Les Garçons sauvages est un miracle, sans doute l’un des plus beaux films français de la décennie. Tel un magicien des temps modernes, embarquant cinq actrices dans un conte halluciné tourné à la Réunion, Bertrand Mandico propulse ses spectateurs dans un univers fantasmagorique jouissif.
Mathilde Warnier, Anaël Snoek, Diane Rouxel, Pauline Lorillard et Vimala Pons campent cinq garçons turbulents qui vont faire la rencontre d’un mystérieux capitaine aux méthodes d’éducation pour le moins radicales. Ensemble, ils naviguent vers un étrange territoire appelé « L’Île aux plaisirs » où elles vont s’épanouir au gré des métamorphoses. Le film transgresse les frontières des genres sexuels pour réinventer un troisième genre, autrement plus hybride et plus émancipé : un genre queer et genderfluid.
Exotisme fulgurant, luxure baroque, ce cinéma qui fait jaillir des fluides et des matières organiques impressionne par sa liberté. Aux croisées des courants et genres cinématographiques auxquels le film rend hommage, Bertrand Mandico rend possible un cinéma du multiple, un cinéma où le crépusculaire peut aussi être étincelant.
Quand le film s’achève, c’est comme si l’on sortait d’une longue hallucination… puis en ouvrant les yeux, on réalise avec émotion le sentiment d’avoir fait l’expérience d’une pure utopie. Voici la première partie de notre entretien-fleuve avec le cinéaste qui retrace l’itinéraire d’un garçon sauvage.
Manifesto XXI – Pourriez-vous nous parler de votre parcours, d’où venez-vous ?
Bertrand Mandico : Je viens d’un village du sud de la France où j’ai eu accès au cinéma par la télévision, et par les cinémas des stations balnéaires. Très tôt fasciné par lui, j’avais l’impression que ce n’était pas pour moi, que c’était réservé à une élite. Avec une envie très forte de faire des films, j’ai commencé à dessiner, à rêver, et à faire mon cinéma comme ça.
J’ai passé un bac option arts plastiques. Ensuite, on m’a parlé d’une école, le CFT Gobelins. Cette école de cinéma d’animation était pour moi la meilleure des portes d’entrée pour mettre un pied dans le cinéma. J’ai commencé en faisant des films d’animation, en apprenant par le dessin, les volumes, les collages, par la solitude aussi. Ce qui était intéressant c’était de pouvoir tout apprendre. Et puis j’ai abandonné l’animation dès que j’ai pu pour travailler avec des acteurs.
J’ai d’abord fait des films de commande, puis des habillages pour Arte, quelques films publicitaires, des clips. C’était toujours des choses très radicales, où l’on me laissait carte blanche. Ensuite, je me suis concentré sur l’écriture, j’ai développé des courts et des longs métrages. J’ai eu des rencontres plus ou moins heureuses avec des producteurs plus moins talentueux. Bref, jusqu’à ce que j’aboutisse aux Garçons sauvages qui est mon premier long, mais pas mon premier film, car j’en avais fait pas mal avant.
J’avais cette envie de faire un film d’aventure trouble.
Quels sont les films qui ont nourri votre enfance ?
Il y en a beaucoup. Mes parents m’envoyaient coucher et ne me montraient que les débuts donc je fantasmais la fin des films. Je mangeais tout ce que je pouvais manger : que cela soit des films fantastiques – puisqu’il y en avait qui passaient à 20h30 en France ; mais aussi des films d’auteur que je regardais au ciné-club, cela pouvait aller de La Planète des singes, aux films de Godard que j’ai découvert par hasard.
Certains moments très marquants d’instants télévisuels m’ont énormément frappé. La bande d’annonce d’Eraserhead m’a fait un choc. Après, j’ai vu Elephant Man en VHS. Lynch a été quelqu’un de très important. J’ai le souvenir d’avoir vu un après-midi où j’étais malade Toby Dammit dans le film collectif Histoires extraordinaires, j’ai été très troublé par le segment réalisé par Fellini. Comme j’avais la fièvre, ça a participé au délire fiévreux déjà présent dans le film ! (rires) Je me souviens d’avoir vu aussi Juliette des esprits de Fellini, qui est l’un de mes films préférés de sa filmographie. C’est en picorant à droite à gauche, en dévorant des auteurs, en ayant un élan vers eux, que j’ai constitué ma culture cinématographique. Et plus tard à Paris c’était beaucoup plus simple.
Comment est né le projet des Garçons sauvages ?
C’était déjà en germe dans ma tête, j’avais cette envie de faire un film d’aventure trouble. C’était comme un télescopage entre des lectures d’enfance – les romans d’aventures de Jules Verne et de Robert Louis Stevenson ; et des récits de découvertes d’adolescentes plus troubles comme Les Garçons Sauvages de William S. Burroughs. Comme la flore dans La Planète sauvage de Topor et Laloux, plein de choses sont venues activer mon imaginaire jusqu’à ce que je mette en place le récit, en imaginant une bouture entre deux types de narration.
Ce fut une écriture éparpillée ?
Au début, je me laisse libre : mes notes et mes croquis partent dans tous les sens, cela peut être aussi des collages d’images prises à droite à gauche. Puis je les regarde et me raconte une histoire par rapport à tout ça. Après j’écris un texte, plus proche de la nouvelle que du traitement, qui est un condensé du scénario. Lorsque cela tient la route, je le propose un producteur. C’est en quelque sorte un récit déshydraté : il prend sa forme quand on le met dans l’eau. C’était assez rapide, l’écriture m’a pris deux mois, ensuite, on a lancé le financement.
Comme je n’aime pas la postproduction image, j’essaye de tout résoudre au tournage.
Vous sentez-vous appartenir à une génération de nouveaux cinéastes qui osent des choses plus transgressives sur le plan formel, mais aussi sur le fond ?
Oui complètement ! C’est un peu plus particulier avec Yann [Gonzalez], car comme on se connaît de plus en plus, il y a davantage d’échanges. Il m’a demandé de dessiner la créature dans Les Îles, puis, il m’a proposé de jouer dans son prochain film, ce que j’ai fait, j’ai tourné dix jours…
Dans Un couteau dans le cœur ?
Oui, je joue un chef opérateur. J’étais hyper content d’être sur son plateau, je sais qu’il y a une même communauté d’esprit entre nous. Avec Caroline [Poggi] et Jonathan [Vinel], c’est un peu différent, je les connais aussi, mais ce ne sont pas les mêmes rapports. J’adore ce qu’ils font. Oui, moi ça m’excite beaucoup, et je pense que ce qui est intéressant, c’est que l’on a chacun notre individualité et notre style propre… et en même temps, il y a comme un archipel, un océan commun, je vois cela comme une carte du Tendre, avec ses îles et ses filmographies. Il y a une vraie famille, des cousinages…
Comme Virgil Vernier et Shanti Masud ?
Oui ! Shanti Masud c’est pareil dans ce qu’elle traverse, Virgil Vernier aussi, j’aime beaucoup. Il y a aussi Clément Cogitore.
William Laboury ?
Oui William bien sûr ! Je pense qu’on en a oublié… mais ces noms cités sont des gens dont je me sens proche. Si on prend Peretjatko [Antonin], ou Forgeard [Benoît] par exemple qui ne sont pas dans les mêmes obsessions, il y a une foi commune dans le cinéma. Leurs mondes sont très assumés, cela participe au même mouvement ! Cela me rassure, car je pense qu’avant il n’y avait pas trop ce phénomène…
De communauté ?
Oui, il y avait une vague de cinéastes forts, mais au cœur froid. Par exemple, ce sont pour moi, Assayas, Desplechin, etc. Je les appelle comme ça, car ils sont talentueux dans leur genre, mais il y a une sorte de froideur par rapport au cœur. En comparaison, j’ai l’impression que nous sommes plus bouillonnants, à fleur de peau. Je ne dis pas que c’est mieux, ou moins bien, c’est un constat.
C’est peut-être aussi le reflet d’une époque contemporaine… Par ailleurs, comment s’est passée la production des Garçons Sauvages ?
C’est à Chaumet [Emmanuel Chaumet, producteur d’Ecce Films] qu’il faut poser la question ! (rires) Une fois le film écrit, on a eu des aides régionales, et on a eu rapidement le CNC de façon quasi unanime, je crois. Et après des SOFICA [Sociétés pour le Financement de l’Industrie Cinématographique et Audiovisuelle], etc., par contre aucune chaîne de télé n’est venue.
Ni Arte ou Canal + ?
Non, et ni France Télévisions, rien.
Ça a été une déception ?
Oui, c’est toujours décevant, mais ce n’est pas fini, peut-être qu’ils achèteront après coup ! Je ne sais pas, beaucoup de personnes proposent des films, mais il y a très peu d’élus. Avec, ça met du beurre dans les épinards, mais en même temps, on a pu faire sans, donc je ne vais pas me plaindre. Ce qui est bien avec Chaumet, c’est qu’on n’a pas perdu de temps, on a lancé tout de suite !
Après, le film est extrêmement ambitieux sur le papier, mais sur le plateau aussi. Il nécessiterait deux à trois plus d’argent que ce qu’on a eu, mais j’essaye de trouver des astuces pour mettre en scène ma mégalomanie (rires) sans que cela altère la qualité de l’image. Après, je suis bien entouré avec des gens qui me connaissent, qui savent traduire, comprendre mes exigences et mes envies.
C’est en quelque sorte un récit déshydraté : il prend sa forme quand on le met dans l’eau.
Combien de temps s’est-il déroulé entre l’écriture et la sortie en salle ?
Entre l’écriture et le début du tournage, il y a eu neuf mois ; sept semaines pour le tournage ; et un an et demi pour la postproduction. Comme je n’aime pas la postproduction image, j’essaye de tout résoudre au tournage, je tourne toujours sur support pellicule. En revanche, le montage a été assez long, car je ne prends quasiment pas de son au tournage – c’est un son témoin très brut. Tous les acteurs sont réenregistrés et un peu redirigés. Avec les musiques, les strates, etc., on avait plus de 400 pistes à la fin !
Vous montez en muet ?
Oui, carrément, il y a des ambiances, mais les sons sont tellement pénibles que l’on préfère les jeter, on met donc des sous-titres pour connaître les dialogues. Et à un moment donné, on bloque, et c’est là que l’on doit créer une grande partie de la bande-son. Cela nous permet de retravailler le montage. Parfois je place des musiques qui ne sont pas définitives, mais cela permet de donner une direction aux musiciens.
***
Les Garçons sauvages
de Bertrand Mandico
UFO (1 h 50)
Sortie le 28 février