Vintage, luxe et denim : la tenue choisie par Rihanna pour annoncer sa grossesse inscrit son allure dans une nouvelle temporalité. Celle d’une relecture d’un luxe à la mutation contemporaine, à laquelle la musicienne milliardaire a participé.
Sous une longue doudoune d’hiver rose portée ouverte avec un jean déchiré se profile un ventre arrondi. Ici le vêtement basique servant à protéger le corps, laisse déborder – pour mieux souligner – les lignes maternelles de la silhouette de Rihanna.
Ce ventre est documenté dès ses débuts dans la pop culture – il est vu sur son corps d’adolescente alors maigrissime, entre la lisière d’un crop top et la ceinture d’un baggy, puis dans son enveloppe de femme adulte plus ronde et tant bashée, dans les sous-vêtements de sa marque. Aujourd’hui, il devient symbole de procréation. Annonce d’un cycle nouveau de vie, ce ventre jaillit d’une pièce vintage Chanel rose bonbon, qui laisse déjà pour certains internautes augurer le genre de l’enfant. Proche du cocon, enveloppant un corps en métamorphose et aux courbes variables, la doudoune qui raconte une institution et une appartenance se déplace depuis le triangle d’or parisien jusqu’aux rues hivernales de Harlem.
Effectivement, le 1er février dernier, Rihanna et son boyfriend le rappeur A$AP Rocky choisissent la voie d’un shoot réalisé par Miles Diggs (le paparazzi favori de la mode selon Vogue) pour annoncer l’heureuse nouvelle du power couple modeux. Lui articule veste workwear Carhartt et pantalon en vinyle, agrippant la main embijoutée de Riri, dont les chaînes drapant le ventre sont signées par Gripoix, partenaire de longue date de Chanel, ce dernier apparaissant dans la forme d’une doudoune des années 1990.
Les deux ont chacun révolutionné la mode à leur échelle. En 2015, Rihanna est devenue la première égérie de la maison de luxe Dior, shootée dans les murs du Château de Versailles. « It’s a big deal » commentera-t-elle dans le Vogue américain. Pourtant, ce n’est que le début d’un long questionnement sur l’industrie et les représentations qu’elle produit : avec Fenty Beauty et ses lignes de lingerie en toutes tailles et modèles des plus variés, elle impose à la mode un regard plus inclusif que jamais à une telle échelle.
Quant à A$AP Rocky, il affirme depuis 2013 son amour pour la mode, et non seulement au bling, comme le vouraient les injonctions racistes qu’il dénonce encore et encore autour de l’homme noir du monde du hip-hop et la fringue. Thom Browne, Rick Owens, Raf Simons sont autant de créateurs cités en 2013 dans son hit Fashion Killa.
Rapidement, les portrait des jeunes parents en devenir sont décrits sur les réseaux comme « la meilleure nouvelle de 2022 ». Simultanément, l’image révolutionne l’exercice du pregnancy shoot, selon la critique de mode du New York Times Vanessa Friedman, qui explique comment les jeux de la pose semi-nue devant des peintures d’art classique occidentales étaient devenu un trope depuis Demi Moore en 1993. Là, avec le métro new-yorkais comme toile de fond, Rihanna revient sur Terre, se rapprochant non d’une histoire sacralisée, mais d’une expérience partagée de façon égale avec toutes les femmes enceintes.
De son côté, la communauté mode s’affole. Les recherches concernant la veste matelassée aujourd’hui identifiée comme la collection Automne-Hiver 96-97 Chanel connaissent une hausse de 200% en quelques heures : les maisons de ventes et boutiques vintage possédant le même modèle alignent les enchères au lendemain de la nouvelle. Une communication qui prouve que l’influence du couple sur la mode est telle qu’elle est capable d’inaugurer un nouveau cycle et son propre jeu de revival et de références.
Doudoune « casual » 2021
À l’heure où la surproduction dans l’industrie de la mode fait les gros titres et que la seconde main présentée comme l’avenir, Rocky et Riri travaillent les tropes de la mode occidentale et les détournent. Ici, ils révisent le tournant du style des années 1990. Le look de Rihanna peut effectivement évoquer la première couverture d’Anna Wintour pour Vogue en 1988, où la top modèle Michaela Bercu, stylée par Carline Cerf Duzeel, portait un jean Guess vintage et un pull Christian Lacroix ornée d’une large croix à l’esthétique bizantine. Décrite comme révolutionnaire à l’époque, la mode s’en voit alors qualifiée de « post-moderne », en articulant des soit disant codes classiques du luxe (la couture comme « high culture ») et des codes alternatif associés à des groupes minorés (le streetwear comme « low culture ») dans un même exercice de communication ayant défié l’ordre pyramidal classique.
Au tournant des années 1990, les maisons de luxe repensent leurs codes et y intègrent des éléments inédits comme le denim ou le sportswear, comme le note l’historienne de mode Caroline Evans dans ce qu’elle décrit comme la montée en puissance de silhouettes alors perçues comme « expérimentales ». Cette évolution cohabite avec une montée de l’influence de la culture hip-hop dans le mainstream, mais il faudra attendre les années 2010 pour voir un réel métissage opérer : pêle-mêle on peut penser à la présence et au regard d’Olivier Rousteing pour Balmain, les multiples collaborations par Ye, le travail de Virgil Abloh mais aussi Riri et Rocky.
Ici, Rihanna choisit une pièce de luxe vintage qui sort des codes maison traditionnels, et opte pour une pièce fonctionnelle détournée par Karl Lagerfeld, comme il l’a souvent fait en chahutant les strates et les références sur ses podiums. C’est à ce moment de bascule pour le luxe qu’elle semble faire référence, époque mondialisée, post-guerre froide, où de nombreux changements sociaux ont mené à une culture visuelle confrontant contre-cultures et ultra luxe, dans une hybridité novatrice et dont cette doudoune demeure un des meilleurs exemples.
« Sapé·e·s comme jamais », c’est la chronique mode d’Alice Pfeiffer et Manon Renault qui, deux fois par mois, analyse le tissu social des tenues commentées, critiquées, likées et repostées sur le fil des réseaux. Avec un axe sociologique, elles regardent les sapes, les accessoires, la beauté s’inscrire dans la culture populaire et devenir des cultes racontant nos mythologies contemporaines. Loin d’être de simples morceaux de chiffon ou de la poudre aux yeux, les vêtements ou le maquillage permettent de performer des identités sociales – celles qu’on choisit, qu’on croit choisir, qu’on subit. Ils racontent les espaces de liberté au milieu de la logistique du pouvoir.
Les cheveux bleus, Bugs dans la matrice ?