« Coup de foudre musical ». La compositrice, productrice et DJ française Chloé et la percussionniste et marimbiste bulgare Vassilena Serafimova ont dévoilé en octobre 2021 Sequenza sur le label Lumière Noire, témoignage de plusieurs années d’une alchimie sonore qui avait tout d’une évidence.
Cheminant ensemble depuis 2017 des suites d’une rencontre inattendue autour de l’œuvre de Steve Reich permise par Sourdoreille pour Variations, Chloé et Vassilena Serafimova ont ouvert un champ d’exploration infini permettant à la froideur de l’électro de côtoyer la mélodie aérienne du marimba. De l’alliance de ces sonorités électro-acoustiques sont nés huit titres aux boucles enivrantes, portés par deux virtuoses qui résonnent en cœur. Rencontre.
Manifesto XXI — Pouvez-vous me raconter en quelques mots le cadre de votre rencontre ?
Vassilena : C’est le hasard qui nous a rencontré. Et finalement, comme il n’y a jamais de hasard, c’est le destin. C’était à l’occasion d’un tournage organisé par Sourdoreille, qui regroupait des duos venant de la musique électronique et de la musique acoustique. Ils nous ont proposé réciproquement de travailler l’une avec l’autre sur le thème de Steve Reich. On a toutes les deux dit oui avec beaucoup d’enthousiasme, parce que c’est un terrain d’entente pour nous deux. Ensuite, on s’est tellement bien entendues, humainement et musicalement, qu’on s’est dit que ça nous permettait à chacune d’explorer des horizons qu’on n’avait pas forcément encore abordés dans nos carrières respectives, ou seulement brièvement, et ça nous a donné envie de développer un projet ensemble.
Peu après, Chloé a été invitée par Xavier Veilhan pour participer au Pavillon français à Venise. Elle a sauté sur l’occasion pour proposer ce duo-là, qui s’est avéré intéressant pour Xavier. Pendant six jours, nous avons créé sous les regards des touristes et tous ceux qui venaient observer notre travail. L’idée de Xavier était d’avoir un studio d’enregistrement ouvert au public, ce qui n’est pas un exercice très facile. La rencontre avec Chloé, on va dire que c’était dans un contexte assez hard : d’abord, après quelques répétitions, c’était un one-shot vidéo, puis, c’était de créer devant les gens. Normalement, quand on écrit, quand on commence un projet, on a envie de montrer le résultat final, quand c’est déjà beau, bien lisse, bien sympa. Là, ce n’était pas du tout comme ça.
J’ai ma théorie : quand on fait de la musique, on est transparent et on est ce qu’on est dans la vie, donc quand ça matche avec quelqu’un musicalement, c’est forcément que c’est quelqu’un avec qui tu vas bien t’entendre.
Vassilena Serafimova
Comment travaillez-vous ensemble ?
Vassilena : Il y a une première partie où on est un ensemble de création, avec l’improvisation, l’exploration et la sélection de parties qui marchent pour former un nouveau morceau. Ensuite, vient la composition où on encadre chaque partie de ce morceau, tout en se laissant la liberté de faire des improvisations dans chaque cadre. Il y a un troisième temps de composition où Chloé va sélectionner certaines choses pour épurer et faire la partie finale de post-production. Et enfin, on réécoute tout et on apporte encore dans le live de nouvelles choses qui ont été créées en studio. Finalement, ce sont quatre parties qui forment un petit cercle.
Chloé : Ce qui est chouette dans ce projet — et c’est peut-être ce qui a fait aussi qu’on a voulu continuer, au-delà de cette très belle rencontre humaine —, c’est qu’on a aussi senti qu’on avait une belle rencontre musicale. Il y a un terrain de jeu où l’on s’accorde une forme d’improvisation qui nous amuse, qui nous inspire et qui nous met dans une forme de danger ; et c’est peut-être dans ces moments-là finalement qu’on est assez créatives. Je pense que l’une et l’autre, on a dans nos groupes de travail ces moments où l’on est dans une mise en danger, mais on a aussi peut-être suffisamment d’expérience pour se les permettre. C’est ce qui nous a permis aussi d’affiner des moments dans le live pour se permettre cette part de jeu et d’interprétation. Toutes les deux, on a amené des propositions assez éclectiques, assez variées et assez intéressantes. On a toujours discuté pour voir ce que ça amenait. J’ai l’impression qu’on n’a jamais mis trop notre égo dans l’histoire. C’était toujours de se dire : « On a quelque chose de commun, qu’est-ce qu’on en fait ensemble ? ». C’est cette façon de voir et cette façon de faire, qui est commune à nous deux, qui fait que ce projet est là et que ce duo existe. Vassilena, de son côté, travaille aussi avec plein d’artistes très différents, mais avoir des duos, c’est encore autre chose. Une collaboration comme ça, avec qui on partage vraiment quelque chose et on travaille finalement sur un plus long terme, il faut plein de choses réunies. Et en tout cas, j’ai l’impression qu’on est en phase sur ça.
Vassilena : Le travail en duo est vraiment très intéressant. Personnellement, c’est peut-être la chose qui me convient le plus pour le moment, de tout ce que j’ai pu explorer dans ma vie de musicienne. Ça donne la possibilité pour chaque personne de s’exprimer librement et d’exprimer ce qu’elle est en tant que soliste donc être dans son univers, mais aussi d’être portée par l’autre là où elle ne s’attend pas d’être, surtout comme dans notre cas où on vient d’univers très différents. Et, l’histoire d’égo, c’est propre à chaque artiste, mais pour moi, dès que tu fais de la musique, l’égo n’a rien à voir dedans parce que la musique c’est tellement noble, c’est tellement grand, qu’on reste forcément un petit grain de sable au milieu de tout ça. On est toutes les deux assez humbles de ce côté-là, on ne se prend pas trop au sérieux, tout en prenant les choses au sérieux. On va être hyper perfectionnistes dans ce qu’on est en train de faire mais on ne va pas se prendre la tête.
Comment décririez-vous l’alchimie sonore qui est née entre vous ?
Chloé : Personnellement, j’ai toujours un peu de mal à définir les choses qu’on est en train de faire comme on est en plein dedans, sinon ça cloisonne.
Vassilena : C’est à voir du côté des auditeurs, ce sont eux qui vont peut-être mettre des images ou des adjectifs pour définir les choses. Nous, on joue et on essaie de mettre en son ce qu’on a dans le cœur. Ça peut être sombre ou lumineux, de vastes paysages ou plutôt des choses très rythmées et très saccadées. Ça dépend de l’humeur, et c’est d’ailleurs comme ça qu’on arrive avec des idées. Je vais pouvoir arriver avec une idée hyper chaotique ou un petit peu joyeuse et Chloé avec une autre : on va en faire deux morceaux ou mettre les deux idées en un. Mais finalement, on ne fait qu’essayer de transcrire nos émotions.
Chloé : Une chose est sûre, c’est qu’on essaie de trouver à chaque fois un juste équilibre. Le morceau peut être aussi bien être un peu plus sombre ou un peu plus rythmique, un peu plus joyeux, quoi qu’il en soit, on essaie de trouver un espèce d’équilibre à la fois dans le morceau mais aussi dans notre live globalement. On a perpétuellement réfléchi à la construction du morceau, mais aussi, si on fait un zoom out, à la construction-même de notre live, ce qu’on a envie d’y apporter, à quel moment on a envie de casser le rythme. Il y a des moments où les fade in et les fade out se font de façon très lente et de façon très organique, de la même façon que de temps en temps, on a envie de couper complètement pour amener la chose complètement ailleurs. Tout ça, ce n’est que de la sensation et ce sont des choses qui ont évolué au cours de nos lives et qu’on peut aussi adapter en fonction des salles dans lesquelles on joue. Selon les salles, on a parfois un peu réadapté l’intention de nos lives en changeant l’ordre de nos morceaux, mais ça j’ai l’impression que beaucoup de groupes le font déjà. On a envie que ça reste vivant, on n’a pas envie que ça reste cloisonné complètement dans un genre.
De fait, Vassilena a un instrument acoustique et de fait je joue d’un instrument électronique, mais il ne s’agit absolument pas de la musique électronique qui rencontre la musique acoustique. Factuellement, c’est bien ça, mais le résultat n’est pas aussi simple, on cherche tout le temps à fusionner.
Vassilena : On devient organique !
Chloé, j’ai lu dans une interview que tu disais que cette collaboration avec Vassilena avait changé ton point de vue sur la performance dans le sens où tu ne considères plus la musique électronique comme un genre, mais comme un outil qui permet de s’ouvrir à d’autres univers. Tu peux m’en parler ?
Chloé : Jusque là je n’avais jamais eu un projet collaboratif comme ça, qui évolue et qui continue. Jusque là, mes collaborations avec instrumentistes s’étaient limitées à des sessions dans des studios parce que pour mes besoins de composition personnelle, j’avais besoin d’instruments. J’ai toujours intégré de l’acoustique en quelque sorte, mais ça ne veut pas forcément dire d’un instrument avec quelqu’un qui joue de l’instrument. J’aime bien aussi intégrer des sons concrets tout simplement et qui viennent se mélanger. Si je parle simplement en termes de technique, ça donne de l’air aussi et ça donne de la vie. Parfois, j’aime bien aussi faire des morceaux très droits, très simples avec une boîte à rythmes et une basse et que ça sonne bien électronique + techno. Ce que je trouve super intéressant, c’est que si demain avec Vassilena, on a envie de faire un track super techno, je suis sûre qu’elle me suit à fond.
Vassilena : Grave !
Chloé : Et ce qui est marrant, c’est de se dire qu’on peut faire n’importe quel style, on peut aller aussi bien dans son style que dans le mien si je puis dire, à partir du moment où ça nous plait et qu’on se dit qu’on a des outils sous la main. Vassilena peut détourner son instrument comme la première fois qu’on avait collaboré ensemble, notamment sur le Steve Reich « Music For 18 Musicians », et ça crée d’autres textures. À partir de là, on construit des choses ensemble, et ça, c’est super intéressant puisque c’est assez intuitif. Ça me rappelle un peu tous ces premiers morceaux de new wave ou de noise dans les années 70-80, ou même Pierre Schaeffer avec son solfège de l’objet sonore et toutes ces choses-là. En même temps, ça ramène à la façon de faire à la John Cage, qui est plus proche du hasard. J’ai l’impression qu’on utilise différents procédés, du moment que ça reste créatif pour nous et qu’on s’amuse avec ça pour faire évoluer les morceaux et les choses.
On a envie que ça reste vivant, on n’a pas envie que ça reste cloisonné complètement dans un genre.
Chloé
Au-delà d’une rencontre musicale, c’est une rencontre interpersonnelle, amicale. Qu’est-ce que ça vous a apporté, à chacune ?
Vassilena : Je voulais justement en profiter pour demander Chloé en mariage ! (rires)
Chloé est devenue une amie, c’est quelqu’un que j’estime énormément en tant qu’artiste mais aussi humainement. On a appris à se connaître. C’est quelque chose qui est très caractéristique pour moi, je suis incapable de jouer avec des gens que je n’aime pas humainement. Soit ça marche, soit ça ne marche pas du tout. Au début, on s’est rencontrées musicalement, ça a matché. Et ensuite, on a appris à se connaître et on est devenues amies. J’ai ma théorie : quand on fait de la musique, on est transparent et on est ce qu’on est dans la vie, donc quand ça matche avec quelqu’un musicalement, c’est forcément que c’est quelqu’un avec qui tu vas bien t’entendre. Depuis toute petite, c’est ce que je pense et ça se confirme dans mes rencontres. Chloé, c’est quelqu’un que j’estime énormément, que j’aime énormément et c’est devenu quelqu’un de proche dans ma vie. Parfois, ça peut aussi être compliqué parce que si jamais on s’engueule, on peut se demander si on va bien jouer ensemble ensuite. Mais comme on ne s’engueule jamais, ça va, on joue bien ensemble (rires).
Chloé : En tout cas, on se dit les choses. On a des tempéraments assez similaires sur pas mal de choses. Il y a aussi une base assez honnête qui fait qu’on se parle pas mal, c’est certain. Faire une séance de deux heures pour un one shot, pourquoi pas, on peut prendre sur soi et dépasser ça. Mais par contre, avoir un projet, le construire ensemble, etc. franchement, au bout d’un moment on est obligé d’être honnête. C’est un peu ce que dit Vassilena, il y a une sorte de respect mutuel.
Et aussi, je suis toujours surprise par ce que me propose Vassilena, je suis toujours très à l’écoute de ses propositions et j’ai l’impression qu’elle écoute aussi mes propositions. Si on trouve qu’une idée n’est pas forcément intéressante, on n’hésitera pas à se le dire ou en tout cas à dire qu’il faut la faire progresser, évoluer. C’est un échange et c’est ce qui permet de se donner confiance. C’est vrai que de se retrouver à chaque fois, c’est toujours un vrai plaisir et on a l’impression un peu de reprendre l’histoire là où on l’a laissée et de continuer quoi. Pour nous cet album, c’est un peu comme si on avait fait les choses à l’envers — mais en fait peut-être pas, peut-être que c’est comme ça qu’il faut que ça se passe —, c’est-à-dire que nous on a beaucoup joué. Ces espèces de résidences un peu provoquées nous ont obligées à avoir au bout du compte un live de prêt. Et après, on a tourné quoi, donc live après live, on a fait que progresser et faire évoluer notre live. À partir de là, on ne pouvait pas sortir un disque au début de notre projet, parce qu’en fait, on n’avait pas assez de matière.
Vassilena : Le fait que chacune ait ses projets à côté, en solo, dans un autre duo ou une collaboration avec la danse comme c’est le cas de Chloé, enrichit nos univers respectifs. Quand on se retrouve, peut-être qu’on arrive parfois avec des propositions nouvelles. Le danger peut être de rentrer toujours un peu dans le même univers, dans le même style. Chaque artiste a forcément son propre style et peut difficilement en sortir, parce que c’est forcément notre identité qu’on va mettre dans notre musique. Mais parce qu’on évolue, parce qu’on travaille avec d’autres personnes, parce qu’on s’enrichit, on peut proposer de nouvelles choses. Chacune est très libre dans plein de projets à côté pour pouvoir justement nourrir le duo.
Finalement, on ne fait qu’essayer de transcrire nos émotions.
Vassilena Serafimova
Image à la une : Chloé et Vassilena Serafimova par Alexandre Guirkinger