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« Choisis la vie »

« Choisis la vie »

Dans un des amphis de l’université Rennes 2, on peut voir une petite affiche accrochée au mur, assez haut, qui tranche sur la peinture bleue foncée. On y lit « Perdre sa vie à la gagner ». Et à chaque fois que j’honore un des sièges de cet amphi du privilège d’avoir à supporter mon poids pour quelques heures, je lève les yeux sur cette affiche et je m’interroge. Je me demande ce que je fais dans cet amphi, pour quelles raisons j’ai décidé que c’était bon pour moi d’y être, quelles sont mes perspectives d’avenir. En gros, qu’est-ce que je fais là ? L’aboutissement immanquable de ces réflexions est LA grande question, que nous nous posons certainement tous inconsciemment : qu’est-ce qu’on fait là ? Pourquoi s’acharne-t-on à vivre quand la Terre peut tout aussi bien, et peut-être même mieux, tourner sans nous ? Nous n’irons pas plus loin dans ces réflexions existentielles, pour la simple et bonne raison que je n’ai pas prévu de me pendre dans l’immédiat. Après quelques recherches, j’ai néanmoins découvert que cette affiche faisait écho (volontairement ou non, je ne saurais le dire) au titre de l’ouvrage de Baptiste Mylondo, Ne pas perdre sa vie à la gagner. Pour un revenu de citoyenneté. Aha, c’est donc du revenu d’existence, inconditionnel, c’est à dire un revenu qui serait versé à chacun pour la seule raison qu’il existe, dont on parle. Un revenu octroyé sans conditions et qui permettrait à chacun de vivre décemment, avec l’opportunité de travailler tout de même afin de compléter ce revenu. Une idée intéressante et séduisante, qui si elle était mise en pratique nous amènerait peut-être, au lieu de nous demander quel travail on veut faire, à nous demander ce que l’on veut faire de notre vie, comment on veut occuper le temps qui nous est imparti sur cette Terre. Et ainsi déroger à cette norme qui veut que le summum du bonheur est d’avoir un bon travail et une bonne paie pour pouvoir aller s’épanouir dans les temples de la consommation.

« Perdre sa vie à la gagner », ça m’évoque aussi un passage de Trainspotting. Si certains haussent les sourcils en se demandant de quoi je parle, alors vous savez déjà ce que vous faites ce soir : vous regardez cet incroyable film de Danny Boyle (1996) et vous lisez le livre d’Irvine Welsh (1993) dont il est l’adaptation.

Je vous laisse regarder la première scène de Trainspotting, on en parle après (au sens figuré bien sûr, c’est plutôt moi qui vais vous en parler, mais vous m’avez comprise).

http://www.youtube.com/watch?v=r9_67BOANCE

Début de Trainspotting, Danny Boyle, 1996.

Je ne fais pas là l’apologie de l’héroïne ou des drogues dures, loin de moi cette idée, mais je trouve cette scène fondamentale et je vais tenter de vous montrer pourquoi.

« Choisis la vie ». Choisis de faire des études, de trouver un boulot qui te plaît, de ramener tous les mois un salaire fixe, d’acheter ou de faire construire une maison, de te marier, d’avoir des enfants. Choisis la vie. Ou plutôt, la vie telle que nous sommes censés la concevoir (vous savez, l’instinct de survie, la reproduction de l’espèce et tout le tralala : faites des gosses !) Encore plus intéressant que cette scène du film, laissez-moi vous faire lire le passage du livre qui selon moi l’a probablement inspirée :

« Le résultat de cette attitude est qu’on m’a expédié dans ce merdier de thérapie-conseil. J’en voulais pas, de tout ça. C’était ça ou la taule. […] En fait, tout ce que je demande à ces crétins est de s’occuper de leurs affaires pendant que moi, je m’occupe des miennes. Pourquoi, pourquoi rien que parce que tu en es aux drogues dures, le moindre con se sent-il le droit de venir te disséquer et t’analyser ? […] La société invente une logique compliquée et fallacieuse pour absorber et transformer les gens dont le comportement dévie du courant général. Supposons que j’évalue tous les pour et les contre, que je sache que ma vie sera courte et que je sois sain d’esprit et tout mais que je veuille toujours me droguer ? Ils ne te laisseront pas faire. Ils ne te laisseront pas faire parce que c’est le signe de leur propre échec. Le fait que tu choisisses de simplement rejeter ce qu’ils ont à t’offrir. Choisis-nous. Choisis la vie. Choisis les plans d’épargne-logement ; choisis les machines à laver ; choisis les voitures ; choisis d’être dans un divan devant des programmes qui t’engourdissent la cervelle et émiettent ton esprit pendant que tu te bourres la bouche de saloperies. […] Choisis de vivre.
Ben, disons que je choisis de ne pas choisir la vie. Si ces connards ne peuvent pas assumer, c’est leur problème*. »

Ce qui m’intéresse surtout ici, c’est cette petite phrase savoureuse : « La société invente une logique compliquée et fallacieuse pour absorber et transformer les gens dont le comportement dévie du courant général. » C’est quoi, finalement, le courant général ? C’est ce que tout le monde fait ? C’est la norme, que l’on est censé suivre par instinct grégaire ? Ce n’est pas parce que la majorité le fait qu’il s’agit forcément de la meilleure solution, il y a suffisamment d’exemples historiques qui nous montrent que l’opinion dominante n’est pas toujours la meilleure. Je ne dis pas par là que l’on devrait tous aller se faire un shoot, mais simplement que certains comportements qui ne sont pas adoptés par la majorité ne sont pas forcément à proscrire. Et cependant, nous avons tous en tête des schémas de vie, des modèles à suivre. C’est par exemple le fait de vivre en couple, en témoigne un article de Marlène Duretz pour Le Monde : « Le couple, cette norme qui culpabilise les célibataires ». On parle bien ici de « norme », et si l’on n’y consent pas, si l’on « dévie du courant général », c’est qu’on doit avoir un grain, être marginal, aimer ne pas faire comme tout le monde, et on doit ainsi subir les remarques et les jugements de tous ceux qui nous entourent. Parce que justement notre comportement n’est pas « normal » : ce n’est pas bien de se droguer (bon, là, effectivement, il y a un argument de taille, vous pouvez en mourir – le tabac et l’alcool aussi vous me direz, mais curieusement ce n’est pas illégal), ce n’est pas bien d’être célibataire (en même temps, vu ce que les mariages et les divorces coûtent, l’économie prendrait un sacré coup dans les dents si on décidait de se satisfaire du célibat ou du concubinage), ce n’est pas bien de ne pas faire d’enfants (oui, on l’a déjà dit, il faut perpétuer l’espèce – comment ça, ce n’est pas la seule raison de faire des enfants ?), ce n’est pas bien de ne pas travailler (comment allez-vous pouvoir vous prélasser dans ce privilège absolu qu’est la société de consommation si vous n’avez pas l’argent pour ?), ce n’est pas bien de tout plaquer pour aller élever des rennes en Sibérie (même chose, ça ne rapporte pas assez pour aller faire du shopping digne de ce nom, oubliez ça tout de suite !).

Et si on inversait les tendances générales ? Si au lieu de se contenter de la vie que tout le monde mène sous prétexte que la majorité considère que c’est la meilleure façon de mener sa vie, on faisait ce que l’on a réellement envie de faire ? Et si les marginaux étaient ceux qui choisissent de passer leur vie à faire le même travail, à se lever tous les jours à la même heure, à éviter tout ce qui déroge au quotidien et à la routine ? Pourquoi les globe-trotters devraient-ils être une exception, être des allumés qui préfèrent parcourir le monde un sac à dos sur l’épaule alors que les gens sérieux et responsables se lèvent à sept heures pour aller travailler et ainsi avoir l’impression d’apporter leur contribution à la grande machine sociétale ? Et si la norme était plutôt de découvrir le monde, de voyager le plus possible afin de s’ouvrir un peu l’esprit et de peut-être éviter de tomber dans des extrémismes conservateurs et xénophobes ? Surtout que cela n’empêche pas d’apporter sa pierre à l’édifice : avec tous les systèmes qui existent aujourd’hui, tels que le wwoofing, le « au pair » ou tout simplement le volontariat, il est possible de voyager tout en se rendant utile et en partageant un maximum de choses avec les personnes rencontrées. Ou bien encore, et si la norme était de passer sa vie à contempler les œuvres fondamentales de l’Humanité, qu’elles soient littéraires ou artistiques, à s’enrichir l’esprit et les sens, à en apprendre toujours plus sur davantage de sujets, et cela non pas avec un but précis, mais pour le seul plaisir : une érudition pour l’érudition et pour rien d’autre, le plaisir esthétique pour le plaisir esthétique ? Et là encore, la contribution constituerait en un élargissement de ces œuvres et de ces savoirs par la création, afin d’aller vers toujours plus de littérature, d’art et de culture et ainsi élargir sans cesse nos horizons, stimuler sans cesse nos sens et nous donner le sentiment d’être vivant. Et surtout, d’être heureux.

Finalement, tout ce que tout le monde cherche, c’est être heureux, même si l’on ne trouve pas forcément du premier coup ce qui nous permet de l’être. On vit dans un monde ou être heureux signifie avoir un bon travail, un conjoint, des enfants, des vacances de temps en temps pour aller au bord de la mer, un peu de sport pour s’entretenir physiquement (ne mangez pas trop gras, trop sucré, trop salé, n’oubliez pas !), des loisirs, et cela semble convenir à une majorité de personnes qui y ont trouvé leur bonheur et qui s’épanouissent ainsi. Notez cependant que les loisirs ne sont pas une priorité, semble-t-il. Pourtant, quitte à devoir être sur cette Terre pendant quelques décennies, autant rendre le temps qui nous est alloué le plus agréable possible, et faire ce qui nous plaît vraiment, sans que cela ait forcément un but autre que de nous faire plaisir. Je vous renvoie au sublime film de Benjamin Guedj, Libre et assoupi, dans lequel cette question de la nécessité du travail et de « faire comme tout le monde », d’apporter sa contribution à la société, est traitée avec brio, et fait également réfléchir sur ce « salaire d’être humain » dont je vous parlais au début de cet article.

Bande-annonce de Libre et assoupi, Benjamin Guedj, 2014.

Alors n’attendez plus, faites ce que vous aimez : comme l’a joliment dit Manuel da Fonseca, « Ô mes pauvres amis, si la vie est courte et la mort éternelle, réveillons-nous et allons hop ! Allons faire des choses folles et héroïques. »

Suzy PIAT

* Irvine WELSH, Trainspotting, Paris, L’Olivier, 1996, pp. 215-216, traduction de l’anglais par Éric Lindor Fall.

Voir les commentaires (1)
  • Ça me fait penser à deux choses . D’abord une citation du Dalaï Lama :
    « L’homme perd sa santé à vouloir gagner de l’argent. Il perd ensuite tout son argent à vouloir retrouver sa santé. Il s’angoisse de son futur si bien qu’il ne vit ni le présent, ni le futur. Il a vécu comme s’il n’allait jamais mourir et finalement meurt comme s’il n’avait jamais vécu ».

    Puis aussi un docu Arte sur les drogues et la création , où je ne sais plus qui dit que si les drogues sont illégales (parmi d’autres raisons plus compréhensibles) , c’est aussi parce qu’elles sortent les hommes du système capitaliste. Qu’est ce qu’on en a à foutre de consommer et de travailler pour consommer quand on plane !
    http://www.arte.tv/guide/fr/048770-002/drogues-et-creation-une-histoire-des-paradis-artificiels-2-2

    Voilà , super article qui m’évoque beaucoup de choses.

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