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Capucine Vever. Les mirages d’un monde qui nous échappe

Capucine Vever. Les mirages d’un monde qui nous échappe

Capucine Vever, La Relève, 2019, extrait du film

Son sujet est issu de sa résidence sur l’île d’Ouessant, à l’été 2018 : « Il y a eu un écart conséquent entre ma première idée et le résultat ». Au départ, Capucine Vever pensait travailler sur la figure du gardien de phare. Mais les routes maritimes, premier outil du commerce mondial, sont à quelques kilomètres, derrière l’horizon, drainant des cargos aux dimensions irreprésentables.

Capucine Vever, Lame de Fond, 2019, vue de l'accrochage, exposition Mirage Linéaire, galerie Eric Mouchet. ©Chloé Cortella
Capucine Vever, Lame de Fond, 2019, vue de l’accrochage, exposition Mirages Linéaires, galerie Eric Mouchet. ©Chloé Cortella

Nous nous rencontrons dans son atelier pour une discussion fleuve autour des œuvres de l’exposition Mirages Linéaires à la galerie Eric Mouchet. L’installation sculpturale et sonore C’est en chantant le nom de tout ce qu’ils avaient croisé en chemin… réalisée à partir d’une ligne de cailloux. Lame de Fond, séquence de gravures où les routes maritimes mangent peu à peu la carte du monde. Un jour, en ma présence, un mage retira l’horizon tout autour de moi, série de photographies nocturnes de l’île éclairée par le phare du Créac’h, lumière science-fictionnelle. Et la vidéo La Relève, qui oppose paysages maritimes et narration racontant d’une voix rauque le quotidien des bateaux commerciaux.

Lorsque je trouve un sujet qui m’intrigue, je m’y accroche tout particulièrement. Je trouve ensuite les formes qu’il génère.

Manifesto XXI – Comment travailles-tu sur un territoire, et quelle a été ton approche à Ouessant ?

Capucine Vever : Avant d’arriver sur un territoire, je récolte des informations globales, et je passe beaucoup de temps sur Internet, j’observe les cartes, et les vues satellites. Pendant la résidence à Ouessant, il y avait une ambiance particulière. Il y a une permanence de l’horizon assez perturbante. C’est à la fois la limite du regard et le début du néant. J’ai passé beaucoup de temps à lire, à regarder des documentaires, à naviguer sur des sites de localisation de bateaux. J’étais très étonnée de ne pas les voir devant les côtes, je butais sur leur présence invisible. Lorsque je m’y suis intéressée, le livre L’Horizon de Céline Flecheux m’a beaucoup aidée. Elle décrit très simplement l’horizon comme le réel et l’imaginaire contre quoi l’on vient buter. C’est exactement ce que j’avais vécu.

Le film La Relève décrit ce rapport à l’île, construit sur place. Les images sont réalisées depuis le sémaphore du Créac’h, où je logeais en résidence, mais le sujet est le territoire océanique. J’ai joué entre cette vision idyllique de l’océan, vierge, et la réalité très factuelle que l’on ne voit pas, mais que raconte la narration.

Caupcine Vever, La Relève, 2019 , extait du film 4K. Musique: Valentin Ferré
Caupcine Vever, La Relève, 2019 , extait du film 4K. Musique: Valentin Ferré
Caupcine Vever, La Relève, 2019 , extait du film 4K. Musique: Valentin Ferré
Caupcine Vever, La Relève, 2019 , extait du film 4K. Musique: Valentin Ferré

Tu utilises des médias très différents : le concept prend-il le devant sur la forme ou les deux se construisent en même temps ?

Lorsque je trouve un sujet qui m’intrigue, je m’y accroche tout particulièrement. Je trouve ensuite les formes qu’il génère. Pour La Relève, je suis restée un mois en résidence sans idées précises, avant de décider de me concentrer sur le fret maritime. Le film m’a semblé le média le plus approprié pour toucher ces questions-là et proposer un rapport immersif au paysage.

Je ne fais pas de films de façon orthodoxe.

Je réalise pas mal d’images, je les accumule, sans savoir exactement ce que sera la narration. Je m’émancipe des acteurs et actrices, car mon objet filmique c’est le paysage. On est totalement dépendant des conditions météorologiques. C’est un monde vivant que tu essayes de capter au bon moment, comme un chasseur. Puis ensuite j’écris la narration en même temps que je monte les images.

La projection mentale est une notion au cœur de tes recherches. Elle s’incarne dans la dissociation entre image et son dans ta vidéo La Relève, créant une rencontre entre deux espaces. Pourrais-tu approfondir ce sujet ?

En effet, la narratrice est hors-champ. Elle n’a d’existence que dans l’espace sonore du film et sa présence est travaillée de façon à ce qu’elle semble pouvoir apparaître par moment dans le champ, à la différence d’une voix off qui est complètement extérieur aux images. Elle est comme un acousmêtre, terme cinématographique qu’Anne-Lou Vicente m’a fait connaître alors qu’elle écrivait le texte de l’exposition. La musique de Valentin Ferré a également un rôle important, très minimale, elle joue de cette répétition qui caractérise le fret maritime. Ces nappes sonores se synchronisent et se désynchronisent sans aucun raccord sonore avec les images, sauf par bribes discrètes. La voix s’attache à donner des détails précis sur ces cargos eux aussi hors-champ. Il me semble plus intéressant de faire appel à une mémoire collective. L’auditeur a donc un manque d’information, un espace pour se projeter mentalement.

Capucine Vever, C’est en chantant le nom de tout ce qu’ils avaient croisé en chemin […] qu’ils avaient fait venir le monde à l’existence, 2017. Installation et création sonore composée en collaboration avec Valentin Ferré gravée sur vinyle. ©Chloé Cortella
Capucine Vever, C’est en chantant le nom de tout ce qu’ils avaient croisé en chemin […] qu’ils avaient fait venir le monde à l’existence, 2017. Installation et création sonore composée en collaboration avec Valentin Ferré gravée sur vinyle. ©Chloé Cortella

Pierre Bayard, dans son livre Comment parler des lieux où l’on n’a pas été?, soutient que le meilleur moyen de parler d’un lieu n’est pas forcément d’y avoir été. Il pose, entre autres, la question des limites du corps physique, et des postulats subjectifs qui biaisent notre regard.

Cela pose la question de la légitimité ?

La légitimité est une question essentielle lorsque l’on réalise un travail sur le territoire. Je m’intéresse à la projection mentale, à des espaces inaccessibles ou des espaces atopiques. Pierre Bayard m’a ouvert un champ de possibilités à explorer lorsqu’il s’agit d’évoquer des espaces dans lesquels moi-même et le public ne pouvons pas nécessairement nous rendre.

Capucine Vever, C’est en chantant le nom de tout ce qu’ils avaient croisé en chemin […] qu’ils avaient fait venir le monde à l’existence, 2017. Installation et création sonore composée en collaboration avec Valentin Ferré gravée sur vinyle. ©Chloé Cortella
Capucine Vever, C’est en chantant le nom de tout ce qu’ils avaient croisé en chemin […] qu’ils avaient fait venir le monde à l’existence, 2017. Installation et création sonore composée en collaboration avec Valentin Ferré gravée sur vinyle. ©Chloé Cortella

Tu nous parles également de notre impact écologique au travers de cette exposition ?

L’espace océanique est devenu un territoire anthropisé.

Antoine Frémont, géographe spécialiste du transport maritime, l’explique bien. Il est régi par trop peu de lois et traversé par des lignes de circulation. Les eaux et les fonds marins sont exploités et perforés, jusqu’à l’appauvrissement total de certaines ressources. C’est l’un des territoires les plus violentés et accidentés de ce monde bien que l’homme ne puisse pas y habiter.

Je m’en suis tenu à un rapport très factuel avec le sujet, l’absurdité des situations qui sont générées et la répétition des quantités qui sont astronomiques, hors d’échelle humaine. Il y a une position politique, car j’aborde un sujet qui est invisibilisé par le système et il me semble aujourd’hui urgent de parler de cet impact écologique. Par contre, je ne cherche pas à prendre à partie le public.

Capucine Vever, Un jour, en ma présence, un mage retira l’horizon tout autour de moi (10 ans après Nicolas Floc’h), 2019, Impression numérique.
Capucine Vever, Un jour, en ma présence, un mage retira l’horizon tout autour de moi (10 ans après Nicolas Floc’h), 2019, Impression numérique.

La narration de ton film aborde la question sociale, la consommation de masse, le travail sur le cargo. Tu démystifies le métier de marin et le voyage en haute mer.

On parle peu des conditions sociales de ces marins, et cela me semblait impensable de ne pas l’évoquer, car le fret maritime est à la base du dumping social.

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Les équipages, souvent philippins, sont formés par des commandants et des sous-officiers occidentaux. Dans les rares documentaires laissant la parole à ces marins, ils se sentent en prison. Ils font des rotations tous les neuf mois, sans jour de repos et dans des conditions de travail affreuses. Le film fait une comparaison avec Philéas Fogg, personnage du Tour du monde en quatre-vingts jours de Jules Verne, car c’est ce que cela m’évoquait.

Toute l’année, ils font des tours du monde en répétant les mêmes tâches pour que la machine mondiale ne s’arrête jamais.

Le prix du transport est devenu si faible en coût par unité, il donne accès à une main-d’œuvre bon marché sur laquelle repose notre économie. Les grands armateurs ont des fortunes comparables à des entreprises comme Google et pourtant nous n’en entendons jamais parler.

Capucine Vever, Lame de Fond, 2019. Vu du travail aux Ateliers Moret en collaboration avec Matthieu Perrament. Impressions taille douce sur papier Hahnemühle.
Vu du travail aux Ateliers Moret en collaboration avec Matthieu Perrament. Capucine Vever, Lame de Fond, 2019, impressions taille douce sur papier Hahnemühle. ©Chloé Cortella

Malgré cette prise dans la réalité, tes œuvres évoquent un temps fictionnel. L’installation C’est en chantant le nom évoque un récit ancestral, une légende quand la série de gravures apparaît comme une projection de la fin du monde. Comment conçois-tu cela ?

Ces questions de dérives écologiques sont difficiles à se représenter, tout comme le temps géologique semble hors d’échelle, impalpable. C’est sans doute pourquoi je suis attirée par ces sujets. Je crois à la capacité de réadaptation de la matière. Par contre, dans la situation écologique actuelle, cela ne peut passer qu’à travers des transitions violentes. La fin de notre civilisation est quelque chose d’acquis, mais le monde se renouvellera.

Capucine Vever, Lame de Fond, 2019, détail, installation de 9 impressions taille douce sur papier Hahnemühle. ©Chloé Cortella
Capucine Vever, Lame de Fond, 2019, détail, installation de 9 impressions taille douce sur papier Hahnemühle. ©Chloé Cortella
Capucine Vever, Lame de Fond, 2019, détail, installation de 9 impressions taille douce sur papier Hahnemühle. ©Chloé Cortella
Vu du travail aux Ateliers Moret en collaboration avec Matthieu Perrament. Capucine Vever, Lame de Fond, 2019, impressions taille douce sur papier Hahnemühle. ©Chloé Cortella

Dans ma série de gravures, j’étais étonnée de produire une image qui, à partir des codes cartographiques, offre cette lecture. Ici, le sujet s’est imposé pour la technique et inversement. Pour la réalisation de ces gravures, la collaboration avec Matthieu Perrament des Ateliers Moret a été essentielle. La gravure en taille douce peut suggérer directement l’impact destructeur du fret, par l’attaque de la plaque à l’acide. Pourtant, la façon dont elle éprouve l’image, jusqu’à épuisement, crée un autre temps et de nouvelles respirations. La carte passe de l’échelle du monde à celui de la roche, comme un zoom dans la matière.

Cela fait écho à la notion de temporalité des cartes. Au regard de l’histoire de la cartographie, une carte correspond à une représentation du monde à un instant T. Pourtant, cette réalité temporelle s’efface dans notre approche commune. Sous cet angle, les cartes mentent terriblement.

Est-ce également une façon de dérouter le public, de parler d’un sujet extrêmement actuel et concret à travers des temporalités insaisissables ?

Mon rapport au temps représenté est lié à la façon dont je construis mes œuvres, mon besoin d’être sur un territoire, en prise avec la réalité, puis de le mettre en récit. Travailler avec une temporalité décalée aide à se projeter, à construire d’autres environnements. Cela donne également plus de place au regard du public. J’aime laisser des choses floues, à la réinterprétation, et ce temps un peu irréel le facilite.

Interview réalisée en collaboration avec Chloé Cortella

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