Bettina Rheims, « Les Femen sont l’absolu de ce que j’ai photographié toute ma vie ». Rencontre

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Bettina Rheims, photographe, est aussi iconique que ses photographies. Celle qui pose un regard passionné sur les sujets qu’elle aborde, fait preuve d’une justesse thématique hors norme. Elle transforme ses modèles, célèbres ou non, en personnages forts, maîtres de leur destin. Et le féminin comme fil rouge de son œuvre, des strip-teaseuses à la transexualité en passant par ses “Héroïnes”. Le rapport à la féminité est partout. À l’occasion de sa nouvelle exposition, “Naked War”, qui débute le 21 octobre à la galerie Xippas à Paris, Bettina Rheims rend hommage aux Femen, dont elle immortalise le combat sur la pellicule photographique. Rencontre.

Bettina RHEIMS chez elle à Paris
Bettina RHEIMS chez elle à Paris
Bettina Rheims, Paris 2015 — photo © Emanuele Scorcelletti

Parlez-nous de la genèse de ce projet photographique, “Naked War”. Comment est née l’idée ?

En zappant à la télévision ! Je suis tombée sur un documentaire et c’était Inna Shevchenko, la fondatrice des Femen France qui était en train de parler. En fait, j’ai toujours été intriguée par les Femen, mais on les voyait toujours brièvement à la télévision, pendant quelques secondes à peine. C’était assez désincarné je dois dire.

On voyait un slogan, des cheveux, puis des gens qui les maltraitent, qui leurs tapaient dessus. J’ai toujours été fascinée par ces femmes qui allaient au combat comme des guerrières, pour des causes que je trouvais justes en général.

Comment s’est organisée la rencontre ?

Cela s’est fait en très peu de temps. J’en ai parlé à une amie qui milite dans un mouvement féministe proche des Femen. Trois jours après, il y a trois Femen dans mon studio, on a eu des conversations passionnantes.

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Sarah Constantin, Délivrez nous du Mâle © Bettina Rheims

Il a fallu les convaincre ?

En fait, elles se sont posé la question de savoir si c’était bien pour elles de faire ce travail avec moi. Il fallait que les deux parties y trouvent leur compte. C’était comme un contrat signé dans l’air : j’arriverais à en faire des icônes, à les incarner, à leur donner des visages, de la peau. Et en même temps, je m’engageais à ne pas les dénaturer, à ne pas en faire des filles sexy.

Comment avez-vous préparé cette série de photos ?

Pour chaque projet, je pars toujours d’une idée de lumière et de peau. On avait passé une année en Chine avec Serge Bramly à photographier des femmes à Shanghai. J’ai rapporté de petites figurines que l’on trouve au marché aux puces, des héroïnes révolutionnaires. Elles sont en porcelaine, elles ont une peau transparente. C’était mon point de départ pour travailler la lumière, je voulais vraiment en faire des héroïnes révolutionnaires de notre temps.

Qu’est-ce qui vous intrigue chez ces femmes ?

Ce sont des guerrières, des femmes courageuses. Elles sont l’absolu de ce que j’ai photographié toute ma vie. J’ai toujours rendu les femmes fortes, en contrôle de leur destin. Au fond, arriver à elles, c’était une évidence.

Est-il possible de diriger artistiquement des Femen dans un studio photo ?

J’ai toujours dit qu’un studio c’est la guerre. Alors oui, pour certaines ça a été difficile. Il y en a quelques unes dont je n’ai pas réussi à tirer une bonne image parce que, justement, elles étaient trop embrigadées, elles ne parvenaient pas à lâcher leur personnage.

Après être en studio, devant une équipe, cela peut être impressionnant. Alors qu’elles n’ont pas peur de se promener torse nu, devant une foule et des CRS !

Vous n’avez pas peur de créer la confusion auprès du public ? Peur de les chosifier en œuvre d’art ?

Mais justement, les Femen jouent de leur image ! Tous ces slogans sur le corps, ces filles qui avancent en groupe comme une armée, avec une chorégraphie bien ficelée, c’est de l’image. Sans oublier qu’elles sont dans le monde des news : on les voit pendant trois secondes et puis plus rien. On ne sait pas qui sont ces femmes. Tout d’un coup, les incarner dans un autre univers, qu’est celui de l’univers artistique, ça leur a semblé être une bonne chose.

Les considérez-vous comme des artistes ?

Non je ne crois pas. Ce sont des militantes, des militantes extrêmement cultivées. Elles ont vu ce que fait Valie Export, et tout le travail des femmes qui ont travaillé avec leur corps. Tout est très pensé. Il leur manquait de passer du fait divers à un autre monde, j’ai décloisonné le tout.

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Klara Martens, Femen © Bettina Rheims

Vous avez eu des points de désaccord ?

Oui, les attaques dans les églises par exemple, alors que je suis profondément athée. Mais il y a toujours des maladresses dans un mouvement politique. Le plus important c’est leur combat, qui est féministe, contre les extrémismes, le Front National. C’est difficile de ne pas se reconnaître là-dedans.

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Vous avez déclaré que votre intérêt pour la chose politique est récent. Cela ne vous intéressait pas lorsque vous étiez plus jeune ?

Quand j’étais plus jeune ça ne m’intéressait pas du tout ! Alors oui j’étais contente en 1968 parce qu’on n’allait pas à l’école et que l’on jetait des cailloux, c’était drôle. Mais j’étais une gamine ! Pareil pour Mitterrand en 1981, j’étais contente mais je suis descendue dans la rue parce que tout le monde y était.

Tandis que mon travail lui, a toujours été politique d’une certaine manière, mais différemment. Avec tout ce que j’ai fait autour du genre par exemple. On peut dire que j’ai eu des vigilances sur certaines choses mais le féminisme par exemple c’est très récent.

Vous ne l’avez pas toujours été ?

Aujourd’hui quand on est une femme, c’est important d’être engagée. Je m’en suis vraiment rendue compte il y a deux ans quand j’ai passé un hiver en prison à photographier des femmes, pour la plupart des longues peines.

Je suis féministe sans être une caricature, sans avoir besoin de le dire. Je crois que mon travail parle de lui-même. Je suis d’une génération où l’on pensait que tout cela, c’était réglé, où les Simone Veil avaient fait le boulot. Puis tout d’un coup on a vu, petit à petit, l’espace des femmes se resserrer à nouveau.

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Inna Shevchenko, My Body My Manifesto © Bettina Rheims

Suite à l’affaire Weinstein, de nombreuses femmes, connues ou non, ont pris la parole pour dénoncer les harcèlements et agressions dont elles sont victimes. Qu’en pensez-vous ?

Je pense deux choses. La première, c’est que c’est toujours très bien de dénoncer et que Weinstein est sûrement une saloperie. Mais je ne comprends pas pourquoi les femmes connues n’ont pas parlé plus tôt. Quand on est Angelina Jolie, pourquoi ne pas profiter de sa notoriété pour dénoncer des choses atroces. Et l’autre problème selon moi, c’est celui des hashtags. Je trouve que cela va trop vite, trop loin. Et le problème c’est que cela risque de passer aussi vite que cela est arrivé !

Serge Bramly dit que vous avez toujours dix ans d’avance sur votre époque. Qu’est-ce que vous prendrez en photo en 2027 ?

Vous savez je prends mon appareil photo quand quelque chose m’interpelle ou me fait peur. Bien souvent je dois aller au-delà. Quelle sera ma prochaine peur ? Je n’en sais rien. Peut-être n’aurai-je plus peur de rien ? Peut-être aurai-je l’impression d’être invincible ? Mais j’en doute !

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