Colombe d’Humières. « Déconstruire le désir de bijoux »

Avec son univers à mi-chemin entre le gothique et le conte de fée, la jeune créatrice de bijoux Colombe d’Humières nous plonge dans des souvenirs d’enfance métamorphosés en métal. Elle nous raconte comment elle appréhende son travail à la croisée de l’artisanat, de l’art contemporain et de la mode. Conversation avec une artiste engagée du côté de l’upcycling des métaux, dont l’œuvre remarquable et résolument actuelle a déjà été exposée de Saint-Pétersbourg à Munich et Paris.

Manifesto XXI – Bonjour Colombe, peux-tu nous parler de ton parcours ?

Colombe d’Humières : Je faisais des bijoux que je vendais sur le marché quand j’avais 9 ans et je crois que c’est le moment où j’ai le plus gagné d’argent dans ma vie ! Après j’ai fait une année de graphisme qui ne m’a pas vraiment enthousiasmée. Je suis allée ensuite à Central St Martins à Londres et il y avait un cours de « bijouterie contemporaine ». Le processus de faire des bijoux m’était assez instinctif : choisir un endroit du corps, des matières pour dire ce que tu veux, de la manière que tu veux. D’un côté on parlait broderie, taille de fil, fermoirs, mais il y avait aussi cet autre aspect du travail qui me passionnait, lié à la forge, au feu, aux tailles de forêts et aux soudures.

J’ai adoré ce rapport métaphorique et symbolique à la matière. J’avais conscience que je ne voulais ni faire de la mode ni être vraiment artiste plasticienne.

Faire de la joaillerie, c’était apprendre un savoir-faire artisanal et des techniques qui existent depuis la préhistoire. C’était quelque chose de rassurant.

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Comment penses-tu le bijou en tant qu’objet ?

Cela dépend des différents contextes et circonstances. Quand je suis sortie de l’école, j’ai voulu vivre de ma pratique. J’ai continué à bosser la technique, parce qu’il fallait vraiment que les bijoux soient qualitatifs, qu’ils ne cassent pas, ce qui est l’une des choses les plus compliquées à apprendre. À cette époque, j’ai dû faire beaucoup de pièces « moches » sur mesure.

Il y a certaines pièces que je fabrique tard le soir, que je ne pense pas en tant que bijoux ni vraiment sur le corps, mais plutôt en termes de forme et de composition. Je réfléchis en parallèle aux techniques du métal, de fabrication et de production.

Avec le temps, j’ai des projets assez différents qui sont arrivés. Par exemple, j’ai imaginé des poignées de portes pour une expo en septembre dernier (Bouquet Magazine à la galerie Balice Hertling). Et là je suis en train de réaliser des heurtoirs pour une galerie.

Quel est ton processus de création ? De quoi t’inspires-tu ?

Mes études m’ont poussée à construire une sorte de langage sans en être vraiment consciente. À l’école, dans l’atelier, il y avait des tonnes de machines et je me sentais toute petite. J’avais un peu l’impression d’être la continuité de ce processus technique. Comme le bout d’une tradition datant de millénaires. Ce n’était pas non plus le mythe de la machine qui va nous faire disparaître, mais plus quelque chose de l’ordre de Géo Trouvetout. Mon sentiment à l’époque était un mélange d’excitation et d’une puissance overwhelming (submergeante, ndlr). Il y avait toutes sortes de possibilités. Je savais que je n’allais jamais réussir à savoir utiliser toutes ces machine.

Je pensais obsessionnellement à la transformation de la matière, en utilisant des moules pour beaucoup trop d’objets, de formes, de choses. J’ai commencé par inter-changer les matériaux, les recomposer, en faire des assemblages par associations d’idées et métaphores naïves. J’ai continué par la suite, en étant plus précise et rigoureuse dans le choix des formes et matériaux.

D.A @Louis Guimard / Photographe @Adriana Pagliai

Et alors quels sont ces matériaux ?

Je travaille la cire : j’utilise beaucoup la technique de la « fonte à la cire perdue » pour manier le bronze, l’argent, l’aluminium… Sinon j’ai recours à d’autres techniques comme l’électro-formation, qui existe depuis l’invention de l’électricité et n’a pas été améliorée depuis. C’est une couche de métal déposée sur une forme, grâce à un courant d’électricité et la conductibilité du graphite. Cette forme est ensuite plongée dans un bain saturé d’atomes de cuivre ou d’argent, et au bout de quelques heures, il se dépose jusqu’à 1 mm de métal, ce qui rend le tout solide. Je fais ça dans mon studio, c’est un procédé très utilisé dans l’industrie automobile qui demande beaucoup de rigueur.

@Raphaël Pfeiffer

Dans l’atelier, il y avait des tonnes de machines et je me sentais toute petite. J’avais un peu l’impression d’être la continuité de ce processus technique. Comme le bout d’une tradition datant de millénaires.

Dans tes pièces je crois percevoir une forme d’inspiration enfantine, d’un monde intérieur, féerique…

Je crois que toute mon inspiration vient du dessin animé Les Aventures d’Alex Mack : une meuf qui est hyper forte en physique et lorsqu’on relâche un tonneau de matériau radioactif dans sa ville, elle l’attrape ou l’avale et elle devient capable de se liquéfier. Elle se transforme en une flaque de métal et c’est incroyable. C’est une grosse inspiration pour moi.

Au niveau écologique ça se passe comment dans le milieu du bijou ? Quel est ton engagement et ton positionnement face à cette thématique épineuse ?

Il y a un label « éthique » dans la bijouterie qui promet aux consommateur.rice.s un métal extrait dans des conditions « acceptables ». Ça n’a rien d’un modèle parfait : qui peut faire valoir une étiquette verte et une déculpabilisation du genre « c’est bon nous on est ok », sans penser au 99,8 % du reste du métal extrait dans des conditions dramatiques ?

Même si ce genre de prise de conscience est utile, les conflits liés au trafic de l’or, des diamants et de tous les autres minéraux utiles à nos industries perdurent majoritairement.

Les gros conglomérats ne sont pas prêts à arrêter de verser du cyanure sur des terres qui ne leur appartiennent pas. Le problème, à mon sens, c’est qu’on ne peut pas extraire du métal et dire que c’est « sustainable ». Le métal est par définition non-traçable car re-fondable à l’infini, donc sa provenance n’est jamais vraiment vérifiable.

Je n’utilise donc pas ce label car je pense qu’on devrait tout simplement arrêter l’extraction des métaux précieux et se concentrer sur ce qui existe déjà : développer seulement les filières de recyclage et le re-conditionnement. Ce n’est pas une idée révolutionnaire mais c’est la seule qui peut marcher. Pour l’instant le recyclage coûte plus que l’extraction, mais cela va et doit changer. 

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Mon questionnement écologique passe par une déconstruction du désir et de la consommation de bijoux. Je crois par ailleurs qu’on doit impérativement s’interroger sur la symbolique de l’or, des diamants et des pierres précieuses, se demander pourquoi on désire porter des bijoux en or, des diamants ? Pourquoi la préciosité nous attire et nous fascine ?

Notre attirance pour la brillance n’est pas nouvelle, mais il est utile de savoir que parfois ces désirs ont été fabriqués, comme pour les diamants par exemple. On sait que la bague de mariage parée d’un diamant est le résultat d’un plan marketing de la société De Beers dans les années 1920. Ils ont réussi à associer la ductilité (sa capacité à se déformer sans se rompre, ndlr) du diamant à l’idée d’amour éternel en répétant inlassablement le slogan « A diamond is forever ».

Aujourd’hui on connaît le désastre et les conséquences des « blood diamonds » (extraits de mines localisées dans des zones où la guerre fait rage, et vendus en toute illégalité afin de fournir en armes les groupes armés qui les exploitent, ndlr), et on commence à préférer les pierres faites en laboratoire. Même si, justement, De Beers a trouvé le moyen de faire perdurer la valeur des « diamants naturels » en statuant un prix dérisoire aux diamants de synthèse, et leur projetant ainsi une valeur infime qui serait l’opposé d’une preuve d’amour et de la promesse matrimoniale. Les « conflict minerals » sont au cœur d’enjeux géopolitiques qui me dépassent, mais j’essaie de comprendre ces dynamiques sous le spectre des « material cultures ».

Après je trouve ça cool de voir qu’il y a une nouvelle vibe de bijoux beaucoup plus DIY, homemade, qui serait plus authentique et basée sur l’affect davantage que sur le précieux et qualitatif. Une recherche de protection pour ce à quoi on doit faire face en ce moment sans doute.

Tu as des expos à venir ?

Il y a une galerie de bijoux contemporains qui me représente et qui expose chaque année dans des foires de design. Cette année à la foire de Munich, on a aussi monté une expo collaborative avec des artistes bijoutier.e.s (dont Maxime Leblanc et Florence Tétier) qui s’appelle Life Soup. Sinon j’ai aussi une expo à Berlin au musée des arts décoratifs où j’expose des poignées de portes, et une à Saint-Pétersbourg bientôt où je montre des marionnettes de mains.

Mais surtout, une fois tous les deux mois, on organise une vente dans mon atelier dans le 18ème à Paris avec plein d’ami.e.s créateur.ice.s. Ces ventes sont d’ailleurs annoncées sur mon Instagram un mois en avance.

Il t’arrive d’avoir des commandes ?

J’ai pas mal de commandes de bagues sur mesure, beaucoup pour des hommes qui ne savent pas où en trouver. Le marché des bijoux pour hommes est très « masculin » c’est-à-dire des têtes de mort, de l’argent oxydé, etc. Je leur offre des choses plus fines et détaillées. Soit ils l’imaginent et m’en parlent, ou alors ils choisissent des modèles pré-existants que j’ai déjà réalisés.

J’aimerais bien vendre dans des magasins, mais on me dit « il me faut 30 bagues, dans 6 tailles différentes ». C’est vraiment un autre système de production, où il faut assumer des stocks. En réalité je préfère les pièces uniques et réaliser des bijoux sur mesure. Je ne tiens pas à créer de marque mais plutôt à fonctionner comme un studio d’architecte, pour des marques aussi car cela permet de faire tourner l’atelier, et avec plein de projets artistiques en parallèle.

D.A @Louis Guimard / Photographe @Adriana Pagliai

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