérieurement, ton style apparaît comme un parti pris fort, à la limite de la mode et du costume. L’est-il pour toi ?
En effet, c’est juste, on peut parler d’un réel parti pris. Ma vision du vêtement est entre le costume et l’uniforme. Nous incarnons tous un rôle et nous devons trouver notre place sur la scène de la vie. La mode est devenue le costume, on peut encore parler de mode pour les vêtements de haute couture mais j’ai pu observer que dans les expositions, musées, etc., on parlait plus volontiers de « costume » pour le vêtement populaire. J’aime d’ailleurs vraiment le côté populaire du vêtement, une empreinte bien personnelle que la personne y a laissée.
On le ressent d’autant plus dans les vêtements qui ont été réalisés main, tous travaux d’aiguilles confondus. Je suis une fondue de la maille, j’y vois des minutes par points tricotés, crochetés, brodés… Les personnes ont été chez la mercière choisir leurs écheveaux et échevettes de fils et de laine, pour que ça aille avec la jupe que mamie vous a faite…
Cet artisanat est très émouvant et en dit beaucoup sur un contexte historique et sociologique. C’est ce que je n’aime pas avec la haute couture et les marques, les étiquettes dans tous les sens du terme, comme un tatouage d’une journée qui nous empêche d’être pleinement nous-mêmes… Bien que j’ai un intérêt immense pour l’histoire de la mode, des grands couturiers et créatrices, je ne vais donc pas me ruer sur les marques.
Comment as-tu été amenée à choisir ce style ?
Depuis mes 17 ans j’ai littéralement voyagé dans le temps. Adolescente je suis passée par des looks très extrêmes, détournant déjà des gaines des années 60 en mini-jupe, me faisant des boucles d’oreilles en porte-clefs vache qui rit avec des coupes et couleurs de cheveux entre Vivienne Westwood et Jeanne Mas (je passe les dossiers, que je garde pour mes enfants entre deux parties de Scrabble) pour aller finalement vers un style rétro fifties. De là je me suis intéressée au costume purement historique et très vite je suis allée vers les années 30-40 que j’ai gardé plusieurs années. Aujourd’hui j’ai 24 ans et depuis peu j’ai pris un virage vers les années fin 1960 et 1970 ! Je poursuis mes voyages et aventures dans le temps, me laissant porter par mes envies et besoins du moment, tout simplement.
Que reflète-t-il de ton identité ?
Un style pour moi c’est bien une époque. D’ailleurs la mode n’est que recommencements. Et pourquoi se priver de s’inspirer de ces époques fantastiques en leur donnant une dimension nouvelle ? Le costume, mes vêtements ont toujours été un moyen pour moi de m’exprimer, je suis relativement timide malgré ce côté un peu théâtral, j’ai un grand jardin secret comme chacun. Ce qui me plaît, c’est bien sûr les sourires des gens, les regards curieux, les petits mots et contacts que cela engendre. Par ces anecdotes, discussions, lectures, j’apprends à me découvrir chaque jour. Mes parents m’ont toujours dit : « Le monde te renvoie l’image que tu choisis de donner », alors j’ai choisi une image colorée, temporelle ou intemporelle, une identité forte, certes, mais dans une volonté de joie, de partage et de contact humain et non pas dans une provocation gratuite. Si je disais que je n’aimais pas être observée, regardée je serais bien hypocrite ; ça me plaît, surtout quand les personnes relèvent de petits détails qui leur rappellent un souvenir, une madeleine de Proust. C’est donc important pour moi de me sentir différente parmi les autres.
Est-ce que d’autres courants vestimentaires t’intéressent, te plaisent ? Si oui, lesquels ?
Oh oui ! J’aime la mode révolutionnaire par le peuple au XVIIIe, celle des Incroyables et des Merveilleuses sous le Directoire, qui d’ailleurs est la mode qui a influencé le mouvement Zazous sous l’Occupation, mouvement que j’affectionne tout particulièrement. Je m’attache à des détails, des savoir-faire, des objets, un artiste, une œuvre… C’est souvent mon point de départ pour ouvrir un champ nouveau de recherches et de découvertes. Cela s’apparente à des lubies, quand j’aime je dévore, les livres, les documentaires, je dévore des yeux, j’en parle beaucoup… (enfin je crois que j’aime beaucoup de choses, oui j’aime avec un grand A)
Penses-tu être « à la mode » ? Pourquoi ?
Oui, je pense être un peu à la mode car je suis jeune et active donc je prends le métro, le bus, je sors, je surfe sur Internet, je discute avec toutes les générations… donc impossible de ne pas être un minimum influencée par des tendances actuelles et populaires.
Après j’observe parfois quelques décalages, par exemple lorsque je cherche des couleurs de maquillage on me répond souvent que ce n’est pas à la mode en ce moment… Mais ça me fait plus rire qu’autre chose parce que je trouve qu’en 2016 on ne peut plus parler d’une mode mais bien de modes, de courants ou plus justement de tendances et de styles, ce qui me fait vraiment plaisir à voir surtout dans la capitale. J’aime à penser que beaucoup de personnes s’ouvrent, surtout au niveau des couleurs qui ces dernières années sont plus heureuses, je trouve, qu’à une période de notre début de siècle (XXIe j’entends – Rires). J’aime me promener dans des grandes enseignes, généralement je n’achète rien car c’est vraiment cher et quand on a la brocante dans le sang pour le prix d’un gilet en boutique on en a dix en brocante… alors c’est rare que j’arrive à mettre autant d’argent dans un vêtement du prêt-à-porter actuel, je préfère mettre la même somme dans un vêtement d’époque ! Mais on n’est pas à l’abri d’un craquage et coup de cœur, je ne suis pas fermée du tout. Je me nourris de tout, et au détour des allées de magasins et grandes surfaces je regarde les motifs, les associations de couleurs, les matières, parfois au rayon fruits et légumes, je me mets à la mode choux-carottes (Rires). Les idées et les envies fourmillent de partout, dans le moindre carreau de carrelage, le moindre bouton, la moindre musique… démodée ou « à la mode ».
Te reconnais-tu dans une communauté vestimentaire et/ou sociale ?
Oui ! Il y a beaucoup de personnes qui sont amoureuses d’une époque, des rassemblements, événements… Malheureusement le temps me manque, mais il y a bel et bien une communauté « rétro-vintage », les personnes de ce « milieu » que je connais se comptent sur une main, mais si j’avais du temps j’aimerais vraiment participer à des événements peut-être pour m’identifier un peu plus à un milieu en effet… Sinon je suis différente comme tout le monde, ça résume bien ma communauté, j’ai des amis de tous milieux, avec des passions et goûts très différents, c’est riche en discussion. J’aime assez rester ouverte et ne pas m’enfermer dans un cercle. J’ai aussi la chance de partager cette passion avec mes parents et mes amis proches ce qui me rend heureuse. Les nouvelles rencontres que je fais sont souvent hasardeuses ou dues à ma passion de manière plus ou moins directe. Encore hier j’ai discuté avec un monsieur à qui j’ai acheté un objet. Nous avions beau avoir une génération d’écart et deux vies très différentes nous avons parlé presque une heure entre rire, sourire, échanges… Et au moment où j’écris ces dernières lignes je me prépare pour retrouver deux amies venues spécialement de Toulouse et de Reims pour chiner dans la capitale, l’occasion de faire du troc !
Pour conclure je dirai que parfois j’ai peur, je me sens superficielle dans cet univers, je me dis que j’aimerais me sentir utile. Je ne veux pas être juste costumière ou modiste ou brocanteuse plus tard… Je veux offrir des sourires aux gens, des rêves, une possibilité d’apprendre, de se questionner et peut-être toucher une personne, même une seule. Quand je pense à tout ça je me répète cette citation de Paul Follot, artiste designer de la période Art déco : « Nous savons que l’homme ne s’est jamais contenté du nécessaire… et que le superflu est indispensable, sinon il ne nous resterait qu’à supprimer les fleurs, les parfums… et le sourire des femmes. »
Merci beaucoup Arlette !
Cet entretien est plutôt ouf : c’est riche, c’est passionné, ça fait des paillettes dans les yeux d’Arlette. Et, on ne va pas se le cacher, il y aurait matière à disserter pendant des heures. Mais pas d’inquiétude, je t’épargnerai ma diarrhée verbale et autres envolées lyriques, et je te propose des focus sur la question épineuse du flirt entre le vêtement et le costume.
Oui, Arlette définit son style comme un hybride « entre le costume et l’uniforme ». Pour ce qui est du costume, le doute ne plane pas vraiment : le look d’Arlette est archi référencé à l’histoire de la mode. L’idée d’uniforme, quant à elle, paraît plus étrange. Mais au final, fait sens : puisqu’il est question « (d’incarner) un rôle », le costume assure une fonction narrative forte, tandis que l’uniforme, par essence, masque, dissimule les particularités.
Mais tout ça semble un peu nébuleux, une petite analyse des familles s’impose.
Arlette soulève ici le rôle du vêtement dans la construction de soi. C’est parce qu’il est choisi (ici avec beaucoup de soin) qu’il « raconte » quelque chose : le fait d’opter pour telle ou telle coupe, couleur, matière permet de mettre en avant un goût particulier, un élément anatomique, une appartenance à une communauté que l’on souhaite affirmer. Le vêtement permet alors de se (re)présenter aux autres et à soi, de se choisir sexy, sérieux(se), je-m’en-foutiste, bleu, jaune, à fleurs ou à poil…
Ce qui implique naturellement d’atténuer ou d’effacer d’autres éléments du corps ou de la personnalité (comme le jardin secret qu’Arlette ne veut pas dévoiler, ou le ravalement de façade à la truelle que certaines gonzs bien inspirées pratiquent chaque matin).
Se saper permet donc, chaque jour, d’incarner la personne que l’on souhaite être. C’est ce que Sylvie Perault, ethnologue du costume de scène (coucou), qualifie de « transe sacrée ». Pas de malaise, il ne s’agit pas d’une allusion plus ou moins cryptique au complot gay-judéo-maçonnique-reptilien ; mais de l’état de conscience bien particulier par lequel passe le comédien pour rentrer dans son rôle.
Et vu ce que décrit Arlette, ça ne paraît pas déconnant de l’employer ici. Et pour tous. Le passage du matin devant l’armoire, c’est dans une certaine mesure le passage du bonhomme individuel au personnage social.
La conclusion de tout ça me laisse un peu sur le cul. Le vêtement a une valeur existentielle (bisouSartres). Il détermine et façonne les rapports à soi et aux autres, familiers ou étrangers. Il est une puissance de choix, de volonté, qui nous permet de nous inscrire dans une société donnée.
Cette révélation choc donnera-t-elle naissance à une secte d’adorateurs de la nippe ? À l’émergence d’un grand gourou H&M ?
C’est ce que nous verrons dans la prochaine Contre-idée de la mode…
Par Juliette Payrard