Si de nombreuses études portent sur l’image du musée que se font les visiteurs, rares sont celles qui interrogent l’image du visiteur, y compris aux yeux du visiteur lui-même. Entre psychologie et sociologie, c’est le récit d’une après-midi au musée, par un visiteur qui se voit visitant. Réflexion sur la nécessité de se cultiver et sur le visiteur modèle.
Culture : sur place ou à emporter ?
Si vous tapez « Faut-il se cultiver ? » sur le web, vous pouvez tomber sur un forum où une personne répond à la question par « Vaut mieux si tu ne veux pas passer pour une cruche », ce à quoi un autre réplique « Oui si c’est pour essayer d’élever son esprit. Non si c’est juste pour faire le beau dans les salons ».
Quoi qu’il en soit, ces deux réponses ont ceci en commun qu’elles définissent la culture en rapport avec le groupe social. Il n’y a pas de culture en soi : la culture n’existe que par rapport à un groupe. L’action de se cultiver sert souvent à se légitimer, à ne pas se sentir exclu d’un système. Il FAUT que je me cultive. J’aimerais ne pas me sentir EXCLUE lorsqu’au dîner de ce soir tous me parleront de leurs sorties culturelles.
C’est décidé, je vais au musée. Arrivée au musée, c’est-à-dire passée la fouille Vigipirate, dépassé le groupe de mémés qui ne comprennent pas où se trouve l’entrée, repassé un second portique Vigipirate, surpassée mon envie de saisir cette perche à selfie pour éborgner son propriétaire, je peux enfin me « culturer ». Les cartels, panneaux informatifs et tablettes numériques m’aident tant bien que mal à comprendre les œuvres, mais le temps que je ponctionne toutes ces données, je n’ai déjà plus l’objet en question en tête. L’utopie d’un visiteur hyper-actif, concentré et attentif oriente souvent les musées vers une surcharge de numérique (applications d’expositions, tablettes interactives, jeux, etc.). Le visiteur de musée en devient un grand enfant qui n’a qu’une idée en tête : toucher à tout dans un lieu où on lui a toujours interdit de toucher.
C’est ce visiteur même qui n’a plus le courage de plonger dans un tableau quand il l’a devant lui. Eh oui, le courage. À l’heure du numérique, tandis que nos sens sont sollicités constamment, les entreprises culturelles (cinémas, musées, spectacles) deviennent des usines de distribution d’émotion à domicile. On veut de l’émotion tout de suite, maintenant. On ne se laisse pas le temps de dévoiler le palimpseste qu’est l’œuvre. On demande à ce qu’on nous traduise l’œuvre en « émotion à emporter » et en « quota culture » (ce qu’on dira à propos de l’exposition au cocktail de ce soir).
Maintenant que je suis au musée, je fais quoi ?
Je croise les bras, je tente de me concentrer, je me repose sur une jambe puis sur l’autre. Je croise le regard d’une dame. Cet échange me rappelle que je suis seule face aux œuvres. J’ai le sentiment paranoïaque qu’on me regarde lorsque je regarde ces objets. Qu’on me regarde regarder. Ou plutôt qu’on vérifie si je regarde de la bonne manière. Que j’ai le bon comportement du bon visiteur de musée.
J’observe cet homme bedonnant qui tient ses bras derrière son dos, collant presque son nez sur l’œuvre ; il m’a l’air d’un connaisseur. Tandis que cette femme qui traîne les pieds et courbe le dos a l’air de simplement accompagner son mari et de s’ennuyer à mourir.
« Ce sont les regardeurs qui font les tableaux », disait Duchamp. Il est donc de MA responsabilité, moi spectateur alpha, de faire exister l’œuvre. Mais comment ? Quel est le comportement à avoir devant une « œuvre d’art » ? Dois-je m’agenouiller, m’extasier, me prendre en selfie avec, m’avancer, me reculer, témoigner de cette beauté à mon voisin, ou simplement en « prendre note » comme le pensait Duchamp ?
Notre comportement occidental vis-à-vis des « chefs-d’œuvre » est très parlant… En ce qu’il relève de rites, de codes, et d’une monstration de nous-mêmes. La dictature des chefs-d’œuvre nous impose en effet de montrer qu’on les connaît et reconnaît comme tels, et donc de témoigner aux autres notre rapport à ces chefs-d’œuvre.
Si vous jetez un coup d’œil au site du Louvre (ou si vous regardez les prospectus donnés à l’entrée), vous verrez que ce qui est bien évidemment mis en avant est le « parcours chefs-d’œuvre » : « Loin d’être chronologique ce parcours propose des coups de projecteurs sur des œuvres devant lesquelles on s’arrête spontanément », écrit le Louvre. Le discours est loin d’être logique et la soi-disant « spontanéité » est loin d’être de mise. Car on va moins au musée pour découvrir des objets que pour nous prosterner devant des images déjà connues et reconnues. Ressentir de l’émotion devant la Joconde est un luxe lointain, oublié, passé d’actualité. Tout le monde crie « au chef-d’œuvre » mais pas un ne laissera couler une larme. Le comportement commun est de prendre l’œuvre en photo (c’est ma photo à moi, faite par moi, de la Joconde) ou de se prendre en selfie avec : regardez-moi, je suis avec la Joconde, je ne la regarde pas mais vous, vous me regardez moi, devant elle, et moi, je vous regarde vous… Le jeu de regards pourrait se prolonger à l’infini.
Y a-t-il une « artitude » ?
Il y a des comportements que l’on adopte quasi automatiquement devant les « chefs-d’œuvre ». De l’attitude austère du connaisseur – bras croisés dans le dos et regard concentré – au selfie-Joconde des touristes chinois – aussi reconnu qu’une photo avec une star –, les temples de l’art ont leurs initiés, leurs novices et leurs étiquettes.
Selon Dominique Poulot, spécialiste de muséologie, en France un tiers des personnes fréquente régulièrement les musées, un tiers les fréquente rarement et un tiers n’y va jamais. Si ces derniers font généralement l’objet d’études sociologiques, ils font également – et c’est là toute la nouveauté – l’objet d’une approche psychologique. Les déserteurs des musées seraient, entre autres, saisis d’un sentiment de peur : peur de la confrontation avec soi, peur de l’affirmation de ses émotions et de son sens critique propre, peur d’un manque de légitimité et peur, donc, de l’échec. Or, la plupart des Français ont une image positive du musée : 90% pensent qu’on y apprend toujours quelque chose et 70% le considèrent comme un lieu de plaisir. Comment expliquer alors que certaines personnes ne fréquentent pas le musée alors qu’elles en ont une image positive ? Peut-être n’est-ce pas l’image du musée qui les rebute mais l’image du visiteur modèle, dont ils se sentent trop loin. Moins on fréquente les musées, moins le rôle du visiteur type se fera endossable. C’est logique. Ce super-visiteur qui sait où aller, que penser et surtout comment regarder. Celui-là même qui fait des blagues d’intellos de la secte de l’art du genre : « Quand tu retournes un Newman ça fait un Rothko ». Il en ressort une forte culpabilité de la part du spectateur X : « C’est très beau, même si j’avoue ne pas avoir tout compris… Mais ce n’est pas de votre faute ! C’est de la mienne », peut-on entendre…
À l’inverse, certains visiteurs un peu plus assidus des musées iront moins voir l’exposition pour elle-même que pour se voir en train de visiter l’exposition. À noter donc le bon vouloir et l’acharnement de monsieur qui s’attache à rester au fait de l’actualité artistique : « Il faut vraiment que je FASSE cette expo », « As-tu FAIT l’expo Paul Klee à Beaubourg ? ». Sous-entendant que le simple fait d’aller à l’exposition – c’est-à-dire entrer par l’entrée et sortir par la sortie – est un accomplissement en soi. L’important est de FAIRE l’exposition, peu importe le comment, la manière, l’attitude – ou plutôt « l’artitude ». L’art devient dès lors un bien de consommation comme un autre, un patrimoine culturel à avoir, une sorte de ticket d’entrée dans la high society, même si on a fait l’exposition en y cherchant des Pokémons. La culture importe moins que l’action de se cultiver (ce que j’appelle avec ironie la « culturation »). Les imposants Citadelles & Mazenod du bas de la bibliothèque – bien au sec dans leur enveloppe plastifiée – affirment que monsieur X a sa culture et sa position sociale.
En rentrant, je mettrai un hashtag « #Louvre », « #masterpiece » ou « #exposition » sur mon compte Instagram pour signaler que je suis sortie me « culturer ».
Alors, la « culturation » ? De l’art ou du cochon ?