Installée à Madrid après un long parcours à Barcelone, la photographe galicienne Ana Pardos, plus connue sous son pseudonyme Arden, enchaîne les collaborations artistiques avec les principales figures queers espagnoles.
Depuis le confinement d’avril 2020, le travail d’Arden connaît un véritable essor, apparaissant dans de nombreux médias tels que Neo2, i-D Spain, Mudisch, Kaltblut, FashionGrunge, Metal Magazine, Sicky Magazine, Vein, Goat Mag, le britannique Gaytimes avec la narration drag-comique « Bubblegun », et même Vogue Spain ou la marque badoo dans le cadre d’une campagne pour la pride de juin dernier. Après un été long et tendu, marqué par les grandes mobilisations de la communauté suite au meurtre début juillet de Samuel Luiz à La Corogne, ville d’origine de la photographe, nous l’avons rencontrée un soir d’automne, au cœur du quartier centrique de Lavapiés.
Ce que je recherche principalement, c’est montrer l’essence d’une personne, sa réalité.
Arden
Manifesto XXI – Le portrait caractérise ton travail photographique. Lorsque tu as un·e modèle devant toi, que cherches-tu à montrer ou à révéler d’iel ?
Arden : Ce que je recherche principalement, c’est montrer l’essence d’une personne, sa réalité ou ce qu’elle est, ce qu’elle me transmet et peut-être un peu cette admiration que je ressens pour elle. J’essaye aussi de capter cette impression de liberté, d’engagement, cette self-expression qui la caractérise.
Tu as commencé à prendre des photos avec des appareils jetables quand tu avais quinze ans. Quel regard portes-tu sur la jeune Ana de l’époque ? Cette exploration, cette découverte adolescente de la photographie a-t-elle eu une influence sur ton parcours et ce que tu fais aujourd’hui ?
En quelque sorte oui, parce que ça a été mon premier contact avec la photo et que j’ai découvert que ça me plaisait, mais pour moi les bases de mon travail sont plus liées au moment où je suis partie de chez moi, où j’ai commencé à me découvrir, à rencontrer du monde, à explorer le milieu queer… Avant, j’habitais dans une petite ville où il n’y avait pas ce genre d’ambiance, je n’avais pas de références artistiques auxquelles m’identifier et les gens qui m’entouraient n’étaient pas intéressés par ça. La photo était quelque chose de beaucoup plus instinctif, naturel. Une fois, j’ai acheté un de ces appareils et ça m’a plu, du coup j’en avais tout le temps un sur moi et je prenais plein de photos de mes potes sans penser à ce que je photographiais et sans penser que je ferais ça plus tard.
Une de tes modèles préférées est Samantha Hudson. Comment l’as-tu rencontrée et que signifie pour toi le fait de photographier la travestie la plus célèbre d’Espagne ?
La première fois que j’ai vu Samantha c’était à un événement incroyable qu’il y avait à Barcelone avant la pandémie, la Sarao Drag, une sorte de concours de dragqueen, dragking et performance. C’était organisé à la Sala Apolo où je faisais des photos, et elle performait là-bas. On s’est croisées plus tard à une soirée Marikas, un espace clé de la scène queer espagnole. Samantha est quelqu’un d’extrêmement simple, elle est tout le temps motivée, elle a toujours accepté mes projets et le résultat est à chaque fois génial. Je suis vraiment fière de la photographier, pour moi elle est un personnage central de la communauté queer espagnole qui rompt avec beaucoup de choses, et une grande artiste. Elle est super jeune, très courageuse et elle porte un discours très fort.
Dès que je peux j’utilise l’argentique parce que j’ai l’impression qu’il y a plus de soin, de tendresse dans le processus, les couleurs et les textures qui en résultent.
Arden
Quel est l’intérêt (esthétique, technique) pour toi de manipuler tant le numérique que des appareils argentiques compacts ?
En ce moment j’utilise plutôt l’argentique au moyen format et de 35mm, mais plus tu utilises de techniques et d’appareils, plus tu donnes de possibilités et de formes à ton travail. Au début j’ai commencé avec seulement du numérique, les compacts je les utilisais surtout quand j’étais plus jeune. Aujourd’hui je me sers d’un compact pour prendre des photos pour la soirée Marikas par exemple, ou si je veux faire de la photo de rue je porte ça au cou. Mais en réalité j’utilise différents objectifs et types d’appareils parce que je travaille de façon différente avec chacun. Selon le projet, l’un ou l’autre te sert le mieux, tu ne peux pas faire de la photo sur un court-métrage avec de l’argentique, ça n’a pas de sens, parce que le temps que tu focus et que tu shoot, le moment est déjà passé, donc mieux vaut le numérique. Mais sinon dès que je peux j’utilise l’argentique parce que j’ai l’impression qu’il y a plus de soin, de tendresse dans le processus, les couleurs et les textures qui en résultent… Même avec les retouches au numérique j’essaye de simuler ces choses-là, mais dès que je peux les avoir directement, encore mieux. Et il y a cette magie, ce petit truc romantique de ne pas savoir ce qui va sortir.
D’après toi, l’effervescence de ton travail reflète-t-elle aussi le bouillonnement créatif de la scène queer underground ? Comment l’interprètes-tu ?
Je crois que ça vient simplement de mes années d’expérimentation dans la photo, d’un cumul d’expériences. C’est sûr que la pandémie a été une catastrophe pour mon travail et pour celui de tout le monde, plus particulièrement si on parle du milieu artistique et des projets collectifs. Dès que j’ai pu sortir dans la rue, la première chose que j’ai faite a été de prendre des photos ; j’espère que ma pratique continuera d’évoluer.
D’ailleurs, comment est-ce que tu évaluerais les répercussions de la crise sanitaire sur la productivité de la scène queer locale ? De quelle façon a-t-elle été affectée ?
Les conséquences sont hyper négatives. Après il y a toujours cette volonté de faire, du moins c’est mon cas, et les gens avec lesquels je travaille sont conscientisés, donc avoir été confiné·es fait que lorsqu’on sort, on veut tout reprendre. Mais en termes de santé mentale ça a été terrible. Personnellement j’ai remarqué que même en essayant de maintenir mon rythme de travail, de sortir et de ne pas me laisser vaincre par tout ça, mentalement ça m’a coûté deux fois plus d’efforts qu’avant. Et puis en plus de ça il y a beaucoup de personnes de la communauté queer qui se dédient aux arts, qu’iels soient danseur·ses, photographes, réalisateur·rices… Donc tout ça a été très très dur.
Le projet « Seres » avec Lucas Rosa, c’était une occasion de plus pour nous de montrer ce qu’on est, ce que c’est que d’être ensemble.
Arden
En juillet 2020 tu as dirigé avec Lucas Rosa une session de photos pour le projet « Seres », un portrait collectif de seize artistes queers publié par le média i-D Spain. La même année en août on t’a retrouvée dans « Diary Revolutions », pour Metal Magazine, une série de portraits de six femmes diverses, résilientes et résistantes au sein de leurs quotidiens respectifs. En quoi ces deux projets sont-ils représentatifs de l’éthique et de l’esthétique de ton travail ?
On a shooté « Diary Revolutions » le week-end avant d’être confinés. Toute l’équipe était composée de meufs, en termes de concept je pense que ça a été un de mes projets les plus importants, et le casting était très bien pensé. Les personnes qui y ont participé ont été incroyables et se sont beaucoup investies, c’était magique. Pour moi ça a été un moment décisif pour mon travail, c’était vraiment la première fois que je photographiais autant de gens, même séparément. L’idée était de faire une photo de groupe, mais on n’a pas pu le faire à cause de la pandémie. C’était aussi la première fois que je shootais avec un argentique de moyen format. Beaucoup d’éléments nouveaux donc, ça a duré des heures mais la séance a été très inspirante.
« Seres » a été très important aussi parce que c’était la première chose qu’on a faite après le confinement : se voir et prendre des photos. Diriger la session avec Lucas, un grand artiste que j’admire beaucoup et qui a toujours cru en moi, m’a donné une énergie incroyable. Et puis c’était trop bien, presque magique aussi, de rassembler tous ces modèles qui sont des ami·es après avoir été enfermé·es aussi longtemps. Toutes les personnes de l’équipe, des costumes et du make-up étaient queers, c’était incroyable. Je crois qu’on ressentait tous·tes ce truc de « waw, on est enfin ensemble », et c’était une occasion de plus pour nous de montrer ce qu’on est, ce que c’est que d’être ensemble. Et c’était pour nous prouver à nous-mêmes qu’on était sorti·es de là, en mode « les meufs, on recommence tout et on continue d’avancer », et le rendu du projet a été génial.
Ça se voit que ça a été quelque chose de très thérapeutique pour vous tous·tes.
Oui, carrément ! Et on a passé toute la journée à discuter, à prendre des photos, à se toucher les un·es les autres. On sortait d’un long confinement et on ne s’était pas vu·es depuis très longtemps, donc c’était ça oui, une thérapie.
Manifiesto del Ser from SERES on Vimeo.
En mai 2020 tu as assuré la photographie du court-métrage The night we met, d’Aleix Rodón et ensuite en avril 2021 celle de Girl Gang, de Charlie Benedetti. Que t’ont apporté ces collaborations dans le cadre de tournages de courts queers pour le média pornographique XConfessions ?
J’ai fait deux autres courts avec iels, avant celui d’Aleix il y en a eu un autre, et après celui de Charlie, encore un autre, Six tastes of pleasure, d’une réalisatrice queer aussi, Perlita, divine. La première fois qu’on m’a appelée pour travailler avec XConfessions et Erika Lust j’ai presque pleuré. Ces tournages sont pour moi un grand shoot d’énergie, je crois que je ne travaillerais jamais pour l’industrie du porno sans que soit à la façon d’Erika Lust et XConfessions. J’avais déjà fait de la photo pour des tournages de fiction, mais jamais de porno et l’ambiance était vraiment chouette, tout le monde est hyper respectueux·ses et je me suis sentie très à l’aise. Et ça ne s’arrête jamais là, des liens se créent avec les gens de l’équipe, avec les acteurs et les actrices, après le tournage c’est cool de parler avec iels et de les écouter raconter leurs expériences. Les scénarios sont vraiment écrits par des personnes queers ou gay conscientisées qui ne font pas ça pour l’argent. Iels veulent faire quelque chose qui ait du sens, qui marque le public. Pour moi, ça représente un grand apprentissage, que quelqu’un·e ait confiance en ton travail de cette façon, ça fait du bien. J’espère qu’iels me rappelleront parce que c’était vraiment une expérience incroyable.
En juin 2021 tu as commencé à réaliser une série de portraits de personnes et de couples queers avec le photographe Jorge Fuembuena, projet à partir duquel sera probablement publié un livre de photographie. Quelles sont tes perspectives liées à cette nouvelle expérience ?
J’ai eu la chance de rencontrer Jorge pendant ma première semaine à Madrid, lorsque je suis arrivée pour vivre ici. Il m’a écrit un mois et quelques après, on a pris un verre et il m’a proposé ce projet. Jorge a un bagage extraordinaire, une grande réputation qu’il mérite absolument et il avait confiance dans mon travail. Moi je n’arrivais pas à y croire, on a commencé à réfléchir à ce livre ensemble : on traite les personnes queers telles qu’elles sont, il n’y a pas de stylisme, pas de make-up, rien du tout, les gens viennent de la façon qui les représente le plus. On les photographie surtout à Madrid, même si on a pensé bouger un peu. Ce sont des rues plutôt classiques, pour refléter la présence de la communauté et représenter ces nouvelles générations hyper mobilisées. C’est une publication qui n’a pas de date concrète, de toute façon on est très occupé·es tous·tes les deux, surtout Jorge qui voyage beaucoup pour le travail. On y consacre du temps comme on peut, normalement pendant les week-ends, pour l’instant on a une vingtaine de personnes photographiées, on va essayer d’avoir plus du double et ensuite préparer le livre.
Aujourd’hui on pense que parce qu’on voit plus de figures queers à la télé ou dans les pubs, on est en train de vivre une révolution queer. Mais les meufs, ça a toujours existé, la première pride était une manif ! Une manif menée par des femmes transsexuelles noires.
Arden
Récemment j’ai écouté une interview de la rappeuse, documentariste et écrivaine noire, trans et lesbienne Michaëla Danié. Elle faisait allusion au concept intéressant de « beautécratie », désignant l’omniprésence de la beauté normalisée qui régirait nos sociétés contemporaines et la conception moderne de l’individu. Pour terminer, penses-tu que l’art photographique, comme les autres arts performés dans le milieu queers, pourrait remédier à cette « dictature de la beauté » ?
Je crois que l’art en général, en tant que tel et par essence a une dimension revendicative, depuis toujours. Dans tous les systèmes plus ou moins oppressifs, et ils le sont tous, d’une certaine manière, l’art a toujours ce rôle de libération, de revendication, de moyen d’action. Donc la photographie a ce pouvoir-là, particulièrement si tu la dédies à photographier les gens, même si la question après est de rendre visible ce que tu fais. Et puis il y aussi l’intention de ton projet : si tu veux le vendre ou pas, si c’est pour t’exprimer en public ou pour toi de façon plus intime. Si tu veux y dédier plus de temps il te faut un financement, il faut que tu sois soutenu·e par des marques ou en faire ton métier. Mais bon, au-delà de la qualité de ton travail, ton portfolio peut être discriminé parce qu’il est « trop » queer, ce qui est ridicule : si tu peux prendre telle personne en photo, tu peux prendre n’importe qui, et là tu te rends compte qu’on continue à chercher et à prôner cette maudite normativité contre laquelle on lutte de plus en plus.
Ça fait des années et des siècles qu’on lutte, nous on est les premières de rien du tout, mais c’est vrai que, dernièrement, on remarque une évolution. Pas parce que les artistes se focalisent plus sur le milieu queer ou se dédient plus qu’avant à rompre cette normativité, mais ce qui se passe aujourd’hui c’est que les réseaux sociaux ont un rôle important dans la visibilité de la communauté. Si, enfant, tu vivais dans un village, que tu étais queer et que tu voulais t’exprimer d’une certaine façon, tu le faisais seule. Maintenant tu ouvres Instagram et tu vois une autre personne à l’autre bout de la planète, et au moins tu as cette référence.
La révolution ne vient pas de nous, on ne fait que prendre la relève parce qu’il y a encore énormément de choses à faire.
Arden
Est-ce que ça constitue une révolution en soi ?
On ne peut pas nier qu’on vit dans un système capitaliste et que la rue dans laquelle tu marches est achetée par des marques, tu ouvres tes applis et un post sur trois, c’est de la pub, alors bien sûr, les marques ont beaucoup d’influence sur les informations que tu reçois. Mais de plus en plus d’espaces achetés utilisent nos profils, et même s’ils le font dans le but de vendre, ça reflète aussi notre influence actuelle. Sans les réseaux, beaucoup de gens n’accèderaient pas à la communauté. Dans mon cas, là où j’ai grandi, à La Corogne, une grande partie de mon entourage n’a aucun contact avec le milieu queer parce que c’est une petite ville. Et je sais que vu qu’iels me suivent sur Instagram parce que je suis du quartier, iels ont accès à beaucoup de réalités qui existent mais auxquelles iels n’ont jamais vraiment fait attention, parce qu’on continue à critiquer et à discriminer ces identités. Et aujourd’hui on pense que parce qu’on voit plus de figures queers à la télé ou dans les pubs, on est en train de vivre une révolution queer. Mais les meufs ça a toujours existé, la première pride était une manif !
On y revient encore, une manif menée par des femmes transsexuelles noires, la révolution ne vient pas de nous, on ne fait que prendre la relève parce qu’il y a encore énormément de choses à faire. L’art a toujours été un moyen très libre de self-expression qui aide à identifier et visibiliser ces réalités, mais le vrai pouvoir vient de ces personnes qui posent devant l’appareil. Des personnes qui, encore une fois, ont le courage de vivre en incarnant authentiquement ce qu’elles sont, peu importe ce qu’en pensent ou ce qu’en disent les autres.
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Image à la une : « Liberta » © Arden et Jorge Fuembuena