Le financement d’associations d’extrême-droite par le propriétaire du festival de Coachella a relancé cette année encore le débat sur le bien-fondé de la participation des artistes queers à l’événement. Mais la focalisation sur cette question fait écran aux problèmes plus profonds de l’industrie sur laquelle elle repose.
Sur une des scènes du très médiatique festival de Coachella en avril, la chanteuse belge Angèle parle de ses amours lesbiens sous les cris du public avant de chanter « Ta reine », un drapeau LGBT à la main, entourée de ses danseur·ses en rose et cuir. Parmi les rares artistes francophones à jouer au festival le plus rentable du monde, sa présence, ainsi que celle d’autres influenceur·ses ouvertement queers – comme l’américain James Charles ou le français Antonin – a fait l’objet de nombreuses critiques sur les réseaux sociaux. On leur reproche leur manque de cohérence concernant leurs prises de position féministes ou de défense des personnes LGBTQIA+, jugées incompatibles avec l’évènement.
Depuis quelques années, les mêmes critiques reviennent inlassablement lorsque les maquillages pailletés des stars d’Instagram et des rich kids of LA envahissent les réseaux. À l’origine de la polémique, un article de 2016 du Washington Post qui révèle que Philip Anschutz, propriétaire d’Anschutz Entertainment Group (AEG), à qui appartient Goldenvoice, l’entreprise qui organise Coachella, figure parmi les financeurs des principaux et puissants lobbys anti-LGBT. Depuis, la participation des artistes et des festivalier·es LGBTQIA+ est chaque année commentée et pointée du doigt sur les réseaux sociaux. Mais, il est temps d’élargir la focale : les hypocrisies de l’industrie du divertissement ne peuvent plus peser uniquement sur les féministes, les LGBTQIA+ ou les personnes minorisées. Il faut collectivement prendre conscience du modèle global à bout de souffle sur lequel reposent ces évènements.
Du pétrole sur les mains
Dès 2017, l’équipe de communication d’AEG, gênée par les révélations sur Anschutz à contre-courant de l’image inclusive que cherche à se donner le festival, a immédiatement mis le paquet pour faire oublier les affinités philanthropiques du milliardaire. Après avoir réagi à la polémique en qualifiant ces informations de « fake news » (sic), Anschutz a fait amende honorable en donnant 1 million de dollars à la fondation Elton John. Cette même année, le festival bat son record de rentabilité avec un bénéfice de 114 millions. Dans la foulée, Paul Tollett, PDG de Goldenvoice, jure que son patron a cessé toute donation douteuse et insiste sur le fait que le festival programme de nombreux·ses artistes issu·es de minorités. AEG est en outre noté 100/100 depuis 2019 dans le classement des meilleures entreprises en matière d’inclusivité par Human Rights Campaign, une association dédiée à la défense des droits des personnes LGBTQIA+. Depuis 2017, la production de Coachella serait irréprochable… On pardonnerait presque à Anschutz, de ne pas avoir pu résister à donner en 2020 75 000 dollars en soutien à l’abrogation de l’amendement Roe v. Wade, qui garantissait l’accès des Américain·es à l’avortement.
Les liens entre industrie du divertissement, politiques réactionnaires et climatoscepticisme ne relèvent pas d’un problème de casting ; l’existence d’événements comme Coachella dépendent bien directement du système d’exploitation capitaliste.
Le festival est loin d’être l’activité la plus lucrative d’Anschutz, mais s’il peut engendrer assez de bénéfices pour être extrêmement rentable malgré son coût, c’est bien parce qu’il bénéficie des (très) gros sous d’AEG. Les affinités philanthropiques du PDG ne sont pas particulièrement étonnantes quand on comprend les différents flux qui alimentent Coachella. Cheveux argentés coiffés en arrière, mocassins et costume en tweed, « the man who owns LA » ressemble plus à un respectable aristocrate qu’à l’image du supporter « white trash » de Trump. Pourtant, Anschutz, magnat du pétrole et de l’immobilier, propriétaire de sociétés dans les chemins de fer, les télécommunications, le divertissement et la presse est un fidèle soutien à l’ex-occupant de la Maison Blanche, et accessoirement un des hommes les plus riches des États-Unis.
Outre ses nombreux soutiens à des associations ultra conservatrices, anti-LGBTQIA+ et anti-avortement, Anschutz est un très puissant mécène du climatoscepticisme. Il est, entre autres, très proche des influents frères Koch, richissimes businessmen libertariens du pétrole, méga-donateurs du parti républicain et éminents acteurs de la guerre contre les politiques environnementales. La moralisation du milliardaire américain relève davantage d’un coûteux effort de com’ que d’un quelconque changement de cap. Rappelons que le concurrent d’AEG, Live Nation Entertainment, est détenu par un autre milliardaire, John Malone, qui partage la plupart des accointances politiques d’Anschutz. Les liens entre industrie du divertissement, politiques réactionnaires et climatoscepticisme ne relèvent pas d’un problème de casting ; l’existence d’événements comme Coachella dépendent bien directement du système d’exploitation capitaliste et impérialiste.
Danser sans la pluie
Le succès de Coachella repose au moins autant sur son line-up cinq étoiles que sur son « capital cool », un savant mélange d’esthétique camp et de rêve californien que vend (très cher) AEG, dans le décor hollywoodien de la vallée de Coachella, en Californie du Sud, à environ trois heures de Los Angeles et tout près de Palm Springs. Façades colorées, gazons bien entretenus et palmiers croulants, c’est un lieu de villégiature prisé par les seniors argentés, une charmante oasis au beau milieu du désert. Charmante oasis qui a tout de même une consommation d’eau environ trois fois supérieure à la moyenne de la région. Il en faut en effet beaucoup pour entretenir les 120 golfs, les piscines privées et le parc aquatique de la ville dans un territoire où il ne pleut quasiment jamais.
À côté de ce décor de fin du monde vivent celleux qui sont resté·es, les ouvrier·es agricoles principalement d’origine mexicaine, qui souffrent de problèmes respiratoires de plus en plus inquiétants.
Paradoxalement, le raz-de-marée de photos éclipse ce qui est pourtant sous nos yeux : la localisation du festival est absurde, puisqu’en plein milieu du désert et les populations en hors champ. Le gazon et les palmiers de Coachella appartiennent au Polo Empire Club, propriété d’un promoteur moustachu (et soutien local du parti républicain). Comme les terrains de golf, la pelouse du club de polo est arrosée par l’aquifère sur laquelle repose l’oasis de Coachella. Asséchée par le pompage excessif qui entretient l’esthétique organique et les loisirs de la ville, la nappe est réapprovisionnée par l’eau prélevée dans le fleuve Colorado à plusieurs centaines de kilomètres de là. Or, la baisse de débit du fleuve est la cause d’une crise majeure pour les sept États qui en dépendent. Mais le Polo Empire Club ne souffre heureusement pas de restriction : l’activité agricole de la vallée de Coachella octroie aux usager·es un accès très privilégié à l’eau du Colorado, grâce à la législation mise en place avant l’intensification du développement urbain et l’assèchement du fleuve. De fait, en Californie, les milliers d’hectares de cultures intensives en plein désert nécessitent une irrigation constante et abondante accompagnée d’une utilisation massive de pesticides, polluant la nappe qui arrose le festival.
La cohabitation de l’agriculture intensive et la fête n’est pas nouvelle dans la vallée : à une petite demi-heure de Coachella se trouve la Salton Sea, ex-lieu branché de fête et d’insouciance des années 50, aujourd’hui le lac le plus pollué de Californie. La plage désertée est jonchée de cadavres de poissons et d’oiseaux empoisonnés par les émanations toxiques dues à la diminution drastique du niveau de l’eau. À côté de ce décor de fin du monde vivent celleux qui sont resté·es, les ouvrier·es agricoles principalement d’origine mexicaine, qui souffrent de problèmes respiratoires de plus en plus inquiétants.
La fête s’est donc déplacée de quelques kilomètres. Chaque année, malgré le coût d’entrée exorbitant nécessaire pour rester outrageusement rentable, Coachella accueille 200 000 festivalier·ères et des dizaines d’artistes avec leurs équipes et leur matériel. Afin de pourvoir aux quantités astronomiques d’énergie demandées par les méga-shows, plus de 300 panneaux solaires ont été construits. Mais les quelque 35 000 véhicules et centaines d’avions empruntés par les festivalier·ères fonctionnent quant à eux toujours aux énergies fossiles, et les participant·es produisent tout de même plus de 100 tonnes de déchets chaque jour, polluant encore un peu plus les sols de la vallée.
Qui doit enterrer Coachella ?
Coachella semble, regardée avec un peu de distance, appartenir à un monde qui n’existe déjà plus mais qui se débat pour conserver son attractivité quoi qu’il en coûte, malgré les polémiques, les tarifs et l’engouement un peu passé. L’obstination de Goldenvoice, qui continue à investir dans des constructions permanentes au coût pharaonique, témoigne du refus complet de reconnaître l’absurdité de l’évènement dans un système à bout de souffle. Pourtant, nos frustrations – aussi légitimes soient-elles – peinent à dépasser l’individualisation des enjeux politiques et se traduisent inlassablement par la recherche de coupables. Le coût de l’événement excluant de fait la majorité de la population, éludant ainsi la possibilité d’un « boycott citoyen », nous les cherchons parmi les personnes qui semblent, à tort ou raison, les plus sensibles aux questions sociales.
Décentrer le problème et élargir la focale permettrait de répartir le poids de la responsabilité sur les épaules de celles et ceux qui tirent profit du luxe de ne jamais y être confrontés.
Angèle – qui jouit par ailleurs d’autres privilèges – n’est pas seulement une pop star qui défend le féminisme et les luttes LGBTQIA+, elle est une femme queer. L’obsession pour la cohérence morale des quelques personnes pour qui défendre une cause relève de la défense de leur propre existence masque les autres problèmes que pose le festival : on aura bien du mal à justifier la seule responsabilité des personnes LGBTQIA+ sur les questions écologiques. La segmentation des luttes et l’obsession de moralité demandées à chaque personne qui ne profite pas de la formule all-inclusive homme-hetero-cis-blanc a invariablement pour effet de faire peser toute la responsabilité d’une industrie oppressive sur les personnes les plus susceptibles d’être victimes de discriminations à différentes échelles. Décentrer le problème et élargir la focale permettrait de répartir le poids de la responsabilité sur les épaules de celles et ceux qui tirent profit du luxe de ne jamais y être confrontés.
L’interpellation d’artistes ou d’influenceur·ses identifié·es comme relais pour la visibilisation des luttes paraît inévitable dans un moment où la représentation médiatique ne suffit plus à dissimuler le rabotage progressif des droits et des conditions de vie des femmes, des pauvres et des minorités. On a beau retourner le problème dans tous les sens, la présence des personnes minorisées dans la pop culture implique forcément pour les artistes ou influenceur·ses de jouer avec les cartes de celles et ceux qui les distribuent, et cela aussi dans des espaces comme Coachella. Cela n’est ni incompatible avec le fait de critiquer sans compromis les politiques aux conséquences délétères qui permettent l’existence de ces espaces, ni de réclamer une politisation plus importante des figures qui incarnent les combats pour le grand public.
Sans pour autant balayer d’un revers de main tout questionnement par un cynique « il n’y a pas de consommation éthique sous le capitalisme », cette demande peut se faire sans rejouer la violence qu’iels subissent déjà bien plus que d’autres. Par ailleurs, ces relais dans la pop culture n’annulent en rien ni ne diminuent l’action des très nombreux·ses artistes engagé·es et radicaux·les, comme celle de la photographe Nan Goldin (voir le film récent de Laura Poitras Toute la beauté et le sang versé) ou, en France, de la comédienne Adèle Haenel. Au contraire, les différentes stratégies interagissent et se font écho, dans la mesure où le public sensible à ces causes renonce à la tentation de les opposer. Tant que Coachella existera, tant que les milliardaires monopoliseront les industries culturelles, tant que les avions voleront d’un bout à l’autre de la planète et tant qu’on jouera au golf dans le désert, en attendant que l’époque soit plus favorable aux grandes victoires sociales, il est sans doute souhaitable que les personnes discriminées n’abandonnent pas l’espace médiatique mainstream à ceux qui les oppressent.
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Relecture et édition : Apolline Bazin, Léane Alestra et Sarah Diep
Illustration à la Une : Léane Alestra