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Agir pour le vivant (1/3) : surprise décoloniale chez Actes Sud

Agir pour le vivant (1/3) : surprise décoloniale chez Actes Sud

Manifesto XXI s’est déplacé à Arles du 24 au 28 août pour couvrir la deuxième itération d’Agir pour le vivant, le festival écologiste all stars organisé par les éditions Actes Sud. Sur une semaine sont convié·e·s artistes, scientifiques, philosophes, activistes, à partager leurs actions et leurs points de vue ainsi qu’à travailler en résidence. On y retrouve le penseur décolonial Felwine Sarr et l’Agence française de développement ; l’anticapitaliste vedette Alain Damasio et un fonds d’investissement « finance verte ». Intriguée par cette programmation à haut coefficient de friction, notre reporter philo Anne Plaignaud est allée assister aux débats qui s’annonçaient chauds comme le rapport du GIEC. Ici le premier épisode d’une série de trois, où l’on visite les déploiements écologistes de la pensée décoloniale.

Les éditions Actes Sud sont un drôle d’acteur dans la culture française. D’un petit « atelier de cartographie thématique et statistique » (ACTeS) installé dans la vallée des Baux, en Provence, la famille Nyssen a développé une maison d’édition majeure, toujours à l’avant-garde de la littérature française – forte de plusieurs prix Goncourt – et de traductions étrangères, maintes fois Prix Nobel. Mais la relation au territoire, héritée des origines, y reste centrale. Un choix qui se vérifie dans son implantation dans le pays d’Arles, ainsi que dans son militantisme écologique. De là vient le festival Agir pour le vivant, qui invite depuis 2020 des écrivain·e·s de la maison à débattre et soutenir plus de cent personnalités à l’engagement écologiste.

Une écologie à multiples visages

Au cours de six résidences, activistes, artistes et scientifiques lancent des initiatives d’action territoriale au long cours en France et à Dakar, vers l’engagement de la jeunesse et celui des entreprises. Ce sont aussi des dizaines de discussions publiques et de projections à propos de l’urgence écologique : « Il nous faut des récits qui portent ces questions. Car les transformations se sont toujours faites avec les récits », déclarait Françoise Nyssen à propos de la première édition du festival.

Personnage étonnant, elle porte son combat en brassant les genres : éditrice, businesswoman, écologiste, ministre de la Culture sous Édouard Philippe, revendiquée de gauche, propriétaire foncière par son mari Jean-Paul Capitani. Un éclectisme explosif que l’on retrouve dans la programmation gigantesque du festival.

Philippe Zaouati, DG de Mirova, fonds d’investissement « référence de la finance durable », est mécène et partie : sorti de son panel sur « la nouvelle civilité financière », il préside le dîner. Françoise Nyssen le remercie de son apport financier au festival et lui demande quel est son premier souvenir de rencontre avec le vivant. Il répond qu’il ne répondra pas, mais que c’était la première fois qu’il a vu un aigle voler et qu’il a été irrémédiablement saisi par sa majesté. Il ne nous le dira pas, nous dit-il, de peur que, pour un banquier, ça fasse trop cliché. Mes deux voisin·e·s, jeunes activistes invité·e·s en résidence, sont légèrement exorbité·e·s. Iels sont invité·e·s par Extinction Rebellion, mouvement international de désobéissance civile contre l’effondrement écologique. Folklo.

L’écologie décoloniale

Nyssen, ex-collaboratrice d’Emmanuel Macron, envoie un signal fort. En cette année pré-électorale où le gouvernement, en échec sur sa politique en matière de recherche et d’Éducation supérieure, a jugé pertinent d’allumer un contre-feu grotesque en qualifiant la pensée décoloniale « d’islamogauchisme », Agir pour le vivant prend position. La journée entière est consacrée à la philosophie décoloniale et anticapitaliste – au milieu de laquelle on a retrouvé Rémy Rioux, DG de l’Agence française de développement, venu courageusement défendre sa mission.

Felwine Sarr et Séverine Kodjo-Grandveau, philosophes, tapent direct dans la critique décoloniale du discours écologique en s’attachant à déconstruire la notion d’anthropocène. Cet outil indique « l’ère de l’homme », l’époque géologique qui se caractérise par la vie humaine et tous les changements climatiques qui en résultent. C’est, dit Sarr de façon à peine voilée, une notion de théoricien blanc, dans une entreprise de décolonisation de nos systèmes de pensée, même de ceux que l’on pense critiques. En effet, toutes les civilisations ne se comportent pas sur la croûte terrestre comme si elles étaient chez elles. Sarr milite plutôt pour une notion de « capitalocène ». C’est l’homme capitaliste, plutôt qu’une homogène race humaine, qui détruit notre habitat et notre espèce. La finance verte est bien loin. 

Séverine Kodjo-Grandvaux anime la journée de rencontre « Dessiner un nouvel humanisme ». De gauche à droite : Séverine Kodjo-Grandvaux, Frederic Worms, Myriam Mihindou, Samy Tchak pour le panel « Un humanisme animiste ». © Agir pour le vivant
Une exploration sensible de l’habiter colonial

La discussion suivante porte sur « L’habiter colonial aujourd’hui ». Kodjo-Grandvaux propose une définition habile de l’habiter-colonial : « Un monde où l’on vit pour certain·e·s, dont on vit pour celles et ceux qui en ont le profit ». Parfait Akana travaille à l’Université de Yaoundé sur la santé et la santé mentale au Cameroun et explique comment les Camerounaisˑeˑs ont été aliénéˑeˑs de leur autonomie de soin. Il cite une circulaire de 1917 qui fait de la pratique traditionnelle un délit : « L’indigène crée l’insalubrité autour de lui par le fait même de sa présence, de son existence et des conditions de sa vie sociale. » Akana documente avec ses étudiantˑeˑs comment le paysage botanique et médical du Cameroun est toujours lacéré de ce « mode d’habiter indigène qui est un déficit, un manque qu’il faut combler »

Puis Lauriane Lemasson, ethnomusicologue, raconte ses expéditions en Patagonie. Elle explore les traces du premier génocide industrialisé avec fours crématoires de l’Histoire, au tournant du XXe siècle. Celui des populations selknam, yámana, alakaluf et hausch. Le Chili et l’Argentine cédaient alors toute la Terre de Feu à des éleveurs de moutons ; et pour ces deux pays, une vie d’indigène valait moins que celle d’une tête de bétail. Suite à cette épuration, ces populations se sont trouvées rayées des registres et des mémoires. Pourtant, Lemasson a trouvé les descendant·e·s des rescapé·e·s qui s’étaient assimilé·e·s dans les terres plus au nord. Invisibles car les autorités et les anthropologues refusent de reconnaître leur héritage indigène. Apparemment, le Blanc l’emporte.

Cette histoire est aussi notre histoire. Au même moment, des scientifiques occidentaux ont pensé avoir trouvé le chaînon manquant chez ces civilisation entre l’homme et l’animal. Devant la résistance des populations à se soumettre à toutes sortes de tests destinés à prouver la théorie de l’évolution, nos aïeux se sont tout simplement servis dans les sépultures et ont ramené les pauvres dépouilles en Europe. Nous les détenons toujours otages, ils gisent notamment au Musée de l’Homme à Paris. Certains descendants ont formulé une requête au Musée pour récupérer leurs morts. Refusée en 2019 par la direction actuelle : « Bien que légitime, votre demande ne constitue pas une priorité ».

Aujourd’hui, la Patagonie est toujours une immense réserve de bétail appartenant aux descendant·e·s des génocidaires. Le territoire est privé, au sens de la propriété privée comme au sens du manque, du nom confisqué. Lemasson raconte : « Je ne peux pas nommer les lieux. Avant s’élevait la montagne du nid de la déesse chouette. Maintenant, il n’y a qu’une montagne parmi les autres, sans nom. Tout est anonyme autour de moi. » Les noms, les cartes, sont partis avec les mort·e·s. Ne laissant aux descendant·e·s plus que des vides, à remplir à force de souvenirs et de recherches. Notamment au sein de l’association Karukinka, qui capte photos, cartes et surtout paysages sonores. Séverine Kodjo-Grandvaux conclut la discussion par cette évidence, pourtant jamais concédée dans le discours public : « L’habiter colonial perdure toujours aujourd’hui. » 

Terre de Feu, 2013 © Lauriane Lemasson
Comment soigner, comment continuer ?

Une discussion qui continue dans le panel « Le temps du soin ». On développe la notion de care pour consoler ces intolérables lacérations capitalistes et coloniales. La philosophe Nadia Yala Kisukidi, notamment, nous expose son concept de « laeticia africana », la joie africaine. Elle ne cède pas à la mort, pas à la mélancolie. Au contraire, elle se demande : comment maintenir la vie dans la crise ? La réponse se trouve peut-être chez l’utopiste Ernst Bloch et ses rêves éveillés. Les indépendances africaines ne sont pas des échecs continus, mais une incessante fabrique de rêves éveillés. Tout n’est pas mort, même si c’est irréparable. En cela, laeticia africana n’est pas une résilience, qui peut tout réparer ; ce n’est pas un optimisme, qui évacue la mort. C’est une modalité de vie, une modalité de joie, et les deux apparaissent comme deux faces d’une même pièce. Tout le monde est visiblement très ému.

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La force humaniste de l’animisme

La discussion se conclut sur un point d’orgue philosophique, le panel « Un humanisme animiste », où Sami Tchak fait tomber le tabou d’une rationalité magique et métamorphique – impossible pour l’entendement humain occidental, socle de nos sociétés depuis les Lumières. En Afrique parfois, les vieilles personnes se transforment en oiseaux ; et si on ferme la porte avant qu’elles ne rentrent, on les retrouve sur le toit. Ça arrive, c’est un fait, c’est là ; et quel que soit ce phénomène, une rationalité qui évacue les faits échoue à comprendre le monde.

Sami Tchak repense la place de l’humain : il est au centre de son monde, il n’est pas le centre du monde. À partir de là, on peut commencer à réfléchir aux liens qui nous unissent au vivant. Bien au-delà de discours écologistes un peu naïfs, cette discussion n’a pas peur de poser notre radicale singularité, les dégâts qu’elle a causés et la responsabilité que nous avons vis-à-vis d’un monde que nous faisons exister puisque c’est le nôtre ; mais qui existe aussi sans nous.

Performance animiste avec Myriam Mihindou, artiste, et Jean-Luc Raharimanana, poète et ethnolinguiste malgache. © Benjamin Cayzac / Agir pour le vivant
Un débat capital

Agir pour le vivant offre une plateforme unique à la question décoloniale. Elle devrait être centrale dans les initiatives écologistes et pourtant peine à se faire une place dans le débat public. À cause de la discrimination qu’elle subit en France, elle se construit dans des cercles de réflexion qui restent souvent hermétiques à la sphère publique. En effet, le potentiel révolutionnaire de cette pensée fait peur à un système dit « républicain », raciste et extractiviste, mis face à son propre insuccès. Nous vous conseillons donc chaudement de saisir l’occasion d’écouter les replays de ces conversations. Et pour aller plus loin, de lire Une écologie décoloniale par Malcom Ferdinand, engagé sur les Outre-mer et la chlordécone. Ou encore @lilnativeboy sur Instagram, qui agrège les luttes des Américain·e·s natif·ve·s sur la protection de leurs terres, leur accès à l’eau, à la santé ou à la justice. 

Après la grosse surprise décoloniale de ce mercredi, la suite du programme s’oriente vers la relève écologique. Je rencontre la résidence « Les jeunes pour le vivant » et j’embarque vers le Domaine du Possible, école et terrain éco-agricole des Nyssen-Capitani situé dans la campagne arlésienne. Cela tombe bien car commence à poindre un aiguillon persistant. Celui de se sentir bien loin de la terre et du public arlésien ; alors que résonnent sans cesse les mots « territoire » et « citoyenneté ». Comment articule-t-on les théories écologistes et les réalités territoriales ? Qu’est-ce que cela signifie, explorer les sorties du capitalisme dans un festival sponsorisé par de prospères bienfaiteurs ? Ce sont les questions que l’on se posera dans la deuxième partie de cette série : « Que faire de nos contradictions ? »


Réécouter toutes les rencontres en replay ici

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