Anciennement bassiste au sein du trio Theodore, Paul et Gabriel, Theodora quitte le groupe début 2014 afin de se consacrer à un projet solo. En mars 2016, elle dévoile un premier EP, Let Me In, dont on vous parlait déjà ici. Après avoir pu découvrir son live au Café de la Danse dans le cadre du festival Clap Your Hands, nous avons eu l’opportunité de la rencontrer pour lui poser quelques questions sur cette nouvelle aventure musicale.
Manifesto XXI – Comment s’est passée la transition entre ton ancien groupe Théodore, Paul et Gabriel et ton projet Theodora ?
Theodora : Alors j’ai débuté la basse à 14 ans, et j’ai tout de suite commencé à jouer dans un groupe de hard-rock, dans lequel je suis restée 4/5 ans. J’ai rencontré les filles de TPG quand j’avais environ 18 ans, et la transition s’est faite très naturellement, parce que c’était quand même plus mes influences. J’ai joué avec TPG pendant six ans, et l’essentiel de ce que je sais à ce jour musicalement et du milieu de la musique, je l’ai appris à leur côté. Sinon j’ai toujours écouté plein de styles différents, beaucoup de musiques électroniques, un peu de rap, de hip-hop… et j’avais envie depuis longtemps d’essayer autre chose. Et c’est vrai que c’était compliqué de concilier les deux, il a fallu faire un choix à un moment donné. Du coup j’ai commencé à geeker un peu sur les logiciels de son, et j’ai découvert que j’aimais beaucoup aussi être toute seule, face à moi-même, face à certaines envies… pour créer. Je me sentais plus décomplexée, plus dans mon désir en fait, et c’était peut-être ce qui me manquait avant, où je me sentais surtout bassiste, arrangeuse, et side support plutôt que vraiment leadeuse. Je ne me sens toujours pas particulièrement leadeuse aujourd’hui, mais ce qui est sûr c’est que chaque chanson provient d’un désir profond, ce qui est très important pour moi.
Manifesto XXI – Tu as donc essentiellement appris la musique en autodidacte et sur le terrain ?
Theodora : J’ai vraiment toujours appris sur le tas ou toute seule… Par exemple, je ne fais du synthé que depuis trois ans. Avant, j’ai composé quelques chansons avec TPG à la guitare, et je ne me sentais pas hyper à l’aise, puis ensuite avec le synthé je me suis rendu compte que c’était beaucoup plus ma manière de composer, donc depuis, j’approfondis ça. J’ai aussi creusé du côté de la production musicale, et aujourd’hui c’est vraiment ce à quoi j’aspire, aller le plus loin possible seule dans le processus de création d’un morceau.
Manifesto XXI – Et justement ce premier EP que tu viens de sortir, qui l’a mixé, produit… ?
Theodora : Pendant la tournée avec TPG, j’ai rencontré Rémi Alexandre, et quand j’ai quitté le groupe on s’est revus, j’étais en train de bosser sur des maquettes, et il m’a proposé de venir les enregistrer dans son studio. Donc on a enregistré quatre morceaux de l’EP ensemble, et puis comme je progressais aussi petit à petit, j’ai fait la reprise de Jolene seule, pour un petit film indé. En tout cas c’était vraiment enrichissant de travailler avec Rémi, un passionné, avec de l’expérience, et il m’a apporté une certaine confiance en moi dont je manquais beaucoup. Mais j’ai bien aimé travailler seule aussi, et j’aimerais creuser cette voie de l’autonomie.
Manifesto XXI – Est-ce que tu t’inspires beaucoup de la scène des bedroom producers, des producteurs électroniques émergents ?
Theodora : Mon idole en ce sens, même si ça remonte, ça reste Missy Eliott. Sinon dans les artistes émergents je dirais Oklou, c’est vraiment intéressant ce qu’elle fait, c’est assez radical, j’aime bien, sinon Thylacine, King Krule, Blood Orange, Big Black Delta… enfin pas mal d’artistes, en fait de plus en plus d’artistes produisent seuls et je trouve ça chouette. Même il y a quelques années tout ce qui est grimes… Austra aussi je pense qu’elle travaille pas mal toute seule… Évidemment Christine & The Queens aussi, elle a modifié quelque chose, et à une échelle très globale. Je suis très curieuse de voir comment elle va évoluer, ce qu’elle va apporter, parce que je la perçois comme une tête chercheuse, quelqu’un d’assez cérébral, en quête tout le temps de quelque chose, insatiable un peu, elle m’inspire quelque chose de stimulant, d’innovant.
Manifesto XXI – Donc tu es quand même pas mal inspirée par la scène nationale ?
Theodora : Oui, mais c’est vrai quand même que j’ai très envie d’avoir la chance peut-être de bouger de France, d’aller en Scandinavie, de faire de la musique là-bas, en Allemagne… L’idée de bouger avec la musique me stimule énormément. Des expériences comme celle de Thylacine avec son album Transsiberian, je trouve ça extraordinaire, c’est vraiment une aspiration pour moi.
Manifesto XXI – Theodora, c’est un projet où d’un point de vue communication et marketing tu es seule, mais sur scène vous êtes deux, pourquoi ?
Theodora : En fait je ne me voyais absolument pas être seule sur scène, c’est pourquoi je me suis associée à Zoé, batteuse de formation (notamment dans le groupe Demi Mondaine). Je l’ai rencontrée lors d’un blind date, un truc où on faisait de la musique dans le noir au Studio Bleu, avec entre autres Vale Poher, la chanteuse de Mensch. J’ai beaucoup aimé le jeu de Zoé, du coup je lui ai très vite proposé de venir jouer avec moi. À la base elle touchait un peu à tout mais elle ne faisait vraiment que de la batterie sur scène, et moi je lui ai demandé de faire du clavier, des percus, de chanter avec moi… On s’est entraînées pendant longtemps pour que ça donne quelque chose.
Manifesto XXI – Est-ce que Zoé a une implication dans le processus créatif ?
Theodora : Ce qui est sûr c’est que je la concerte toujours, et de plus en plus, j’ai tout à fait confiance en elle, j’adore son oreille. Après c’est quand même moi qui compose et qui écris, mais de plus en plus j’ai envie de l’inclure dans le processus créatif, jusqu’à un certain point. Le cœur de la composition resterait de mon ressort, mais j’ai envie qu’elle apporte sa touche d’arrangement.
Manifesto XXI – Est-ce que tu peux décrire un peu votre set up en live ?
Theodora : Il y a trois claviers, une basse, un pad SPD-S, une conga (très importante, qui s’appelle Nabila), et il y a aussi des séquences qui tournent grâce à un ordinateur, déclenchées par un launchpad.
Manifesto XXI – De quoi t’es-tu inspirée pour créer l’univers de Theodora ?
Theodora : Ce qui est certain, entre autres influences, c’est que j’ai énormément écouté de new wave anglaise et américaine. J’ai été très marquée par les sonorités des années 80, parce que c’est vraiment ce qui me transportait entre 14 et 18 ans.
Manifesto XXI – Tu es quelqu’un de nostalgique ?
Theodora : Je suis quelqu’un de nostalgique d’une époque que je n’ai pas connue, puisque je suis née en 1989… Mais effectivement j’aurais rêvé être adolescente dans les années 80.
Manifesto XXI – Est-ce que tu es particulièrement attachée à l’analogique ?
Theodora : Honnêtement non. Je trouve ça beaucoup plus agréable de bidouiller sur un vrai synthé, mais pour une question de moyens je ne peux pas vraiment me le permettre, donc j’ai de bonnes émulations sur mon ordi, et j’y trouve mon compte. Le ressenti n’est sûrement pas le même au moment de la composition, mais à l’audition du résultat je trouve que la différence n’est pas flagrante.
Manifesto XXI – Quelles sont tes influences vocales ?
Theodora : La personne qui me touche le plus dans le timbre de voix et les textes c’est Léonard Cohen. Sinon j’aime bien la manière qu’a Chinawoman de poser sa voix. J’aime bien les voix graves en général, c’est le registre que j’essaie d’exploiter aussi.
Manifesto XXI – Et pour les textes, est-ce que tu as des processus particuliers d’écriture ?
Theodora : Oh ben… après une bonne rupture… on a plein de choses à dire ! (rires) En général je compose d’abord les accords, puis je trouve une mélodie sans texte, en faisant du yaourt, comme plein de gens, et le texte vient à un autre moment. Je rêverais d’écrire des textes un peu fleuve, mais j’y arrive moyennement, finalement quand j’écris une chanson, c’est souvent très obsessionnel, il y a une phrase qui revient. Souvent j’essaie de trouver la quintessence d’un état, à travers une phrase ou deux, et chaque chose est très très sentie, ce n’est pas juste pour faire une rime, je pense qu’il faut que ça vienne profondément de l’intérieur.
Manifesto XXI – Et pour la composition de la musique ?
Theodora : Je me mets devant le clavier, je trouve des accords, puis j’ai une petite mélodie qui arrive, je me dit tiens c’est sympa… puis il y a quand même des mots, souvent c’est mû par une émotion, par quelque chose d’assez fort, quand je me mets devant le clavier je ne le fais pas juste machinalement. Je le fais tous les jours, mais parce que tous les jours il y a au moins un moment où une vraie émotion me traverse. Et ça en fait je trouve que c’est hyper dur à garder. J’ai l’impression que quand tu es dans la vie hyperactive, par exemple en tournée ou en promo tout le temps, ça doit être très difficile de conserver l’inspiration, tant dans la composition qu’en concert, de garder le truc un peu miraculeux, un peu primaire, de ne pas être dans le contrôle, dans un personnage que tu vas toujours redonner. Je trouverais ça très triste de perdre ça. Et même parfois tu ne l’as pas, et je trouve ça dur, ça écœure de ne pas arriver à être dedans alors que c’est ce pour quoi tu vis. Mais pour en revenir à la composition, une fois que j’ai assemblé ce qui me semble être un peu une chanson, j’enregistre la grille, puis très vite je commence à trouver une rythmique et une basse, car c’est vraiment de là que je viens, j’ai besoin de cette assise-là, et une fois que j’ai ça je peux trouver un texte, mais j’ai besoin d’avoir le texte assez vite quand même car sinon je ne comprends pas ce que je veux dire. Puis ensuite j’arrange.
Manifesto XXI – Et ensuite c’est toi qui décide ce que vous allez jouer respectivement en live avec Zoé ?
Theodora : Oui. J’avais tendance à mettre beaucoup de choses dans les séquences au tout début, mais là on enlève de plus en plus pour jouer le plus de parties possible, et puis pour qu’il n’y ait pas trop de lignes en tout, pour que ça reste épuré.
Manifesto XXI – Tu as l’air de manière générale assez ouverte sur la manière dont va évoluer ton projet musical ?
Theodora : Oui, le tout c’est de suivre son désir et son plaisir à faire de la musique, c’est la seule chose, et je pense que ça, ça évolue tout le temps.
Manifesto XXI – Est-ce que tu trouves qu’aujourd’hui, avec l’industrie musicale telle qu’elle existe, c’est possible d’être éclectique, innovant… et de s’en sortir ?
Theodora : Il y a toujours la problématique économique de comment vivre correctement de la musique, donc ça implique de proposer quelque chose qui ne soit pas uniquement auto-centré, mais qui puisse parler à plein de gens, j’aime bien cette idée-là, même si je pense qu’il faut aussi rester assez radical. Je pense que tu peux être radical et toucher des gens, ça ne me semble pas incompatible, car si à un moment donné tu es vraiment dans ton désir à toi, je pense que plein de gens peuvent y être réceptifs. Il ne faut pas être dans la demi-mesure en tout cas. Après je pense que c’est toujours bien d’avoir une ou deux chansons qui nous reflètent mais qui rassemblent, je trouve que l’idée de tube n’est pas à rejeter. Il y a des gens pour qui dès que tu fais quelque chose qui marche, c’est fini. Par exemple le basculement entre : t’es hyper indé, tout le monde te respecte, puis tu fais un truc qui verse dans le radio-friendly, tu fais des millions de vues ou je ne sais quoi, et d’un coup, il y en a plein qui te regardent en chiens de faïence, ça ça me fait un peu rire… Je trouve que tout le monde est libre de faire ce qu’il a envie de faire, on ne peut pas d’un coup renier tout ce que quelqu’un a fait avant, sous prétexte que d’un coup il y a eu telle chanson, tel remix… Tu peux rester fidèle à toi-même et un jour faire quelque chose qui va marcher, ce n’est pas incompatible.
Manifesto XXI – Est-ce que tu peux nous en dire plus sur ton clip du morceau Let Me In, qui sera disponible d’ici la sortie de cette interview ?
Theodora : J’ai imaginé une esthétique un peu inspirée de l’expressionnisme allemand des années 1920, et aussi un peu de Cocteau, de La Belle et la Bête, toute cette esthétique un peu bricolée, papier mâché, mythique. C’est un clip en noir et blanc, en 4/3, constitué de photos, un peu comme un système de gif vintage. Let me in c’est l’histoire d’une personne qui a perdu quelque chose, mais on ne sait pas ce que c’est, et qui essaie de se dépasser pour se retrouver. Et donc le clip raconte l’histoire d’une reine déchue et solitaire, qui vit juste avec sa servante, et qui est obsédée par une hallucination qu’elle a d’un homme minotaure, qui vient la visiter par flashs, et aussi par une maquette de labyrinthe qu’elle possède. Donc c’est un peu une histoire de Thésée au féminin, et d’Ariane aussi, parce qu’elle va rentrer dans le labyrinthe qu’elle avait en maquette, et cheminer dedans pour retrouver quelque chose, à l’aide d’un fil.
Manifesto XXI – L’image a une place importante pour toi dans ton projet musical ? Est-ce que tu sais dans quel sens tu veux la développer par la suite ?
Theodora : Idéalement, je clipperais chaque chanson. J’ai l’impression que l’image transcende particulièrement la musique. Les deux dimensions s’apportent énormément. Et moi, j’adore le cinéma, quand j’étais plus jeune j’y allais parfois jusqu’à deux fois par jour. Après je ne sais pas vers où ça va aller car tout évolue tout le temps, mais ce qui est sûr, c’est qu’avoir un vrai propos esthétique tranché, c’est aussi important pour moi dans les images que dans la musique.
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18 mai – Le Carmen, Paris 18e