« L’art sauvera le monde », peut-on lire sur le bitume d’un trottoir de Paris. Un peu plus loin dans la même rue, un passant me jette un regard étonné alors que je braque mon appareil photo vers le sol pour emporter avec moi la phrase « Aujourd’hui il faut être absolument moderne », écrite en blanc, au pochoir, sur le bitume sombre. Je continue mon chemin, jusqu’à ce que mon regard s’arrête sur une petite phrase écrite sur un mur dont la peinture part en morceaux, juste sous une plaque rouillée mentionnant « Défense d’afficher ». À cela, un(e) inconnu(e) a ironiquement répliqué : « Je n’affiche pas, j’écris ».
Les rues recèlent de petites merveilles artistiques et poétiques qui passent la plupart du temps inaperçues si l’on ne prend pas la peine de s’y intéresser. De la poésie à laquelle on demeure insensible le plus souvent, pressé que l’on est lorsque l’on arpente une rue : en général, on s’intéresse bien plus à la destination qu’au trajet, et obnubilé par la peur de rater un train, un bus, un tram, par l’appréhension d’être en retard au travail, à la fac ou je ne sais où, par l’impatience d’être de retour chez soi, on passe à côté de ces petits poèmes urbains, qui embellissent la morosité des trottoirs et des murs décrépis et embellissent le regard que l’on porte sur ce qui nous entoure. Lorsque l’on prend le temps de s’arrêter et d’observer les petites traces artistiques laissées dans la rue comme des dessins ou des collages, de lire ces phrases réalisées au pochoir sur le bitume, des phrases sur lesquelles chacun passe sans se rendre compte de ce qu’il est en train de fouler, « L’art sauvera le monde », « Aujourd’hui il faut être absolument moderne », le regard que l’on porte sur le reste change subrepticement. Parce qu’un inconnu nous offre une petite œuvre, une petite pensée, une phrase qui agite l’esprit et qui questionne, pour un temps, notre regard. Des petits poèmes lancés dans la ville ; à charge pour nous de les saisir.
Il s’agit souvent de petites piques subversives contre des règles urbaines, des traits d’humour ironiques qui, avec un peu d’imagination, renvoient à bien plus que ce que l’on perçoit au premier regard. Un feutre suffit pour questionner des interdictions et les tourner en dérision : interdiction de stationner, défense d’afficher… L’espace urbain fourmille de règles, expressément formulées ou tacites, dont nous n’avons plus forcément conscience. Déambuler dans la ville sans destination précise, sans être pressé par le temps, juste pour le plaisir, permet d’être attentif à ces petites traces laissées dans l’espace urbain par des inconnus, des inconnus ayant envie de s’exprimer, et qui exhortent les passants à faire de même : « exprime-toi », « n’ayez pas peur ».
Au-delà de ces phrases qui dessinent les strophes d’un poème urbain, des traces d’art, un art que l’on ne trouve pas dans les musées, sont également disséminées sur les murs des villes. Il s’agit souvent de peintures à la main ou au pochoir, d’affiches, d’autocollants laissés par des mains inconnues, des mains qui prennent cependant parfois un nom : les collages de Fred le Chevalier sont aisément reconnaissables par leur style particulier, tout comme les œuvres de Miss. Tic, celles de Banksy ou le chat jaune peint par M. Chat. Anonymes ou reconnus, ces artistes permettent de tracer un sourire sur les lèvres de ceux qui croisent leurs œuvres, des œuvres qui par leur nature et le lieu où elles prennent place n’ont pas une durée de vie aussi longue que les huiles sur toile pieusement conservées dans les temples muséaux de l’art.
Qu’il s’agisse d’une œuvre de musée ou d’un collage égayant la grisaille d’un mur, la portée est cependant la même, intellectuellement et émotionnellement : la vue de deux violonistes, perdues dans l’espace rectangulaire d’une affiche grise aux bords déjà lacérés, a sur moi un impact considérable, un impact tel qu’il me fait m’arrêter en pleine rue, le regard plongé dans cette affiche, dans cet espace de solitude dans lequel sont enfermées ces deux jeunes femmes, violon au poing, dont le regard déterminé porté vers un au-delà excédant les bords de l’affiche, des bords déjà ouverts et déchirés comme pour mieux exprimer la fuite, m’interpelle et m’emplit d’un sentiment de tristesse, métissé d’espoir et de détermination. Un peu plus loin, un monstre hybride fait de papier, perdu entre chien et calamar dans l’évolution des espèces, ouvre ses crocs sur les parpaings, braque un regard menaçant sur moi qui ose le dévisager, et semble s’enfuir en agitant ses tentacules.
Déambuler dans une ville s’apparente à une aventure. Une aventure au sein de la langue, des mots, des formes, des motifs. Chaque idée instillée par des phrases laissées sur le bitume, chaque impression donnée par des collages offerts sur les murs, chaque sentiment éveillé par des dessins au pochoir sur les surfaces urbaines, sont autant de nouvelles façons d’expérimenter la ville. Parce que chaque forme d’art et de poésie est un bouclier contre le déprimant quotidien, contre la morosité ambiante, contre l’exigence de rapidité de plus en plus prégnante. S’arrêter et regarder un hibou dessiné au pochoir qui vous observe passer, imperturbable, sourire à la vue d’une réminiscence de Mai 68 tracée au feutre sur un panneau, contempler deux violonistes perdues dans une étendue de parpaings, réfléchir à la définition de la modernité ; autant de manières d’appréhender différemment l’environnement urbain, grâce aux traits artistiques, poétiques et humoristiques disséminés un peu partout dans les villes par des artistes improvisés ou d’autres déjà reconnus. Comme le disait Arthur Cravan : « Dans la rue, on ne verra bientôt plus que des artistes, et on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme* ». Et c’est tant mieux.
Suzy PIAT
* CRAVAN Arthur, Maintenant, n°4, mars-avril 1914, cité dans TRUONG Nicolas, Projet Luciole, Pantin, Venenum Éditions, 2014, p. 39.
Super article , ça m’a fait plaisir de retrouver ces petits graffitis qui ornent tous les recoins de Rennes. Il ne manquait plus qu’un petit clin d’oeil au mec qui accroche des déchets sur les murs de la ville de Rennes et qui , tous les jours , recommence alors que les précédentes sont inlassablement retirées par les services de nettoyage . J’aime regarder son visage souriant , car il n’est jamais très loin de ses oeuvres , qui contraste avec la tête étonnée des passants qui ne comprennent pas pourquoi il y a des déchets accrochés aux murs .