La domination masculine, la destruction de la nature et la stigmatisation de la différence sont les sujets auxquels la plasticienne Camille Juthier s’attaque avec ardeur dans des installations hybrides, toujours oniriques. À l’occasion de l’exposition de ses œuvres Male Tears Waterfall et Canopy Bed / Cyanobacteria, at the Sources à notre festival « Take Care » ce week-end aux Magasins Généraux, nous avons discuté création, écoféminisme et engagement.
Née en 1990 dans une famille d’agriculteur·ices à Sainte-Colombe dans le Rhône, Camille Juthier a grandi avec son frère Simon atteint de troubles du spectre autistique (TSA). Elle a ainsi été très tôt confrontée à la violence d’une société capitaliste validiste et aux dérèglements écologiques. Après des études de philosophie à l’université Jean Moulin Lyon 3, elle est entrée aux Beaux-Arts de Nantes Métropole et s’est tournée vers l’installation, la vidéo et la performance. Dans son travail, elle conteste désormais différentes idéologies de domination : celle des hommes sur les femmes à la destruction de la nature, en passant par la marginalisation des minorités. Sa création artistique défend ainsi un positionnement intersectionnel, qui fictionnalise des futurs pluriels et fait naître de nouveaux paradigmes. Aussi poétiques que politiques, les installations immersives et colorées qu’elle imagine nous invitent à faire l’expérience de possibles ailleurs et de meilleurs lendemains.
Manifesto XXI – Comment décrirais-tu ta pratique artistique ? Pourquoi privilégies-tu l’installation ?
Camille Juthier : J’ai choisi de mélanger des médiums différents et d’investir l’espace. Je travaille avec des végétaux que je récolte. J’aime particulièrement l’installation parce qu’elle fait coexister la poésie et la vidéo, ça rend l’expérience physique et sensorielle. J’aime développer un rapport empathique avec les objets et créer des installations immersives, où le spectateur déambule. Ces œuvres créent une rupture car on peut suspendre son sentiment de réalité et se déplacer dans une autre dimension avec des règles et perspectives autres. Avec mes créations, je peux écrire de nouveaux récits et solliciter les sens.
Notre génération est confrontée à un monde qui s’effrite, donc nécessairement cela amène à se placer dans une idée de care et de réparation.
Camille Juthier
Avec cinq performeurs, tu as fondé le collectif de performances HashBank, actif entre 2015 et 2018. En quoi consistaient tes œuvres performatives ?
Mes performances conduisaient à l’activation de mes installations, et permettaient au public d’interagir elles. Quand j’étais performeuse, je souhaitais mettre en place une création globale, une narration, et rendre les objets plus vivants. Il s’agissait de déjouer la fixité de la sculpture pour la mettre en mouvement et questionner les fonctions usuelles des objets quotidiens. Ainsi activée, la sculpture devient presque une prolongation du corps.
Aujourd’hui, fais-tu encore des performances ?
Je ne fais plus d’actions performatives, mais la performance a pris d’autres formes, d’autres facettes, notamment avec la vidéo. Il n’y a plus de public mais les gestes sont les mêmes. La manière d’interagir avec l’œuvre est toujours performative. Dans mes vidéos, la performance établit une relation avec l’environnement, cela permet de créer un nouveau récit, puis des sculptures interactives.
Dans ton travail, tu dénonces les dérives de notre société capitaliste et patriarcale, et t’intéresses aux personnes marginalisées par celle-ci. Ton art est-il politique ?
Oui, carrément ! Créer, c’est déjà un acte politique. Notre génération est confrontée à un monde qui s’effrite, donc nécessairement cela amène à se placer dans une idée de care et de réparation. Politique, cela signifie que ça agit, et je ne sais pas si ça agit, mais c’est le but à atteindre. J’essaie de questionner les mécanismes de domination pour mieux les déconstruire. Je m’intéresse notamment à notre rapport aux personnes handicapées et aux animaux, toutes ces oppressions liées au validisme prôné par la société. Pourquoi ces critères sont-ils érigés de la sorte ? Pourquoi les animaux sont-ils exploités pour nos besoins ? Il faut tout déconstruire et remettre les choses sur un même pied d’égalité, rendre les discours intersectionnels et compatibles pour mettre en valeur ce qui lie les luttes, et espérer une convergence.
Pourquoi questionnes-tu ces problématiques ?
Mon petit frère est autiste, et il ne peut pas être intégré dans notre société. Très tôt, j’ai commencé à questionner la société sans forcément conscientiser mes réflexions. Les personnes handicapées doivent d’abord gérer leurs propres difficultés avant de s’élever contre la société, qui n’est pas adaptée à elleux. Mon cheminement de pensée est très lié à mon histoire personnelle.
Quelle est ton approche de l’écoféminisme ? Pourquoi as-tu choisi d’interroger notre rapport à la nature dans une perspective féministe ?
J’aime ce croisement de pensée et d’analyse : l’écoféminisme entremêle les histoires afin de pointer du doigt des dominations différentes mais qui procèdent d’un système d’oppression similaire. L’idée, c’est de repartir à l’origine des dominations, et cela commence par notre rapport à l’environnement et ce qui nous entoure. L’écoféminisme a été ma première rencontre avec deux analyses qui sont croisées. En alliant les revendications féministes à la pensée écologiste, l’écoféminisme est super fécond dans l’idée d’une lutte. Je trouve cela beaucoup plus englobant. Je pense que ça a toujours été là car je viens d’une famille d’agriculteur·ices et j’ai appris tôt les différences politiques entre deux types d’agriculture, mouvement qui passe pour être inoffensif. Paul B. Preciado parle des luttes queer à travers la notion d’écologie. Il parle de « transféminisme », comment les revendications militantes traversent plusieurs luttes, comment le regard sur la nature est déjà construit par le capitalisme, comment dans la nature-même, les genres, sont hybridés depuis toujours. Des espèces sont intersexes, hermaphrodites. L’écologie peut nous amener à repenser la queerness : c’est ce que l’auteur nous dit notamment dans Un appartement sur Uranus.
La parole est érigée comme le langage à atteindre, et la communication non verbale est souvent dénigrée. Écrire avec des images, inventer des assemblages ou réaliser des vidéos, c’est trouver d’autres moyens de se connecter au monde.
Camille Juthier
Dans certaines œuvres, tu utilises du gel douche Axe et du Powerade, des matières polluantes symbolisant à la fois la domination masculine et la société de consommation. Pourquoi faire ce détournement ?
Je m’empare des outils de la domination pour mieux les remettre en cause. Ces produits étaient dans mon environnement car mon frère les utilisait. J’ai d’abord été fascinée par la puissance visuelle de ce bleu du gel douche et du Powerade. Cette couleur a été symboliquement construite pour renvoyer à une idée de fraîcheur, de pouvoir, de virilité. Utiliser ces produits a été une manière de m’approprier leur puissance dans une sorte d’animisme contemporain. Ce bleu tire aussi sa force dans des pensées traditionnelles. Il y a l’idée d’ingurgiter des produits ou de s’en recouvrir pour récupérer leur force. C’est proche de l’animisme dans le sens le plus traditionnel, cela engendre les phénomènes et de croyances.
Peux-tu nous parler du travail que tu réalises avec et sur ton frère Simon ?
Simon se filme beaucoup et peint. Nous nous regardons créer l’un l’autre. Ce sont des moments uniques de médiation et de discussion, où nous pouvons nous rejoindre et nous comprendre. Grâce à la création, mon frère peut exprimer ses ressentis différemment. De ces moments de rencontre entre lui et moi résultent des installations. Récemment, cela a pris la forme d’un film avec des passages réalisés par lui, des vidéos de lui capturées par moi et des images d’archives dans lesquelles des scientifiques parlent de l’autisme. Dans mon travail, l’étude des troubles du spectre de l’autisme permet de pointer du doigt des rapports de domination.
Pour toi, créer est une manière de se connecter à la nature et aux autres. Pourquoi ?
Je peux établir des dialogues avec des sujets et des objets qui ne sont pas ou peu considérés. La parole est érigée comme le langage à atteindre, et la communication non verbale est souvent dénigrée. Écrire avec des images, inventer des assemblages ou réaliser des vidéos, c’est trouver d’autres moyens de se connecter au monde. En créant, je propose de nouvelles manières de s’exprimer et dialogue avec différentes choses. L’espace de l’atelier et de l’installation permettent de dé-hiérarchiser et d’avoir d’autres points de vue.
Avant les Beaux-Arts de Nantes, tu as étudié la philosophie à l’université. Quelles penseur·euses et théoricien·nes nourrissent ta réflexion ? En quoi cette formation est-elle importante dans ton approche de l’art ?
Paul B. Preciado, Émilie Hache et Silvia Federici sont des penseur·euses qui ont beaucoup nourri ma réflexion. En ce moment, je lis Braves bêtes : animaux et handicapés, même combat ? Dans cet essai, l’activiste américaine atteinte d’arthrogrypose Sunaura Taylor s’élève contre le capacitisme et défend les droits des animaux en rapprochant la stigmatisation des personnes non valides à la maltraitance des animaux. Selon l’autrice, la société capitaliste construit et perpétue des mécanismes de domination dans différentes sphères de la société. Les animaux sont exploités et maltraités tout au long de leur vie dans les élevages intensifs, tandis que les personnes atteintes de handicaps sont constamment marginalisées. Sunaura Taylor suggère qu’il faut se reconnecter aux êtres vivants et à la nature pour changer notre rapport au monde. L’intersectionnalité mise en place dans son livre est un moyen de combattre plusieurs formes d’oppression en montrant en quoi elles relèvent des mêmes processus culturels et sociaux de domination.
Comment envisages-tu l’évolution de ton œuvre ?
Je me pose souvent cette question, surtout en ce moment. Je ne sais pas comment mon travail peut évoluer, ni ce vers quoi la société va tendre. La crise sanitaire actuelle semble ouvrir de nouvelles perspectives, et me fait beaucoup réfléchir à l’art contemporain, à la création et au futur.
A venir :
– Camille Juthier sera en résidence à la fondation d’entreprise Fiminco à Romainville pour un an.
– « Take Care » festival par Manifesto XXI, les 18, 19, 20 septembre 2020 aux Magasins Généraux (Pantin)
– Le monde se détache de mon univers, exposition organisée par le collectif Échelle Réelle en septembre 2020 à la galerie Michel Journiac (Paris)
Image à la une : Elle fait si beau, 2020, installation dimensions variables, Fondation Ricard © Mathieu Faluomi