Censure : Bientôt l’heure des comptes pour Instagram ?

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« S’approprier sa sexualité reste un problème aujourd’hui » :  Léa fait partie du trio qui gère le compte Instagram @mercibeaucul. Ou plutôt gérait car ce compte très populaire vient d’être suspendu, sans explication. Alors que les pages dédiées à une éducation sexuelle féministe et respectueuse se sont multipliées en un an, la censure sévit de plus en plus sur Instagram. Suppressions de posts, suspension temporaire ou prolongée sans autre forme de procès au motif du « non-respect des conditions d’utilisation ».

Instagram semble ne plus vouloir aucune allusion au sexe ou au plaisir… mais sans vraiment préciser les règles du jeu, ce qui finit par agacer les éditeurices. En décembre 2018, la photographe Romy Alizée perdait son compte Instagram et publiait déjà une tribune contre la censure sexiste d’Instagram, avec le soutien de Manifesto XXI. Dernière polémique en date ? Fin mars, la censure du hashtag #grosse est décriée comme une manoeuvre grossophobe par des militants. L’association Meufs meufs meufs qui fait la promotion d’initiatives féministes du monde entier, est elle aussi concernée par la censure, sans vraiment savoir pourquoi. Alors ses fondateur·ices, Romane Sélégny et Lucas Bolivard, ont pris l’initiative d’écrire une lettre ouverte à Instagram. La pétition a été pré-signée par plus de 90 personnes, éditeurices comme @28.jours, @amours_solitaires, @coupdesang, @feminisetaculture ; des photographes et personnalités comme Charlotte Abramow, Noémie De Lattre ou encore Caroline de Maigret. Jeudi 4 avril, une heure avant de publier la lettre, la lassitude se fait sentir pour Léa, Manon Lu (@lecul_nu) et Anaïs Kugel (@projetmademoiselle), réuni·es près de Bastille.

Absence de médiation

La répression se serait intensifiée en janvier selon Manon. Lorsque le compte de @jouissanceclub est supprimé (160K abonnés), ses camarades le soutiennent et le hashtag #sexualityisnotdirty circule. Selon Manon, toustes celleux qui auraient partagé ce hashtag se seraient rapidement vus bloqué·es par la plateforme. « On a senti que ça avait changé, on a perdu ce côté libre qu’il y avait comme au début sur Tumblr et qui faisait d’ailleurs que les comptes se créaient sur Insta. »

Le couperet tombe sans prévenir. L’équipe de @mercibeaucul a demandé des comptes à la plateforme après avoir découvert sa sanction. Léa relit le mail qu’elle a reçu d’Instagram, qui renvoie les malheureux utilisateurs aux conditions d’utilisation, et mentionne des avertissements… qui ne sont jamais arrivés. « Ils ont répondu à @jouissance et après ils font les morts. On voudrait une prise de position sur le long terme. » demande Léa. Manon souligne le caractère insidieux du flou entourant l’utilisation, et raconte aussi avoir eu du mal à prouver à ses followers qu’il s’agissait bien de censure.

La réapparition des comptes est très aléatoire, et semble dépendre du tapage médiatique dont sont capables les blogueurs pour retrouver leur bien. « On a envoyé le CP hier soir à Instagram, on a été débloqué ce matin. » souligne avec ironie Lucas de Meufs meufs meufs. « C’est dommage on passe plus de temps à se battre contre ça, qu’à communiquer sur des sujets peu abordés. » lâche Manon, un peu amère. Si tous se disent prêts à dialoguer avec Instagram, le manque de considération de la plateforme exaspère et les critiques s’étendent à d’autres aspects du système de régulation.

Doubles standards ?

Autour de la table, tous.tes en arrivent à la conclusion que les bugs servis en explication ne sont donc pas si innocents, et que les signalements seraient arbitraires. « Voir d’où viennent les signalements, ça ce serait intéressant. » fait remarquer Romane de Meufs meufs meufs. Des comportements de raids organisés comme le forum jeuxvideo.com seraient-ils en partie à l’origine des suppressions de posts et suspensions ? Impossible de le prouver pour le moment. Au moment de #sexualityisnotdirty, la journaliste Marie Bongars avait consacré un podcast à la censure mentionnant des inégalités de signalement.

Léa, partagée entre colère et frustration, pointe l’incohérence du système de filtrage d’Instagram : « Toutes les photos qu’on utilise proviennent d’autres comptes, donc elles existent ailleurs sans problème ». Les éditeurices de contenu signataires de la lettre dénoncent des standards à plusieurs vitesses. Iels se sont référés de multiples fois aux conditions d’utilisation du système mais l’idée de traitements de faveur réservés aux géants du X comme Pornhub et Dorcell qui ne semblent pas inquiétés, fait son chemin. Dans un autre registre, le compte de témoignage @jesuispasracistemais connait lui aussi les affres de la censure. Proche de la créatrice du compte, Lucas rapporte que selon elle « ce n’est qu’une question de jours pour que son compte saute ». Une idée qui fait réagir vivement Léa : « C’est n’importe quoi ! On vit une époque de haine et on empêche les gens de dénoncer des choses dégueulasses. »

Cette impression qu’ont les signataires de la lettre, d’être ciblé.es en priorité car proposant du contenu féministe et/ou sexo, nourrit un sentiment d’injustice : « Ça montre encore une fois qu’il y a des tabous autour du sexe, du corps et surtout du corps féminin.» dit Anaïs @projetmademoiselle. Elle poursuit : « On demande que les règles soient les mêmes pour tout le monde. Un téton d’homme = un téton de femme. »

Problèmes d’intelligence juridique et artificielle

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« Quand on nous répète que le féminisme n’a pas lieu d’être, voilà un cas très concret. » renchérit Léa. La démarche de la lettre, c’est un moyen de sortir de la niche, de dire aussi que ce ne sont pas que des problèmes de féministes « dans leur coin » dit Romane.

Au-delà du féminisme c’est un problème de liberté d’expression.

Mais qu’attendre réellement d’Instagram, une multinationale privée ? « En quatre mois, j’ai été suspendue 1 mois cumulé. La visibilité en prend un coup. » Et cela a un coût, ne serait-ce qu’en termes de reconnaissance mais aussi pour la monétisation du travail quotidien fourni. Le trio de @mercibeaucul était en plein développement de services et produits liés à son compte, mais comment faire valoir ce préjudice en droit ?

Si les conditions d’utilisation sont floues, les mécanismes de régulation de la censure le sont tout autant. Quels biais sont à l’oeuvre dans les algorithmes pour que les images sexistes subsistent, elles ? Anaïs fait justement remarquer qu’aux Etats-Unis les associations ont dû se battre pour que les scènes d’accouchement, les tétons féminins dans des situations d’allaitement, ne soient pas censurés.

Même si une une réponse de la part d’Instagram France est fermement attendue, la prochaine étape semble évidente pour que la censure soit vraiment clarifiée, voire régulée : « Il faudrait une action citoyenne européenne. » selon Lucas.


La rédaction de Manifesto XXI est signataire de la pétition.

Article mis à jour le 7 février 2024

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