Drifted est le premier film d’Emilie Lesgourgues avec Aloïse Sauvage, pour la première fois en rôle principal. Réflexion sur l’absence, la perte et la résilience, le court-métrage met en scène une chorégraphie intense, accompagnée de la bande originale de Pierre Desprats et Calling Marian. Transe hypnotique et ensorcelante, la danse conduit à une catharsis finale qui laisse présager tout le talent d’Aloïse Sauvage à l’écran. Rencontre avec la réalisatrice.
Manifesto XXI : Pour ce film tu as décidé de travailler avec Aloïse Sauvage (Interview ici), comment s’est fait ce choix ?
Emilie Lesgourgues : Travailler avec Aloïse a été un choix assez instantané et naturel dans mon processus de création.
Je venais de voir 120 Battements par minutes de Robin Campillo (Interview ici) où elle interprète le rôle d’Eva, en charge de faire respecter l’ordre pendant les réunions menées par l’association Act Up-Paris.
Depuis, elle gravitait dans mes pensées, et puis je suis tombée sur son compte Instagram de manière totalement random. J’ai été fascinée par la force qui se dégageait des extraits de performances qu’elle postait. En écrivant ce film, c’était une évidence, je ne voyais qu’elle pour ce rôle, c’était une sorte de coup de foudre, il s’est passé quelque chose de fort, et tout s’est construit naturellement en même temps. Je pense que si elle n’avait pas accepté, je ne l’aurais probablement pas fait.
Aloïse Sauvage était-elle une condition sine qua none du film ? Une pierre angulaire ?
Oui, complètement, pour moi le film repose entièrement sur elle. Elle est la pierre angulaire de ce projet à laquelle s’est ajouté au fur et à mesure toute mon équipe technique. Le film s’est écrit et a été construit avec elle du fait de son rôle principal et autour d’elle, du fait de son énergie, pendant toute la réalisation et la fabrication, il a grandi et évolué à travers elle. Il s’inscrit dans un espace-temps avec elle. Il a marqué une période de nos vies.
On découvre dans ce court métrage un talent à l’écran que l’on connaît encore peu d’Aloïse Sauvage. Comment ce personnage fort, intense, à cheval entre intériorité et passion s’est-il forgé ?
Ce personnage était celui que j’avais écrit, il était ancré en Aloïse, je voulais juste qu’il sorte, qu’il s’exprime et qu’il explose dans ce film.
J’avais senti cette force en elle, il fallait qu’elle bascule dans cet état, dans cette sorte de transe. Ce qui a été extraordinaire c’est qu’elle avait exactement ressenti ce que je voulais exprimer, je n’ai pas eu besoin de la rattraper, elle m’a donné le meilleur et même plus encore.
Un point sur la musique : on a deux invités d’exception, Calling Marian (Interview ici) et Pierre Desprats. Quelle était l’intention derrière cette bande son ? Comment as-tu travaillé avec eux ?
À la base j’avais écrit ce film sur un morceau de Nils Frahm, ‘’Says’’, je voulais surtout ce piano de fin qui s’emballe pour la séquence d’explosion et de sortie finale.
En dérushant mes images avec mon chef monteur, Maxime Gillier, j’écoutais la BO du film Les Garçons Sauvages de Bertrand Mandico (Interviews ici) composée par Pierre Desprats. La combinaison des deux était tellement belle que j’ai décidé à ce moment de travailler avec Pierre. Ça a été une révélation, comme mon choix pour l’interprétation du rôle avec Aloïse.
J’étais heureuse de partager ce film avec Pierre, c’est une personne aussi fascinante qu’Aloïse. Je le remercie encore pour son soutien, sa patience et sa disponibilité.
Nous avons monté le film avec des extraits de cette BO et avec un morceau composé par Pierre sous son alias ‘’Karelle”. Une fois le montage terminé, j’ai voulu aller plus loin et explorer autre chose, je n’étais pas complètement comblée. J’ai alors contacté Calling Marian, que j’avais rencontrée lors de soirées quelques mois plus tôt.
J’étais à la recherche d’une corporalité, d’une intimité et d’un équilibre parfait entre image et son.
J’ai décidé de créer une nouvelle bande-son entièrement avec elle, et puis finalement, j’ai fait le choix de travailler avec ce duo Pierre/Marianne.
Pour la BO de Drifted, l’un ne pouvait pas fonctionner sans l’autre. Ce n’était pas prévu, ça a été une des dernières décisions sur la fabrication du film.
Mon intention était d’avoir une bande-son décousue, en correspondance avec la narration qui ne prenait pas la place sur les images mais qui devait les accompagner, ajouter de la texture, de la force et de la sensation. J’étais à la recherche d’une corporalité, d’une intimité et d’un équilibre parfait entre image et son.
La danse semble ici témoigner d’un tourment. En quoi le mouvement est-il l’expression d’un état intérieur ? Comment est née cette chorégraphie ?
Le mouvement est pour moi l’expression d’un état intérieur car il lie les pensées avec le corps. Il est pour moi la traduction la plus sincère d’un état.
Une tristesse, une joie, une peur, une émotion, une sensation quelconque est forcément traduite par le corps avec un mouvement. Le corps palpite, se tord, se tend, se crispe, se déforme, surtout quand il arrive à un stade très intense, quand c’est trop pour contenir, jusqu’à l’explosion.
Le manque d’une personne est à l’origine du mouvement dans ce film. Il est l’élément perturbateur qui plonge notre personnage dans un état second, entre désolation et espoir, avec cette volonté de se libérer et en même temps tiraillé par l’envie de rester suspendu dans cet espace-temps figé, rongé par la douleur.
C’est l’histoire d’une lutte, un combat intérieur, tellement fort que le corps va entrer dans une sincère et véritable transe.
La danse est donc le moyen d’exprimer ce tourment, de l’équilibrer et de le combattre. De la même manière qu’un boxeur sur un ring, le corps crée une chorégraphie en s’exprimant, en prenant le dessus, en étant incontrôlable.
Pour travailler la chorégraphie, j’ai créé une playlist avec différentes musiques, de genres et émotions différentes et nous avons travaillé quelques mouvements de base avec Aloïse ensemble. Pour le reste, j’ai laissé la place à l’improvisation. Sur le tournage, nous avons mis plusieurs de ces musiques et j’ai laissé carte blanche à Aloïse. J’avais totalement confiance en elle.
Trois lieux, un seul personnage, la nuit. Peux-tu nous parler de ce décor ? Que représentent ces lieux, intimidants, hostiles, mais à la fois hautement évocateurs ?
Le choix d’avoir un seul personnage était assez évident, je voulais que l’on prenne le temps de se concentrer sur Aloïse, de rentrer dans son intimité, sa douleur et qu’on l’accompagne entièrement. Ajouter un élément extérieur aurait, je pense, faussé cette relation avec elle.
Il y a en effet seulement trois lieux. L’appartement est pour moi un espace suspendu, douloureux, de contemplation et de réflexion lié à ce passé bouleversant et au manque.
Nous avons travaillé la décoration de sorte à créer un lieu dérangeant, hostile, inconfortable. Les points de lumière sont perturbants, les meubles sont près du sol, les objets ne sont pas à leur place, la télévision grouille, la tapisserie est sombre et pesante, le lieu paraît humide et froid.
Le tunnel, à l’opposé, malgré son obscurité et son hostilité devient progressivement la traduction de ce mouvement d’espoir. Il accompagne notre personnage, le fait évoluer et le libère.
Entre les deux, il y a un lieu transitoire suspendu qui fait le lien et le pont entre l’appartement et le tunnel. Je voulais que l’on ressente cette dualité entre ces deux lieux, et que l’on fasse une ‘’pause” lors de la transition, une pause visuelle et émotionnelle, afin d’équilibrer le film. La nuit, quant à elle, accompagne cette sensation de perte de repères spatio-temporels.
Le format court est un défi pour la narration. Choisir de filmer une chorégraphie a-t-il permis d’explorer cette durée au maximum ?
Étrangement non, ça a rendu le processus beaucoup plus complexe. Il a été très difficile pour moi de sélectionner les fragments de ses chorégraphies. Tout était parfait, tout avait du sens, mais chaque mouvement, chaque expression exprimait un état différent, une sensualité, une violence. J’avais peur que la chorégraphie prenne malgré moi la place sur ma narration. Je ne veux pas que ce soit un film de danse, un film de performance. C’est une performance de danse mais aussi et surtout de jeu. Aloïse est surprenante juste par sa prestance et son incarnation. La danse n’est finalement qu’un détail et un prétexte. Elle est un pont commun qui relie les lieux, qui libère le corps, équilibre les tourments, elle est finalement le moyen de résister.
Le clip est-il un format qui t’intéresse ?
Oui, le clip est un format qui m’attire et me passionne depuis toujours et dans lequel j’évolue actuellement et depuis quelques années. C’est un format court qui permet une grande et infinie plage d’expression, une liberté narrative et technique. C’est passionnant et stimulant.
Le point de départ de mon processus de création pour tous mes projets est la musique.
Pour moi, la musique ne peut pas vivre seule sans être accompagnée d’images et vice-versa.
Dans le cas du court-métrage comme Drifted, je compose une playlist de musique qui m’accompagne pendant toute la création jusqu’à la finalisation du film.
Elle me permet de me concentrer, me canaliser, m’exprimer et aussi de conserver une trace dans le temps de ces instants et de mes projets. Je suis toujours heureuse de découvrir à nouveau une playlist qui m’a marquée à une période donnée.
Un processus de catharsis se met en place au fur et à mesure du film. On termine sur une « petite mort », avec toutes les connotations que cela peut avoir. Comment vous avez travaillé sur cette tension constante qui se dissout à la fin ?
J’ai eu la chance de travailler aux côtés de Mélodie Preel, ma directrice de la photographie. Nous avons étudié avec précision tous les procédés visuels, l’esthétisme du film, le rythme, les cadrages, la composition de la lumière, les positions des objets et d’Aloïse, et ses mouvements, afin que l’on ressente naturellement ce crescendo narratif.
Toute cette réflexion visuelle à été appuyée lors de l’étalonnage avec Kevin Le Dortz. Les couleurs ont été choisies minutieusement afin d’obtenir une cohérence narrative.
J’ai fait le choix de ne pas écrire de dialogues ni de voix off alors il fallait que visuellement et musicalement ce soit impactant et évident.
On entre dans un appartement, lieu de son intimité, du manque, on découvre un personnage perturbé, on vit la transformation et l’explosion avec lui et on en sort en quittant le tunnel. C’est une sorte de boucle, de cycle logique.
Le montage alternant appartement et tunnel est de plus en plus déséquilibré, l’un prend la place progressivement sur l’autre, après le basculement central, pour laisser au tunnel l’ultime place.
La caméra est au début plutôt stable dans le tunnel et fixe dans l’appartement puis elle devient de plus en plus organique et perturbée. Elle suit l’évolution des mouvements du corps d’Aloïse.
On découvre Aloïse dans son appartement plutôt décadrée, elle rentre progressivement jusqu’à devenir complètement présente.
Aussi, en parallèle, c’est pour ça que l’équilibre entre les images et la musique a été un véritable challenge à trouver.
La tension se construit et se concentre avec tous ces éléments réunis. On termine sur une petite mort, mais aussi sur une fin ouverte, on peut imaginer qu’elle trouve une sorte de résilience, si elle arrive à en sortir, si l’on arrive à s’en sortir avec elle.
Je remercie toute mon équipe qui à été extraordinaire et avec qui j’ai pris beaucoup de plaisir à travailler et échanger. Je me suis sentie très entourée et en totale confiance.
Je suis très touchée et heureuse d’avoir fait naître ce projet et de l’avoir menée jusqu’au bout.