Le 1er mai, Austra sortait son dernier album : HiRUDiN. Un bijou d’émancipation pour la chanteuse et leader du groupe canadien, Katie Stelmanis. De passage à Paris il y a quelques semaines, nous avons eu le plaisir de rencontrer la musicienne à la voix cristalline.
Fondé en 2009, le groupe d’electro-pop psychédélique Austra n’avait rien publié depuis trois ans. Pour ce quatrième album, Katie Stelmanis a tout revu de fond en comble, s’entourant de toutes nouvelles collaborations. L’artiste torontoise a mis de côté ce qu’elle savait faire, pour se donner la liberté de tenter une nouvelle expérience sonore. Une renaissance qui lui semblait nécessaire pour un nouvel album qui aborde intimement le sujet des relations toxiques et de l’effacement. Lâchant prise dans le processus de création comme elle ne l’avait encore jamais fait, elle nous confie que c’est probablement là l’une de ses œuvres les plus sincères.
Manifesto XXI – Austra est une île en Norvège, ainsi que ton nom de scène. Y a-t-il un lien entre le calme associé à ces pays nordiques et ton travail ?
Austra : C’est mon deuxième prénom. Mon grand-père est letton et il a choisi ce nom, qui est très commun en Lettonie. C’est amusant car je n’ai jamais fait de recherches sur l’étymologie de celui-ci mais plusieurs personnes m’ont déjà fait savoir que ça veut également dire « déesse de la lumière ». Maintenant je sais que c’est une île nordique. (rires) C’est le genre de nom qui n’a pas vraiment de connotation et les gens n’en ont donc pas de jugements a priori, ce qui me permettait d’y associer une symbolique entièrement à ma sauce. Lorsque je réfléchissais à d’autres noms possibles pour ce projet, tous me semblaient très mauvais et auraient été hors-sujet en quelques années. Je suis donc assez satisfaite d’avoir choisi Austra.
Dans cet album, j’ai une approche plus terre-à-terre. Ce nouvel album est plus organique.
Austra
Ce nom a une consonance très céleste ; on pourrait facilement nommer une étoile Austra. Cela résonne très bien avec les intonations de ta voix et les références au monde de la magie dans tes chansons, comme « Spellwork ». Quel est ton lien avec ces univers, s’il y en a un ?
Je pense qu’au début j’étais clairement inspirée par cette idée de monde fantastique. Cela a évolué avec le temps : au moment du dernier album Future Politics j’étais plutôt captivée par la sci-fi, ainsi que la magie. Toutefois, dans cet album, j’ai une approche plus terre-à-terre. Ce nouvel album est plus organique.
C’est également l’impression que j’ai eue. Dans Future Politics, tu évoquais l’utopie, la politique et le pouvoir. Dans HiRUDiN, tu analyses les dynamiques de pouvoir qui s’installent dans les couples, et qui peuvent mener à des relations toxiques. Quelles ont été les lignes directrices de cet album ?
Avant de le commencer, j’ai fait beaucoup de choix importants dans ma vie. Je m’étais éloignée de mes collaborateur·rices de l’époque, de mes relations amoureuses. Même en coulisses, tout a été modifié en profondeur. Pendant quelques années, l’incertitude causée par ces changements a été une source d’inspiration. Je devais approcher tout d’une manière entièrement nouvelle. J’ai pu trouver l’inspiration à travers de nouvelles collaborations, travailler avec de nouvelles et nouveaux artistes, et me forcer à rencontrer de nouvelles personnes. En quelque sorte, je bâtissais une nouvelle conception du monde.
Je vois que tu as collaboré avec beaucoup de noms importants de l’industrie, comme Casey MQ (collaborateur d’Oklou) et Cecile Believe (collaboratrice de SOPHIE). Comment as-tu choisi celles et ceux qui t’accompagneraient dans cette aventure ? Quel a été le processus de réalisation de cet album ?
J’avais auto-produit tous les albums précédents, donc là c’était la première fois que je me faisais accompagner dans ce processus et que je travaillais avec des coproducteur·rices. J’ai en effet beaucoup travaillé avec Cecile Believe, une personne incroyable, qui est la voix sur l’album de SOPHIE. À plusieurs niveaux, j’ai perdu beaucoup de contrôle. Avant, j’avais cette tendance à vouloir perfectionner tout, seule. C’était un peu obsessionnel. Cette fois-ci, c’était différent, je ne ressentais plus le besoin d’agir ainsi. C’est fou, car travailler avec des producteur·rices extérieur·es, comme Rodaidh McDonald (The XX, Vampire Weekend, Gil Scott-Heron, ndlr) et Joseph Shabason, m’a donné l’impression que j’arrivais mieux à réaliser ce que j’avais en tête qu’en étant seule. Cela m’a donné accès à de nouvelles ressources et le résultat semble être une version plus authentique d’Austra. C’est vraiment incroyable.
En ce qui concerne le processus, j’ai tout d’abord écrit des demos, puis fait des sessions d’enregistrement à Toronto. J’ai travaillé sur les sons seule. Ensuite, j’ai travaillé avec un producteur à Los Angeles, puis seule à nouveau. Le tout nous a probablement pris deux ans.
Ne pas être à l’aise au sein-même de sa famille et de sa communauté est toujours une lourde expérience.
Austra
Dans « Anywayz », tu sembles parler d’une relation à distance, et tu t’interroges : comment trouver le juste milieu entre aimer l’autre inconditionnellement et ne pas se perdre. Cet album était-il une forme de guérison pour toi ?
C’est drôle parce que cette chanson est l’une des dernières que j’ai écrites pour l’album, et n’était pas vraiment autobiographique. Je me demandais un peu d’où ça sortait… Je chantais les paroles sans forcément y réfléchir à deux fois et je pense qu’une partie de moi se disait « ah, ça parle simplement de l’amour à distance lors des tournées ». Mais depuis que je l’ai écrite, et que l’album est peaufiné, j’ai vécu une rupture qui tout d’un coup se rapproche de « Anywayz ». Du coup, je dois être un peu voyante car j’ai prédit ma rupture dans cette chanson prophétique. (rires) Je l’ai écrite en ne sachant pas ce qu’elle symbolisait et désormais j’en connais son utilité. Je pense également que j’ai pré-écrit ma rupture dans cet album.
Dans « Your Family », tu évoques le fait de vivre dans l’ombre de l’amour d’autrui. Un sentiment que l’on perçoit dans la structure du morceau également : des loops, et une voix qui semble s’effacer par moments. Y a-t-il un lien avec l’incompréhension que la société continue de porter face aux relations queer ?
Oui, c’est certain. Je pense que dans les relations queer particulièrement, rencontrer la famille de l’autre peut être très stressant. Tu ne sais jamais comment les familles abordent la situation et ça peut devenir un vrai poids dans ta relation. Si ton/ta partenaire n’a pas de liens forts avec sa famille, tu devras endurer beaucoup. J’ai déjà été avec une personne dont la famille était d’extrême-droite et pas très positive ; j’ai vu l’impact que ça pouvait avoir sur la santé mentale de cette personne. C’était très triste. Ne pas être à l’aise au sein-même de sa famille et de sa communauté est toujours une lourde expérience.
J’aimerais qu’on parle de ton background dans le classique contemporain. Dans « Interlude i », on entend de la harpe, tout comme dans « Deep Thought » (sur l’album Future Politics). Quelle est ton expérience avec cet instrument et la musique classique en général ?
Dans Future Politics, tout était électronique. C’était le son de la harpe mais joué au clavier, tandis que pour cet album-ci, tout a été enregistré à partir de vrais instruments. Notamment pour les deux « Interludes », j’ai procédé à plusieurs sessions dans lesquelles les musiciens improvisaient. J’ai ensuite coupé et arrangé le tout pour créer ces courtes pièces sonores. Toutes les chansons de cet album sont assez intenses, donc ces interludes font office de petites pauses. Comme je le disais, je tenais à collaborer avec des gens que je n’avais jamais contactés et j’avais ce besoin de produire quelque chose d’entièrement neuf. J’ai donc beaucoup cherché sur Toronto, et j’ai trouvé ces musicien·nes incroyables puis je les ai invité·es au studio pour la session d’improvisation. Cette semaine-là, en interaction avec toutes ces personnes, a été l’un de mes meilleurs souvenirs de studio. J’étais constamment agréablement surprise, c’était génial !
Éloignons-nous du classique et parlons de ton approche à la musique électronique. J’ai adoré Habitat (2014) qui se penchait plus vers ces mondes-là.
J’ai toujours rêvé d’avoir un second projet qui serait uniquement électronique et sans voix. Je n’ai juste jamais sauté le pas. 75% de la musique que j’écoute, c’est de la production sans paroles. Quelque part, les voix et les mots peuvent me distraire. J’adorerais arriver à un stade où je ferais de la musique électronique sans y introduire ma voix, et penser que c’est véritablement de qualité.
Je trouve que tu es un peu dure avec toi-même, je l’ai trouvé très quali celui-ci ! (rires) Quelles ont été tes inspirations pour HiRUDiN ?
J’ai très clairement été influencée par Joan Armatrading. J’ai écouté son tout premier album en boucle. J’ai également adoré le dernier Mount Kimbie qui m’a suivi au tout début de la création de ce nouvel album. Beaucoup de jazz également, dont les Sons of Kemet qui sont incroyables.
En termes de littérature, j’aurais pu citer une cinquantaine de livres qui ont inspiré l’album précédent, mais pour celui-ci je ne recherchais pas ce type d’influence. Il y a toutefois un livre de Adrienne Maree Brown intitulé Pleasure Activism qui m’a beaucoup portée. Elle soutient l’idée que se laisser faire l’expérience du plaisir est en soi une forme d’activisme. Je le recommande clairement, il exprime ce que j’essaie d’accomplir à travers HiRUDiN.
J’adore Paris. Je pense que c’est l’une des villes dans lesquelles j’aime le plus être en concert.
Austra
Et en matière de mode ? Dans tes clips, je vois un peu de Cindy Sherman. Quelque chose de performatif. Chaque album semble représenter une facette différente de ton aura d’artiste tout en te restant fidèle. C’est quelque chose qui te plaît, cette aventure performative ?
Quel compliment ! Je dois avouer que je ne me suis penchée sur l’aspect visuel des albums que tardivement. Avant, ça arrivait souvent juste comme une suite logique de la musique, ce n’était pas vraiment pensé en tant que tel. Ce n’est que récemment que j’ai réalisé que c’était très amusant et important de s’investir davantage sur cette partie-là. Donc c’est assez nouveau pour moi. Dans l’industrie, ce n’est pas conseillé de changer trop souvent d’image car le public ne comprendrait plus qui est Austra. Quelle est la « marque » d’Austra ? (rires) Mais je ne peux m’engager sur une seule même idée sur le long terme, car je suis en évolution constante.
Ma dernière question concerne la France. Ton concert à Paris était sold-out, ce qui démontre l’engouement du public pour ton travail. La France, c’est quoi pour toi ?
J’adore Paris. Je pense que c’est l’une des villes dans lesquelles j’aime le plus être en concert. C’est drôle car à mes concerts parisiens, les gens me paraissent dingues et marrants. On m’a souvent dit que la foule parisienne a la réputation d’être ennuyante et passive mais « pas à tes concerts ! » (rires) Tous les concerts qu’on a faits ici étaient incroyables.
Image à la une : © Virginie Khateeb