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« Contracto ». La jeune création LGBTQ face à la violence administrative

« Contracto ». La jeune création LGBTQ face à la violence administrative

Federico Nipoli et Juan Ferrari sont deux jeunes plasticiens, nés en Uruguay, installés depuis peu en France où ils ont choisi de se construire en tant qu’hommes et artistes.

Comme beaucoup, ils cherchent des contextes où peuvent s’épanouir leurs idées, leur créativité, leurs amours et leur sexualité. Enfants d’une période étrange où la circulation des images, des idées, des objets et des corps n’a jamais été aussi rapide, mais où les peurs et les interdits ne cessent de grandir, ils ont confronté leurs aspirations à de nombreux murs. Malaise vis-à-vis de l’homosexualité, raideur face à ceux qui aspirent à la rencontre, regard dévalorisant face à l’activité artistique : de par le monde, les a priori qu’ils ont affrontés sont multiples. Pour autant leur histoire respective et commune, mais surtout leurs travaux, montrent la résilience, l’optimisme et la détermination avec lesquels les artistes avancent. En ce sens, l’œuvre « Contracto » est un manifeste créatif à l’image d’une génération qui apprend à outrepasser les barrières pour se mouvoir librement dans une société minée par les fractures socio-culturelles et les replis identitaires. Les artistes explosent les codes de l’art ; ils décloisonnent les pratiques en proposant une œuvre qui marie les formats, qui expose l’intime sans s’offrir en pâture, qui transforme le réel pour reprendre le pouvoir et qui répond à la violence par une infinie tendresse. 

Loin de l’Eldorado, déplacements et dépassements

À l’origine de l’œuvre il y a bien un contrat passé entre les artistes, chacun vis-à-vis de soi-même et l’un envers l’autre. Il y a un récit de voyage, une histoire d’amour et la promesse de se mettre en danger, d’avancer ensemble vers le « devenir eux-mêmes ». Au moment où cette histoire s’amorce les deux protagonistes ne sont pas animés par un fantasme d’Europe providentielle. Bien au contraire : « Je n’avais pas une vision idéale de l’Europe de tous les possibles. J’ai quitté une situation confortable en Uruguay pour effectuer une expérimentation personnelle et par amour pour Juan » explique Federico Nipoli. Opération de transformation, les artistes quittent leur zone de confort, se projettent dans la ville de Paris en pleine Manif pour tous et en plein choc migratoire. Le climat d’hostilité et de panique suspicieuse les attrape en douceur, pernicieusement.

Au fil des démarches administratives ils se confrontent aux grilles des statuts et à l’impératif d’entrer dans des cases. Ils procèdent à un démantèlement identitaire : ils utilisent les chocs et les ébranlements de façon dynamique, pour se recréer en tant qu’hommes, couple et artistes, se donner la forme qui leur ressemble. Federico Nipoli déclare : « Pour moi ce déplacement représentait une initiation autant qu’un choix de vie. J’ai été particulièrement exigeant avec moi-même sur le plan de la langue, de la culture, de la vie sociale. Ce n’est pas une expérience provisoire, c’est un exil par choix. » 

À l’image de cette initiation qui repose sur la rencontre, le déplacement, et le dépassement, l’œuvre de restitution « Contracto » rassemble les médiums et offre une réflexion riche sur l’articulation complexe des notions d’identité, d’autorité, d’espace public et d’espace privé. L’installation nous plonge en immersion dans un lieu au parfum de salle d’interrogatoire, où documents et témoignages vidéo racontent dans une forme chorale le parcours du couple et de son installation en France. En présence silencieuse mais signifiante, les artistes sculptent l’histoire avec leurs propres corps dans l’installation. Ils accrochent un par un, séparément ou ensemble, des centaines de documents imprimés formant petit à petit une muraille de papiers sur laquelle sont projetés les interrogatoires réalisés avec leurs proches à leur sujet. Données, témoignages, gestes et émotions recomposent par la négative le processus de construction identitaire du couple en France.

Muraille de formulaires d’un côté, intrusion indirecte dans l’intime de l’autre

Les documents que les artistes mettent en œuvre sont ceux qui ont été mobilisés, remplis, générés, noircis, signés, rassemblés, et soumis aux appréciations de la préfecture tout au long de leur procédure d’installation à Paris. Bâtir avec ces documents apparaissait comme un geste nécessaire pour le duo : c’est une réappropriation de l’identité que ces papiers ont façonnée. Tous les formulaires et déclarations qui prennent place sur le mur ont été source d’angoisses, d’échine qui s’incline devant l’image de l’administrateur, de dos qui doivent se courber en souplesse pour rester solides. Leur superposition, par couches, fait profondément écho aux niveaux d’intimité pénétrés par le processus d’examen : on passe de preuves de domiciliation, attestations en tous genre, déclarations sur l’honneur, contrats de travail, inévitables relevés bancaires qui nous font sentir toujours pauvres, à des documents plus insolites et personnels : conversations Facebook, échanges de messages, lettres de proches. La validité de leur entité « couple » et de la recevabilité de leur amour sur le sol français s’évalue dans un espace flou où se jouent des interprétations à sens unique, dures à prévoir autant qu’à satisfaire pour le binôme. Quelle « preuve d’amour » suffira ?

Le spectre de la préfecture s’installe dans leur lit en demandant des preuves tangibles de monogamie et de vie commune routinière. De la création d’un compte commun à l’appréciation de leur activité sexuelle, ils tentent de livrer, secoués mais déterminés, les informations qu’ils pensent devoir fournir. Parce que l’émotion d’une éventuelle séparation et d’un échec est terrible à envisager, ils se prêtent entièrement au jeu. Cette pénétration de la sphère publique dans la vie privée affecte sous tous rapports les relations que les deux protagonistes entretiennent, avec eux-mêmes, vis-à-vis de l’autre et avec leur entourage. Dans la précarité que la situation d’incertitude provoque, le couple traverse des lieux de psychose où la volonté de « se » autant que « les » protéger pour Juan Ferrari, et de « bien faire » pour Federico Nipoli, affronte la complexité du réel.

Réparer, exprimer, partager, chacun, ensemble

Après la bataille, quand Federico Nipoli obtient la régularisation pérenne de son statut en France à l’automne 2018, le binôme contemple ses archives. Juan Ferrari raconte : « Les papiers nous sont apparus comme des dépôts de mémoires. Des enregistrements de toutes les étapes qu’on a vécues dans l’intime. Ce sont des moments de notre histoire qui vont nous émouvoir jusqu’au bout. Les regarder c’est comme revenir dans une ville et retrouver dans le béton tous les moments passés dans les lieux, ressentir dans son ventre ce qui nous est arrivé ici ».

Ils décident de transformer cette matière, de la sculpter ensemble pour lui redonner forme et la faire exister autrement. Juan Ferrari initie le projet en suivant sa méthode créative : il exploite la porosité des frontières entre personnel et impersonnel, entre rigueur du code, des données et variabilité imprévisible de la technique. Il trouve et révèle les failles, les erreurs, le mystère, le vivant dans les machines les plus rodées et les cadres les plus stricts.

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Par la suite Federico Nipoli a l’idée de réaliser une pièce vidéo qui met en scène l’entourage du couple face aux situations qu’ils ont traversées ensemble. Il explique : « Ces archives papiers étaient froides et mortes, je voulais ramener du vivant dans l’oeuvre. Pour moi le processus d’installation a été particulièrement douloureux, j’étais toujours inquiet d’être « indésiré », de ne pas faire ce qu’il faut… J’avais envie de faire partager à nos proches l’expérience qu’on a vécue. Et j’étais attiré par le frottement entre réel et fiction dans la construction de notre histoire, j’ai voulu jouer avec ». La pratique performative et la relation à la caméra, domaines de spécialité de Federico Nipoli, lui permettent de reprendre créativement le pouvoir sur l’épreuve qu’il vient de traverser et de se mettre en scène lui-même dans la position de l’autorité. Les deux artistes entreprennent un travail de reconstruction du récit à travers les souvenirs et les représentations de leur entourage. Ils observent et documentent les différents éléments qui ont été retenus par leurs amis, les inventions, parfois les fantasmes, les absences et les vides que leur histoire évoque.

La peau des autres, partage d’expériences et alimentation du débat collectif

Plus le binôme avance dans les entretiens, plus il performe l’interrogatoire. Derrière la caméra, ils créent un protocole de tournage qui confronte véritablement aux enjeux de la procédure administrative. Le péril auquel les proches s’exposent est le miroir du leur : ils ont le sentiment de mettre le couple en danger s’ils échouent, s’ils répondent mal, sans savoir jamais si la « bonne » réponse existe. Vengeance innocente et saine, plutôt acte thérapeutique collectif et créatif que retour de bâton haineux, les artistes arrivent à identifier et à traiter les malaises, sans tomber dans une stigmatisation manichéenne. Les questions, toujours plus personnelles, amènent les interrogés à se retrancher, parfois se contredire mais surtout à se positionner. La polyphonie qui s’en dégage signifie la diversité et la subjectivité des discours, mais surtout la tendresse et la conscience partagée du millenium. Les entretiens reflètent avec justesse et sensibilité les peurs, les espoirs et l’engagement de notre génération vis-à-vis du pouvoir, de l’autorité, de la liberté de mouvement, la construction de soi et de notre intimité.

Entre restitution et rituel de soin collectif, l’œuvre alerte, crée du lien et transmet de la chaleur. Le généreux partage que les artistes mettent à disposition du public nous rappelle l’importance de questionner collectivement, à partir d’expériences partagées, le vivre ensemble dans toute sa complexité. L’échange de nos vécus nous offre l’opportunité d’écrire l’histoire avec nos mots, de construire des alternatives joyeuses au malaise institutionnel, à la paranoïa-frontières. En diffusant nos expériences, nous gommons peu à peu la gêne morale vis-à-vis de la liberté sexuelle et discréditons au fil de nos mots la catégorisation sociale à tout va.

À l’heure où la question de la mobilité internationale occupe une place centrale dans les enjeux cosmopolitiques, du local au global, on constate que le débat public donne la part belle aux organes décisionnaires, aux figures des « administrants » et à la critique de ces derniers. La voix des « administrés », elle, est peu convoquée. Cette grande absence va de pair avec la multiplication des discours globalisants et objectivants qui transforment la somme de parcours, d’histoires aussi plurielles qu’inégales, en données regroupées en cases abstraites. Dans le discours global, les corps en déplacements apparaissent comme déterminés, rassemblés en taxinomies artificielles. Les expériences individuelles sont comparées, divisées, puis fondues entre elles selon des critères arbitraires qui reflètent d’avantage le système d’analyse de celui qui les établit, que les réalités dont font l’expérience ceux qui les subissent. Dans ce cadre, la prise de parole que constitue l’œuvre de Federico Nipoli et Juan Ferrari ouvre la voie à une réflexion fertile sur la question des frontières vécues et met à mal de nombreuses représentations.

Par Cléophée Moser

Voir les commentaires (1)
  • Bonjour,
    On ne comprend pas très bien cette oeuvre est-ce une exposition ? et si c’est le cas où pouvons nous la voir ? Ou est-ce une oeuvre vidéo ? Et si c’est le cas où est-ce possible de la visionner?

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