Peut-on changer le monde avec des hashtags ? Même quand on est autiste, noir·e et queer ? #BlackLivesMatter, #MeToo, #BalanceTonPorc ou #FridayForFuture nous ont prouvé la force fédératrice des réseaux sociaux. Aujourd’hui le mouvement #Autizzy connecte des milliers d’autistes noir·es à travers le monde. Un outil puissant pour rendre visibles leurs vécus, et s’entraider face aux oppressions subies, à l’intersection du validisme, du racisme et de la queerphobie.
À l’âge de 23 ans, après des années à faire face à des difficultés sociales, sensorielles et de communication de plus en plus handicapantes, j’ai finalement reçu un diagnostic me permettant de nommer ma différence : l’autisme. En même temps que j’apprenais enfin à me connaître, je cherchais à en savoir le plus possible sur ce fameux spectre sur lequel je me trouvais. Si l’on définit l’autisme comme une variation neurologique qui se manifeste par une altération des interactions sociales, de la communication, et par des intérêts restreints et répétitifs, il n’y a pas qu’une seule façon d’être autiste : cette neurodivergence regroupe un ensemble très disparate de vécus et de symptômes, c’est d’ailleurs pour cela que l’on parle de « spectre de l’autisme ». Pourtant après avoir passé des jours voire des semaines à tenter de trouver une représentation à laquelle je m’identifiais, j’en suis arrivé·e à une conclusion assez déprimante mais pas si surprenante : les recherches, le diagnostic tout comme les représentations de l’autisme ne comprennent pas les personnes noires ou racisées. Un soir, cependant, en scrollant sur TikTok, je tombe sur une vidéo de @theythemplural, influenceur·se queer, noir·e et autiste qui a popularisé le terme #Autizzy. Le hashtag, qu’iel a introduit spécifiquement pour les autistes noir·es en 2021, réunit à présent des milliers d’internautes et cumule près d’un demi-milliard de vues sur la plateforme. Beaucoup de thèmes y sont abordés, allant des violences policières, du validisme, du racisme ou de la précarité des noir·es handicapé·es, à des anecdotes plus légères, des story time dans lesquels on se confie, ou encore des conseils et des ressources.
Le privilège du diagnostic
Mon diagnostic tardif m’a fait réaliser une chose qui me semble évidente aujourd’hui : le diagnostic est un privilège. Une des raisons à cela étant que les premières descriptions de l’autisme furent basées sur l’observation de sujets blancs, principalement masculins, et que les minorités continuent aujourd’hui d’être sous-représentées dans les études scientifiques sur le sujet. Ainsi s’il est déjà difficile pour les blanc·hes assigné·es femmes à la naissance d’être diagnostiqué·es, les noir·es sont elleux complètement abandonné·es face au manque de recherche sur l’autisme noir, les discriminations présentes dans le système de santé, les biais racistes des médécins et soignant·es auxquels iels sont confronté·es, mais aussi les tabous sur la santé mentale qui persistent au sein de la diaspora africaine. Pour l’écriture de cet article, j’ai échangé avec cinq personnes concernées par ces intersections, qui ont toutes pointé la difficulté à obtenir un diagnostic médical – trois d’entre elleux n’en ont pas.
Aujourd’hui, même si j’assume mon autisme ouvertement, il peut m’arriver d’avoir peur de ne pas être cru·e.
Zhaki
Pour Zhaki, poète·sse et auteurice, c’est l’une des différences les plus frappantes entre les autistes blanc·hes et noir·es : « Le fait que les personnes blanches puissent être diagnostiquées plus facilement les préserve des difficultés auxquelles nous autres devons être inévitablement confronté·es. » Traitements inadaptés, hospitalisations à répétition, absence d’accommodations et d’aides financières ou humaines font partie des obstacles à surmonter lorsque notre handicap n’est pas reconnu officiellement.
Toutefois les réseaux sociaux permettent enfin une certaine démocratisation du diagnostic : dans un système de santé que l’on sait défaillant, l’autodiagnostic a autant sa place qu’un diagnostic dit « officiel ». C’est d’ailleurs sur des plateformes telles que TikTok et Instagram qu’une étudiante américaine à choisi de mener ses investigations dans le cadre d’un projet de fin d’études sur l’autisme noir, dans lequel elle explique : « Le but de ce projet est de montrer comment les diagnostics tardifs d’autisme sont discutés sur les réseaux sans pour autant faire l’objet de recherches dans le monde scientifique. » Et en effet, sous le hashtag #Autizzy, on discute beaucoup des spécificités de l’autisme noir et des différences culturelles qui ne rentrent pas dans le champ du diagnostic blanc et ethnocentré. Pour Zhaki, c’est un outil pour s’entraider, à défaut d’être aidé·e par le système : « Le hashtag nous permet d’avoir les infos, les ressources et la représentation qu’on ne trouverait pas autrement. »
Black autistic lives matter
Si la communauté noire est confrontée depuis toujours aux violences policières, on oublie souvent de préciser que ce sont les personnes noires handicapées qui sont les plus exposées. Aux États-Unis par exemple, plus de la moitié des personnes tuées par les forces de l’ordre chaque année sont porteuses d’un handicap. Le risque est donc double pour les autistes noir·es qui doivent déjà, de par leur racisation, faire face à une répression plus violente.
Avery, militant santé mentale et créateur de contenus de sensibilisation à l’autisme noir, m’explique qu’en tant qu’homme noir et autiste aux États-Unis, il doit sans cesse faire des efforts considérables pour paraître moins autiste et donc moins menaçant : « J’ai lu un article sur un adolescent autiste et noir qui a été tué par la police. Il avait son casque antibruit et iels l’ont abattu. Je pense souvent à ma capacité à masquer correctement [fait de cacher ses traits autistiques, ndlr] afin de ne pas apparaître comme une menace pour elleux, même si ma peau noire équivaut à ce que je brandisse une arme pour la police. Je suis terrifié à l’idée de voir les choses devenir fatales très rapidement. »
Car lorsqu’ils se manifestent chez des personnes non blanches, les comportements autistiques peuvent être interprétés négativement et amplifier des stéréotypes raciaux. Certain·es d’entre nous présentent des difficultés à traiter les informations, ne supportent pas d’être touché·e, sont non-verbaux·ales ou peuvent réagir de façon « inadaptée » aux interpellations, ce qui peut rendre nos interactions avec la police extrêmement dangereuses. Nos façons de communiquer, de se tenir ou d’agir peuvent être envisagées comme extravagantes ou étranges lorsqu’il s’agit d’autistes blanc·hes, mais deviennent suspectes voire menaçantes chez les non-blanc·hes. Ainsi près de 55% des hommes noirs handicapés seront arrêtés par la police avant leurs 28 ans. Ce fut le cas pour Elijah McClain, un jeune américain de 23 ans qui, sorti pour acheter une boisson pour son frère, fut interpellé par des agents de police ayant reçu un appel décrivant son comportement comme inquiétant. Une incompréhension des comportements autistiques couplée à des biais racistes et psychophobes lui ont coûté la vie et continuent d’être des menaces bien réelles pour la communauté noire.
De plus, alors que le racisme peut avoir des effets néfastes sur notre santé mentale, on présente également en tant qu’autiste 6 à 13 fois plus de risques de mourir par suicide que les neurotypiques. Et c’est aussi pour ces raisons qu’Avery a choisi de se positionner et de s’exprimer sur les réseaux avec #Autizzy : « Je recevais des messages de personnes disant que mes vidéos les retenaient ici sur cette Terre quand les choses devenaient vraiment difficiles pour elleux. Je continue à faire cela parce que je reçois encore des messages de personnes qui perdent des membres de leur famille ou des ami·es à cause de dépressions. » Il ajoute : « J’ai réalisé que les gens avaient besoin d’un espace sûr pour se sentir moins seul·es. »
Solitude et ostracisme
Parce que la solitude frappe durement les personnes noires sur le spectre de l’autisme, qui ont tendance à être exclues et ont du mal à être acceptées. Louise, étudiant·e en école d’art, nous parle de « ce sentiment de n’être jamais entièrement compris·e, peu importe avec qui l’on discute. C’est un sentiment d’isolation qui peut peser. » Zhaki acquiesce : « Aujourd’hui, ça reste presque impossible pour nous d’être ou de se sentir intégré·e dans une communauté. » Un constat qui va bien au-delà d’un simple ressenti personnel : d’après une étude de la DREES, la réalité pour une grande partie des personnes handicapées en France est faite de précarité, de solitude et d’exclusion. En 2015, 18% des sondé·es déclaraient se sentir seul·es « tout le temps » ou « la plupart du temps », contre 7% pour le reste de la population.
Pour les handicapé·es non-blanc·hes, le phénomène est accentué : que ce soit pour la recherche d’un appartement, d’un emploi, d’une communauté, d’un·e partenaire, ou encore lorsqu’on est confronté·e aux personnels soignants ou aux forces de l’ordre, on experimente généralement racisme et validisme simultanément. En France, alors que la majorité des autistes en âge de travailler sont exclu·es du marché du travail et que, d’un autre côté, les discriminations à l’embauche liées à l’origine ou au genre sont toujours bien présentes, les autistes noir·es n’ont presque aucune chance d’obtenir un emploi qui ne soit pas précaire. Dans les relations romantiques, le constat est le même : les noir·es cisgenres, queers, trans et/ou assignées femmes à la naissance se retrouvent, comme l’explique Christelle Murhula dans son dernier livre Amours silenciées, délaissées sur le marché de la séduction, et auront d’autant plus de mal à trouver un·e partenaire si iels ont un handicap. De manière générale, faire des rencontres s’avère complexe : la précarité, le manque d’aménagements adaptés, l’inaccessibilité et l’absence de diversité de certains événements ou lieux, notre incompréhension des codes sociaux, nos sensibilités sensorielles, les (micro)agressions racistes et validistes dont on peut être la cible ou encore la réticence qu’ont les gens à socialiser avec des personnes handicapées sont autant de facteurs qui peuvent limiter nos interactions sociales.
Face à ce constat, il y a un besoin urgent pour les autistes noir·es d’avoir enfin leurs propres espaces et communautés. Pour Louise comme pour beaucoup, #Autizzy est un bon moyen de connecter avec des personnes qui partagent des expériences similaires, tant positives que négatives : « Je me sens assez chanceux·se d’avoir eu connaissance de ce hashtag et d’avoir pu comprendre et mettre des mots sur les choses que je ressentais » ajoute-t-ielle.
On ne voit pas assez de personnes comme moi dans les médias et je veux montrer aux gens qu’on existe !
Bee
Un besoin urgent de représentation
Notre invisibilisation est telle que dans l’imaginaire collectif, un·e noir·e autiste est quelque chose de rare, si ce n’est inexistant. Alors que la prévalence de l’autisme est la même pour toutes les catégories ethniques, beaucoup de personnes continuent de penser qu’on ne peut être les deux à la fois. Dans une lettre adressée à la jeunesse autistique noire et autochtone, l’auteur·e et artiste Wolfheart Sanchez s’exprime à ce sujet : « Ce n’est pas qu’il y a une mauvaise représentation des autistes noir·es ou autochtones : il n’y en a juste pas. Les autistes blanc·hes peuvent se plaindre d’une mauvaise représentation, mais nous n’avons même pas cela. Comment demander des améliorations à quelque chose qui n’existe pas ? Comment construire sur l’absence d’une chose ? »
Pour Bee, blogueur·se américain·e, utiliser #Autizzy est un moyen de rendre son contenu accessible et de trouver de la représentation : « Découvrir des personnes qui me ressemblent a été tellement valorisant pour moi. Je n’avais vu que des hommes blancs autistes représentés dans les médias, donc c’était difficile de me reconnaître dans ces gens. Quand il s’agit d’autisme, je veux voir des personnes qui me ressemblent et qui peuvent s’identifier à ma culture. » Alors que je ne m’étais jamais senti·e représenté·e nulle part, le fait de voir des personnes comme Bee, Zhaki, Louise, Saël, Avery ou tant d’autres s’assumer a été également une véritable libération et source d’inspiration pour moi.
Revendiquer nos identités queers
S’il a été créé pour les autistes noir·es, le hashtag garantit aussi un espace virtuel safe et une certaine visibilité pour celleux d’entre nous qui n’entrent pas dans les normes cishétéro. Noir·e, autiste et queer, pour beaucoup ces identités sont indissociables : « Je ne peux pas expliquer ma queerness sans parler de ma noirité ou de mon autisme » affirme Louise. Des études ont d’ailleurs démontré que les autistes avaient plus de chance d’appartenir à des minorités sexuelles et/ou de genre que les neurotypiques. Il est donc important de prendre en compte toutes ces dimensions afin de mieux comprendre les difficultés rencontrées à une telle intersection. L’artiste pluridisciplinaire Saël le résume ainsi : « Entre discrimination raciale, homophobie/transphobie mais aussi validisme, on est en tant que personne noire, queer et autiste au plus bas de l’échelle du privilège. »
Pour iel, le mouvement #Autizzy est un moyen efficace de trouver une communauté partageant ces mêmes spécificités, tout en lui offrant l’occasion de célébrer ses identités plurielles qu’iel revendique avec fierté : « Mon identité, la personne que je suis dans mon ensemble, ma créativité et mon existence dans ce monde seraient totalement différentes si je n’étais pas autiste, noir·x et queer. Et c’est quelque chose que je n’envisage pas. Je suis fièr·x de qui je suis. »
Si ce hashtag offre un espace et un soutien moral précieux à notre communauté, permettant d’alimenter et de rendre visibles des réflexions et des échanges militants jusqu’alors invisibilisés, les réseaux sociaux ont leurs limites et s’avèrent à eux seuls insuffisants pour affronter les systèmes d’oppressions que l’on expérimente. Certain·es militant·es l’ont bien compris et s’activent à créer des initiatives communautaires en dehors des réseaux. Notamment l’abolitionniste et avocat·e communautaire Talila TL Lewis qui adopte une approche intersectionnelle du validisme, l’artiste Jennifer White-Johnson qui axe son travail sur la visibilisation des enfants noir·es neurodivergent·es, les jeunes activistes Ben-Oni et Aiyana, fondateurices respectif·ves des organisations Black Neurodiversity et Neuromancer, ou encore le collectif artistique et groupe de danse Sins Invalid qui célèbre depuis près de vingt ans les artistes handicapé·es, en mettant au centre les artistes racisé·es LGBTQIA+ et les minorités de genre. En France, les podcasts Bininga wok et H comme Handicapé.e.s ont tous deux consacré un épisode à la question du validisme et du racisme. On compte aussi sur ces sujets les collectifs afroféministes Cases rebelles et Mwasi.
Finalement mon diagnostic m’a apporté bien plus qu’une compréhension médicale de mon autisme. Il m’a permis, en même temps qu’il m’ouvrait les yeux sur la dimension sociale de mon handicap, de découvrir des mouvements anti-validistes en pleine effervescence. Mouvements qui, je l’espère seront davantage discutés dans les milieux militants en France et se feront dans le futur une réelle place dans les luttes sociales et (afro)féministes.
Relecture et édition : Léane Alestra et Sarah Diep
Image à la une : de gauche à droite, Zakhi, Louise, Avery, Sael, Bee (artwork Kaina Djaé)