Bientôt diplômée, Clara Cimelli a déjà su se faire remarquer au détour de plusieurs expositions entre Paris et Marseille. Sa production ultra-colorée dévoile une violence trash et irrévérencieuse. Papiers scotchés, troués, teintes bariolées, scènes explosives et inquiétantes : la jeune artiste dépeint l’auto-destruction d’une jeunesse désabusée. Quand la fête vire au cauchemar…
Créatures cartoonesques aux sourires crispés, éclaboussures bigarrées sur ciel rouge vif : les « grands bains fluorescents » de Clara Cimelli n’ont pas manqué d’attirer notre attention lors de la série d’expositions The Way of the Drunkard (Le chemin de l’ivrogne), organisée par le SISSI club (Marseille) depuis le mois de mars. Ses œuvres sonnent comme des actes indociles, à l’heure où le partage et la convivialité sont assimilés à une forme de désobéissance. Brusquement, les couleurs débordent, elles témoignent de son besoin de provoquer, d’amuser le regard. Inscrite en cinquième année aux Beaux-Arts de Marseille, l’artiste axe sa pratique autour du dessin et des installations sculptées. L’amateurisme, la fête et le contre-savoir sont autant de considérations critiques qu’elle tente d’investir avec ludisme, balayant toute règle ou norme pour placer la spontanéité au cœur de sa démarche.
L’héritage classe moyenne des 90’s
Non satisfaite des espaces délimités qu’on lui octroie, Clara Cimelli s’affranchit des cadres avec ironie et second degré. Elle n’hésite pas à aller au-delà des limites imposées, aussi bien physiquement que symboliquement. Son œuvre Tapette à mouche illustre bien ce besoin d’expansion : « J’ai progressivement rajouté des feuilles de papiers de différentes qualités et formats, scotchées les unes aux autres, et c’est une façon pour moi de m’étendre au maximum sur le mur », précise-t-elle. L’artiste puise ses inspirations dans les dessins animés, « notamment des studios Xilam Animation », autant que dans la musique et les fêtes : « Il est important pour moi de porter des références pauvres, qui coïncident avec ce que je défends politiquement et la matérialité de mes créations. Je refuse de hiérarchiser telle éducation ou telle culture. » Son impertinence se prolonge jusque dans ses stories Instagram, où elle n’hésite pas à clamer :
« Y’a pas de musées ouverts, du coup je suis allée à JouéClub. Finalement, c’était comme au musée. »
Clara Cimelli
De la même manière, ses monstres turbulents sont imperméables à la politesse institutionnelle comme à celle du discours dominant sur l’art. Clowns méchants, Grand monstre et toute La Team de personnages burlesques peuplent les scènes étranges auxquelles l’artiste nous confronte. Omniprésents dans son œuvre, ils apparaissent comme des hallucinations. Pour Clara Cimelli, c’est une manière de valoriser l’héritage symbolique, visuel et historique de la génération « classe moyenne des années 1990 », et d’en extraire toute la richesse : elle fait appel par exemple à des souvenirs d’enfance marquants, tels que les peintures religieuses qui la happaient lors de ses vacances familiales en Italie, qu’elle réinvente aujourd’hui. Sa production s’articule en un réseau sensible, multidirectionnel, où s’entrechoquent des références éclectiques et clins d’œil irrévérencieux, signe d’une insatiable curiosité intellectuelle et artistique, d’un refus de se confiner aux disciplines et aux frontières académiques habituelles. Il s’agit, en mettant en valeur un amusement certain, une bonhomie festive, de perturber les fondements du savoir et de faire naître une esthétique nerveuse, anarchique.
« Tout crame »
Dans ses compositions saturées, s’enchevêtrent les micro-histoires jouées par des personnages zoomorphes, toujours souriants, jamais vraiment heureux. Clara Cimelli construit un langage de la folie qui passe par le chaos et la frénésie, des univers dont la violence est exacerbée par l’utilisation brusque et expressive des matériaux pauvres auxquels elle a recours, crayons de couleurs, craies et feutres. S’il cherche précisément à cristalliser les plaisirs que peut inspirer le désordre, son travail a suscité la répulsion chez ses enseignant·es ; un rejet auquel l’artiste a répondu par une production d’autant plus « obsessionnelle et instinctive ».
Accordant une place centrale à l’erreur et à l’accident, elle n’hésite pas à abîmer ses productions. Attaque de têtes brûlées, entre autres, laisse apparaître les traces de coulures, taches, trous, sur un papier d’une qualité douteuse. Cette pièce semble résonner avec les mots de Capucine et Simon Johannin, décrivant un état de défonce sans retour dans Nino dans la nuit (2019) : « J’ai la tête, les yeux et la bouche qui crament, j’ai avalé des braises qui me font des trous partout. (…) C’est le monde du papier, ça prend vite feu et tout crame quoique je fasse, tout crame et j’ai trop chaud. » La perte de contact avec la réalité se solde par un bénéfice artistique, à savoir une libération d’énergie expansive, un affolement du dispositif de figuration, n’entraînant pas pour autant d’incohérence esthétique. L’incandescence intervient avant que la fête ne tourne mal : au seuil de l’éclat et de l’excès, Clara Cimelli prône les besoins auto-destructeurs de notre jeunesse désabusée.
Carnaval déchaîné
Sans chercher à tisser une narration entre les différents éléments qui composent ses œuvres, l’artiste fige une dissonance. Clara Cimelli transcrit uniquement des actions brusques. « J’aime bien le paradoxe des ballons de baudruche. D’apparence, c’est lisse, coloré, de forme courbée. Mais dès que ça explose, ça surprend, ça fait un bruit super fort, presque flippant. C’est cette tension que je veux représenter dans mes dessins. » Malgré l’adrénaline et les rires sourds que l’on remarque dans Grand circuit, le carnaval déchaîné de Clara Cimelli puise autant dans le drame que dans le gag. C’est avec la sortie de l’album Astroworld de Travis Scott qu’elle découvre et s’empare de ce paradoxe : « Il fait un transfert entre l’euphorie ressentie dans les loopings des grands-huit et ses problématiques d’adulte, ses addictions. Ça m’a beaucoup inspirée. »
Évoquant l’atmosphère de morceaux comme Rien à fêter de OBOY, La Fête de Ventre de Biche ou encore Fête foraine de Safia Bahmed-Schwartz, dans lesquels le grinçant se dissout dans le festif, Clara Cimelli dévoile la porosité de la frontière qui sépare les tourments de l’enthousiasme. La fête s’unit au cauchemar, le jeu se joint à l’accident et le passé s’amalgame au présent dans un esprit de collision tourné vers l’avenir. Ainsi, son œuvre est-elle à même de modifier la perception de ce qui nous entoure : les possibilités de ces atmosphères fiévreuses nous ouvrent des réalités nouvelles, postulant des actions subversives, à tester.
Clara Cimelli sera présentée à l’exposition collective Phenomena, qui se tient du 15 au 19 avril 2021 à l’Espace Voltaire (Paris). Pour l’occasion, la curatrice Anaïs Madani réunit quinze artistes ayant pour sujet commun l’invention d’une esthétique de l’absurde et de l’irrationnel. Tous·tes invitent à reconsidérer le beau en projetant dans leurs créations les névroses d’un univers anxiogène.
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Article : Alexia Abed
Image à la une : Clara Cimelli, Tapette à mouche, 2019. Vue de l’exposition SPLIT WINDOW : Turn the Tide #1, SISSI club, Marseille, du 28 août au 11 septembre 2020 © SISSI