Vernissages à n’en plus finir, événements collectifs, diasporas d’écoles d’art… Depuis à peine un an, Marseille prend des atours d’atelier à ciel ouvert. On a voulu comprendre les raisons de cette convergence des talents vers le Sud.
« Quand j’ai commencé les Beaux-Arts, le but des gens qui en sortaient, c’était de quitter Marseille. Aujourd’hui, on reste. » Avec Rudy Ayoun et Arnaud Bottini, rencontrés à l’école, Raphaël Gravagna monte Destré en 2018. Situé derrière la Plaine, en plein centre-ville, l’atelier-galerie réunit aujourd’hui huit jeunes artistes et ouvre régulièrement son « espace libre » aux habitants du quartier, qui viennent y prendre des cours de dessin à prix libre ou inonder le trottoir lors de vernissages.
À l’image de Destré, la ville a vu éclore au fil des mois passés une dizaine de ces lieux d’art alternatifs et hétéroclites, à la fois espaces de travail et d’exposition, dédiés à la création expérimentale : SISSI club, Panthera, Voiture 14, Oxymore… Du 22 mai au 2 juin dernier, le « OFF » du Printemps de l’art contemporain mettait en lumière ce tout jeune réseau indépendant, lors d’une succession orgiaque d’événements d’inauguration, de performances, expositions et cubis de rouge. Marseille, terre promise pour la création émergente ? Cet engouement pour la ville s’inscrit dans un mouvement plus large de mutations d’une ville qui affirme comme jamais sa singularité politique et culturelle dans le paysage français.
Renaissance alternative contre gentrification
« Il paraît que c’est du jamais-vu depuis les années 80 », rapporte Raphaël, qui se rappelle d’une époque où la Canebière croulait sous les kebabs et les taxiphones. Marseille semble être (re)devenue l’eldorado d’une jeunesse créative, qui y voit un terrain d’expérimentation et de liberté encore inexploité : la vie y est douce, peu chère, et la scène alternative foisonnante (on vous parlait ici de la scène musicale southfrap, ndlr). Mais cette promesse de douceur suffit-elle à expliquer l’emballement soudain pour celle qui, il y a dix ans, n’était même pas une destination de tourisme envisageable ? « On a envie de participer au changement. Mais on veut d’abord le faire pour Marseille, et pour les Marseillais. »
Une intention forte qui, parfois, a attisé des critiques à l’égard de cette invasion de jeunes artistes. En témoignent les polémiques soulevées (à raison) par les habitants du quartier de la Belle de Mai, qui s’interrogent sur la création de cette Friche perçue comme une énième tentative de « colonisation bobo ». Reste alors à imaginer un modèle d’inclusion de cette scène artistique dans le contexte local, qui puisse bénéficier réellement aux Marseillais, surtout à celles et ceux qui vivent sur les territoires populaires où tout ce mouvement créatif se développe.
Fêtant sa première année à Marseille, Camille Foucou nous raconte son arrivée : « J’ai passé mon diplôme [de l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg], puis je suis venue avec un groupe de copains. » Ils débarquent à huit, retrouvant quelques amis partis en éclaireurs, et sont bientôt rejoints par d’autres. Une véritable diaspora strasbourgeoise s’installe à Marseille, représentative du type de profils que la ville attire désormais. Pour l’illustratrice récemment diplômée, la précarité d’un job alimentaire à Marseille semble plus enviable que l’ennui d’une agence de publicité parisienne, et pour cause : « Ça a du sens d’habiter ici, surtout pour nos travaux. Les loyers ne sont pas chers, donc c’est possible d’avoir un atelier. »
S’ils sont conquis par le prix du mètre carré, les nouveaux arrivants sont aussi charmés par cette ville entière, sans concession, qui semble proposer un mode de vie autre que l’aliénation capitaliste parisienne, un modèle qui serait propre à la culture métissée et humaniste de la Méditerranée et qui, inconsciemment ou pas, séduit de plus en plus. Camille, qui n’a passé que quelques jours à Marseille avant de décider d’y emménager, l’a senti : « La ville a une couleur bien à elle, on sent qu’on est en Méditerranée, qu’on est ailleurs. De toute façon, c’était Marseille ou l’étranger. »
Marseille a une couleur, Marseille n’est pas consensuelle, et c’est ce qui plaît. Dans l’imaginaire collectif, Marseille est crade et mal famée. Qui n’a jamais entendu parler des fusillades, du clientélisme, ou des éternelles grèves d’éboueurs ? Mais qui dit crade dit authentique, et voilà que de mal famée, la ville s’est transformée en reine de la street-cred.
Seconde ville la plus peuplée de France, la cité phocéenne se distingue depuis toujours comme un cas à part, construit en rébellion contre une sur-centralisation qui tend à effacer les différences régionales. « La première raison de la gentrification ratée du centre-ville marseillais est l’absence de toute tradition et de toute attractivité du centre portuaire chez les “nantis”, marseillais ou métropolitains », écrivent Peraldi, Samson et Duport dans Sociologie de Marseille (2015). Marqué par l’activité portuaire, le centre-ville a longtemps été boudé par les classes les plus aisées, lui préférant la colline de la Bonne Mère ou la voisine huppée Aix-en-Provence.
La mairie, désireuse d’attirer en son centre des populations plus aisées, multiplie les opérations. La mue immense, et immensément contestée, qu’a entamée la ville avec le projet de rénovation XXL Euroméditerranée contribue à la métamorphose. L’image de Marseille tend à évoluer, notamment depuis sa nomination en tant que Capitale européenne de la culture en 2013 – et tous les chamboulements urbains qui s’en sont suivis : piétonnisation du Vieux Port, construction du Mucem (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) en partie conçu par l’architecte star Rudy Ricciotti… En 2020, c’est la biennale d’art contemporain Manifesta qui s’y installera pour cinq mois, après avoir investi Palerme l’an dernier.
Les trois auteurs de Sociologie de Marseille pointent un « double discours médiatique qui n’en est pas un » : d’un côté, on parle de la cité de tous les dangers et de l’autre, on valorise une ville créative et inspirante. Assez naturellement, les premiers à vouloir y poser durablement leurs valises sont jeunes, créatifs, parfois fauchés et souvent en quête, sinon d’aventure et de dépaysement, au moins d’une autre façon de vivre.
Ras-le-bol du petit monde de l’art
« Les cercles sont plus petits, les gens très solidaires. On a parfois l’impression d’avoir moins de comptes à rendre, que les choses sont plus naturelles et plus spontanées », explique Camille qui, quelques mois après son arrivée, aura déjà l’occasion d’exposer son travail chez Agent Troublant, une galerie associative dédiée à la micro-édition, non loin du cours Julien.
Un peu plus bas, dans une rue tranquille du 5ème arrondissement, l’atelier Panthera ouvre parfois ses portes pour des expositions, performances et concerts, qui apportent au lieu une visibilité non négligeable. Le reste du temps – c’est-à-dire, la plupart – cette grande pièce vitrée demeure l’espace de travail de cinq jeunes artistes : Clara Buffey, Basile Ghosn, Alice Griveau, Juliette Guerin et Nicolas Perez. Tous s’accordent à dire que :
Marseille est une ville où tout est à faire, où il y a une place à prendre.
Panthera est né d’un ras-le-bol général, d’une envie de s’imposer en brûlant les étapes : « On n’a pas envie d’attendre d’être en résidence pour pouvoir créer. » Ici, la collectivité se construit par la différence. Chacun sa pratique et sa façon de produire : « L’espace est modulable, non défini. » Issus des Beaux-Arts de Marseille et d’ailleurs, ils décident de se lancer seuls, sans subventions, en ayant conscience d’être novices et en dehors des processus d’exposition classiques. Des processus qu’ils rejettent, lassés par le fonctionnement des grandes galeries, des résidences, de leurs incohérences. Naît alors la volonté de court-circuiter les institutions.
Pour SISSI club, néo-galerie du premier arrondissement marseillais, la problématique est similaire. Anne Vimeux et Élise Poitevin, les deux historiennes de l’art à l’origine du projet, se rencontrent sur les bancs de la fac, où elles écrivent leur premier projet d’exposition, First Sight. Il est présenté à différentes galeries, mais face aux refus essuyés, elles décident d’ouvrir leur propre lieu. Depuis, c’est carton plein à chaque événement.
L’union fait la force
Cette énergie, oscillant entre le rejet d’un modèle existant et le besoin de voler de ses propres ailes, se cristallise cette année avec l’organisation d’un off du Printemps de l’art contemporain (PAC) – pied de nez au PAC officiel mis en place par Marseille Expos, réseau désormais quasi-institutionnel de galeries et lieux d’art contemporain, depuis une dizaine d’années.
« On a décidé de se réunir entre petits lieux pour proposer une alternative. Et ça a marché : plein de gens sont venus, ça a créé une nouvelle émulsion. Depuis, les institutions ont un œil sur nous », raconte Myriam Mokdes, qui vient alors tout juste de lancer Voiture 14, un espace protéiforme se voulant le vivier de la jeune création expérimentale, locale et internationale. Marseillaise d’origine, sa fondatrice décide l’an dernier d’interrompre son cursus aux Beaux-Arts pour se consacrer entièrement à ce projet.
Pour Sylvia Girel, sociologue et maîtresse de conférence spécialiste de la scène culturelle marseillaise, le off est avant tout synonyme de bonne santé artistique : « Ça veut dire qu’on est face à une grande diversité de propositions, que tout ne tient pas en un seul évènement. Ça signifie aussi qu’il y a une vitalité suffisante pour que les acteurs veuillent se positionner, occuper une place. Le off ça veut dire que ça déborde, que ça bouillonne. »
La récente émulation créative qui se propage à Marseille, Sylvia Girel l’explique plus par un alignement des planètes que par un réel élément déclencheur : « Il y a une conjonction de plusieurs facteurs, urbain, touristique, et en termes de transformation de l’image de la ville, qui font qu’un changement est effectivement en train de se produire. » Néanmoins, ce foisonnement nouveau serait à prendre avec des pincettes : « Depuis une vingtaine d’années, les politiques culturelles de la ville ont du mal à intégrer la morphologie de la scène artistique. Marseille a toujours eu une vraie spécificité au niveau des milieux alternatifs, des collectifs et ateliers d’artistes. Une vraie synergie existe entre ces acteurs, que les institutions ont du mal à percevoir. »
Si on l’appelle « la ville de l’art libre » (lire l’article d’Ingrid Luquet-Gad dans Les Inrocks du 23 janvier 2019, ndlr), Marseille reste l’objet d’un imaginaire national influencé par le récit méprisant – au mieux, condescendant – de la ville lumière. Pourtant, cette autre capitale semble être bel et bien en train de s’affranchir des lieux communs en affirmant de plus en plus un style de vie, de socialisation, de création qui lui est propre. C’est peut-être dans l’unicité du modèle marseillais que réside aussi la possibilité d’un renouveau qui profite à tout le monde.
Le dialogue, aujourd’hui balbutiant, entre acteurs indé et institutions permettra-t-il à la dynamique naissante de se pérenniser ? Nombre de ces néo-lieux ont déjà été contactés par Art-o-rama, équivalent de la FIAC à Marseille, ou encore Manifesta en vue des événements de l’année prochaine. « On a la volonté de rester alternatives dans nos propositions », revendiquent les deux fondatrices de la galerie SISSI club.
Mais nous ne sommes pas contre l’idée de travailler avec les institutions, si on veut aller au bout du processus et réellement servir de tremplin aux artistes qu’on présente. Et quoi de mieux que de faire partie de l’institution pour la chambouler ?
SISSI
Photo de couverture : inauguration Voiture 14 et vernissage de la première exposition collective du lieu lors du PAC OFF. Marseille, 1er juin 2019. © Brunéhaut
Save the date ! Les 1, 2 et 3 novembre 2019, en collaboration avec la revue culturelle marseillaise La Zone, Manifesto XXI prend ses quartiers à Voiture 14 pour un week-end d’exposition, performances, talks et concerts.