Remarqué à la Semaine de la Critique du Festival de Cannes en juillet dernier, Olga, premier long-métrage du réalisateur Elie Grappe, retrace l’histoire d’une héroïne en exil. Du feu des manifestations ukrainiennes aux entraînements acharnés des gymnastes suisses, Olga bouleverse et questionne les frontières entre l’intime et le politique.
Olga, gymnaste ukrainienne âgée de 15 ans, quitte son pays pour rejoindre l’équipe nationale suisse. Ses journées sont obsessionnellement organisées autour des entraînements qui pourraient la conduire au championnat d’Europe lorsque commence la révolution de Maïdan. A l’hiver 2013/2014, la place de l’Indépendance est occupée par les manifestants pendant près de trois mois : si le président Viktor Ianoukovitch finit par partir, les pertes humaines sont lourdes. Par le métier de sa mère d’abord (journaliste militant contre la corruption qui ravage le pays) et l’engagement de ses amis ensuite, Olga doit se mouvoir dans un espace exigu, celui de l’exilée. La révolution est vécue à distance, entre les appels vidéo et les images pixelisées des barricades.
Olga est un coming of age qui pose la question de la révolte intérieure. La jeune gymnaste, merveilleusement interprétée par Anastasia Budiashkina, doit faire face à la violence du sport, de l’exil et du choix. Qui et quoi défendre lorsqu’on est loin de chez soi et que le feu dévore tout ? Tout se fait miroir et dialogue : la mise en scène, l’espace laissé au son et à la composition, le cadre, le montage sont autant d’outils qui posent la question du lien entre l’intime et les frontières géographiques. En faisant heurter son personnage cuirassé à la naissance d’une identité politique, Elie Grappe livre un premier long-métrage précis et bouleversant.
Art collectif oblige, on retrouve autour du jeune réalisateur une équipe en or massif : Raphaëlle Desplechin au co-scénario (Nos batailles, Tournée), Pierre Desprats à la composition sonore (Les Garçons Sauvages, Théo & Hugo dans le même bateau), Lucie Baudinaud à l’image (Rêves de Jeunesse), et Suzana Pedro au montage pour n’en citer que quelqu’un.es. Sélectionné à la 60e édition de la Semaine de la Critique (où le film a remporté le prix SACD), Olga représentera la Suisse aux Oscars et sortira en salles françaises le 17 novembre. On a retrouvé Elie Grappe et Pierre Desprats pour discuter gymnastique, images d’archives, points d’écoute et révolution.
Manifesto XXI – Olga est un film qui suit les codes du coming-of-age adolescent tout en étant centré sur l’exil : comment en es-tu arrivé à réunir ces deux thèmes plutôt éloignés dans l’inconscient collectif ?
Elie Grappe : Avant Olga j’ai réalisé des films sur les conservatoires, un milieu que je connais bien. L’un deux étaient une co-réalisation sur un échange d’orchestre, et une protagoniste ukrainienne m’a raconté qu’elle était arrivée en Suisse juste avant le début de la révolution de Maïdan. A ce moment-là je me posais des questions politiques et son histoire m’a touchée. Afin d’éviter quelque chose d’universalisant, je me suis dit qu’il fallait rester au plus proche de l’histoire qui avait résonné chez moi. Ça m’intéressait de partir sur un récit où j’avais tout à apprendre, et qui m’obligeait à me poser des questions de créations qui sont elles aussi politiques finalement : le choc culturel d’Olga quand elle arrive en Suisse doit être pensé différemment lorsque c’est moi qui le raconte, et j’ai dû me positionner à ce sujet. Cette révolution-là est saisissante à pleins d’égards, et ces deux trames narratives me permettaient de continuer à travailler sur la passion de très jeunes gens et leur rapport au corps, souvent en dehors du monde. Ces enjeux de jeunesse se sont mêlés à des enjeux beaucoup plus larges, géopolitiques. Comment peut-on concilier nos désirs individuels avec le cours de l’histoire, c’est la question que j’ai voulu poser.
Quel était ton rapport à la révolution ukrainienne de 2013 avant de travailler sur l’écriture du film ?
Elie Grappe : Quand c’est arrivé, je ne me suis pas plongé dans les détails mais je me souviens des étapes, notamment le moment où les étudiant·es se sont fait tabasser, la construction des barricades, les snipers. Je me souviens de l’engouement immense des gens et de la violence. Quand j’ai commencé à travailler sur le sujet, j’ai tout de suite voulu inclure des ukrainiens et ukrainiennes dans le processus d’écriture, de recherche et jusqu’au mixage. Une sociologue nous suivait pendant l’écriture et le cinéaste Artem Iurchenko m’a accompagné tout au long du projet en commençant par m’envoyer énormément d’images YouTube. J’ai tout de suite été saisi par la physicalité de ces images, et leur intensité. Il fallait donner un contexte sans rendre ça esthétique, que ces images racontent les étapes de cette révolution. Et étrangement, ce sont les images les plus fantasmatiques du film, qui appellent l’imaginaire d’Olga et du spectateur·rice.
Tu l’as mentionné, le film utilise des images d’archives en majorité tournées par les manifestant·es. Ce choix crée un contraste fou avec l’environnement suisse – calme, presque aseptisé – dans lequel évolue Olga. Comment les as-tu sélectionnées ?
Elie Grappe : C’est particulier, parce qu’il fallait écrire ces images dans le scénario. Donc les recherches et la sélection autour de ces images sont arrivées très tôt, puisque cela nous permettait de savoir sur quel moment de la révolution on allait s’appuyer dans le récit d’Olga. Parce que si le film de sport ne tient que pour être décontenancé par les archives politiques, ces images ne tiennent que parce qu’elles racontent quelque chose dans l’exil d’Olga. Il fallait donc les trier par date, les éprouver pendant presque 5 ans. Artem Iurchenko m’a aussi aidé dans cette sélection, parce que toutes ces images sont celles d’une foule : c’est une myriade de points de vue de l’intérieur. On a aussi payé des droits pour ces images, même si elles se trouvaient sur YouTube.
J’imagine qu’au moment de sélectionner ces images se pose la question de montrer la violence ?
Elie Grappe : Oui complètement. Les archives de cette révolution sont violentes. Mais elles portent aussi quelque chose de l’urgence de filmer. Là où la violence se déchaîne, le geste politique peut être celui de filmer. Et moi, qui suis en train d’écrire un film de fiction, quand je vois ce geste-là, c’est évidemment hyper fort et surtout ça m’a rempli d’humilité.
Il fallait aussi se méfier du côté esthète des images révolutionnaires : quand on demande quelque chose comme ça vis-à-vis de l’Etat, ce n’est pas juste esthétique. Cet équilibre, entre ce qu’on explique et ce qu’on montre, on l’a vraiment trouvé au montage.
Elie Grappe
Pierre Desprats : Ce que je trouve assez juste dans le film, c’est que ces images ne se figent jamais comme portant un sens précis. Elles sont polysémiques parce qu’on y voit ce qu’en reçoit Olga, comment le vit la foule, et ce qu’elles produisent comme cadrage et comme urgence de filmer. Et du coup, on ne peut jamais vraiment « attraper » ces images.
Elie Grappe : Ça me fait réfléchir au « moment des commissions », quand j’ai commencé à montrer des images du film. On me disait « ah ouai, ces images c’est déjà du cinéma ». Et j’étais hyper gêné, parce que ce sont de vraies archives, d’un évènement réel. Là où ces images peuvent être du cinéma, c’est seulement dans le côté complètement instable de la réalité. Mais ce n’est pas la réalité, ce sont des images prises par les pixels, la position de celui ou celle qui filmait … Entre le monde de la gymnaste et celui de ces images, Olga se retrouve dans un monde flottant, dans un entre-deux. Du coup il fallait que la mise en scène et le son rendent compte de cet espace étrange où elle se trouve. Le son de la révolution, bizarrement, ressemble à celui de la gym, donc lorsque Maïdan arrive dans le film Olga ne peut plus revenir à la gym de la même façon. Il y a quelque chose qui reste dans l’oreille.
Pierre Desprats : Ces images sont surtout mises en relation. Je pense que c’est pour ça qu’elles sont justes. En soi, une image d’archive est difficile à saisir, alors que toi tu la mets toujours en relation avec un regard. D’ailleurs elles sont toujours regardées quand elles arrivent dans le film.
Elie Grappe : Après mon film de diplôme, sur lequel j’ai aussi travaillé avec Pierre et qui était dans le milieu de la danse classique, je me suis vite rendu compte que les histoires de passions artistiques avaient déjà été traitées 1000 fois. C’était clair que ce qu’il me manquait, c’était de le faire se confronter au reste du monde. C’est une illusion de penser que quand on évolue dans ce genre de disciplines on se trouve hors du monde. Bien sûr que non. Et ça ne condamne pas ton désir personnel.
Et pourtant il y a cette scène bouleversante où Olga se retrouve devant le gymnase alors qu’elle est au téléphone avec son amie restée à Maïdan. Au second plan, l’entraînement millimétré des gymnastes et au premier, la voix de Sasha qui explique avec toute l’excitation du monde que c’est la lutte collective qui prime. La friction entre l’individuel et le collectif est toujours présente, en tension.
Elie Grappe : C’est pour cette raison que Maïdan arrive plutôt tard dans le film. Il fallait déjà appréhender la gym et ce qu’elle représente pour Olga pour comprendre la difficulté dans laquelle elle allait se retrouver.
Pierre Desprats : Il existe plusieurs trajets possibles pour Olga, sans qu’un soit meilleur que les autres. C’est là où on retrouve ce qui fait souvent l’adolescence. Tout d’un coup dans sa vie arrivent une autre langue, un autre pays, la révolution, la violence, l’altérité. Et il n’existe pas de réponse magique, on ne peut pas savoir s’il faudrait qu’elle aille faire la guerre, devenir prof, tomber amoureuse…
Elie Grappe : Le film traite de ça, de ce que tu choisis. Et c’était important que le personnage ait 15 ans pour que rien ne la condamne. Son impuissance est encore plus palpable, surtout pour quelqu’un qui a passé sa vie à vouloir être hyper puissant dans le sport.
Tu montres aussi, de manière critique, la neutralité et même parfois le dédain de la famille suisse d’Olga envers le soulèvement populaire ukrainien. Notamment lorsque son grand-père explique que « ce n’est pas vraiment une révolution », comme si l’Europe avait le monopole du combat pour les libertés.
Elie Grappe : C’est marrant que tu le formules comme une critique, parce que je voulais que ces gens-là ce soit nous. Plus qu’une critique, c’était mettre en avant une certaine naïveté, une attitude péremptoire de cette famille en Suisse. D’un côté Maïdan et les revendications pro-européennes, de l’autre un pays au centre de l’Europe mais complètement hors de l’Union Européenne. On ne pouvait pas être plus loin. La neutralité géopolitique, Olga ne pourra jamais l’avoir.
Pierre Desprats : Ce qui produit la discussion politique dans la famille d’Olga, c’est la mère absente, la rancœur.
Elie Grappe : Oui, il fallait que tout passe par de l’intime dans le rapport à la révolution. Sinon on aurait risqué le rapport au patriotisme, qui m’intéresse beaucoup moins.
Pierre Desprats: Finalement le patriotisme cache un rapport à l’intime.
Elie Grappe : Les rapports qu’elle entretient avec le soulèvement populaire passent par les relations qu’elle entretient avec sa mère et son amie en danger, la trahison de son coach qui trahit l’Ukraine, sa ville défigurée. Et le patriotisme n’est que la fumée autours de ces relations intimes.
Le travail du corps est omniprésent dans le film : avec l’entraînement d’Olga et des gymnastes de haut niveau, mais aussi avec les violences subies par les manifestant·es. Comment as-tu appréhendé ce rapport parfois douloureux au corps ?
Elie Grappe : En fait, c’était comme pour le son. Il y a un miroir entre le son de Maïdan et celui du gymnase, et il y a des corps en action dans la gym et dans la révolution : mais même si ces motifs sont en écho permanents, ils n’ont rien à faire ensemble. Il n’y a aucune justification à mettre ces résonances en place, et c’est exactement la tension du personnage. C’est insupportable, de voir des corps en actions de la manière dont elle les voit avec les images de la révolution, et d’y voir un écho avec ce qu’elle fait avec la gym qui est à priori apolitique. Et puis il y a aussi les corps des gymnastes. Ce n’est pas rien, des corps de jeunes femmes autant marqués par leur pratique. Je trouve qu’on n’en voit pas très souvent, des corps de jeunes femmes puissants.
D’ailleurs le travail du son sur les scènes d’entraînement est captivant. La percussion par les corps sur les barres parallèles, les tapis, la résonance qu’offre le gymnase…
Elie Grappe : C’était aussi une façon de vraiment mettre le vécu de la gym en face de ces images d’archive très violentes mais non-vécues par Olga. Il fallait que le son soit très premier degré, dans l’équilibre, la légèreté et le vertige.
On a aussi voulu marteler la résonance, l’implication du corps dans l’espace.
Elie Grappe
Pierre Desprats : Là où le film est touchant c’est dans le rapport entre ce monde hyper vaste et le corps dans lequel il rentre, qui crée une caisse de résonance. Dans le son et dans les espaces, on a travaillé l’idée que les salles ont une vibration. Ce sont les points d’écoute qui bougent, ce qui relève plutôt de l’ordre de l’intériorité. C’était primordial avec un personnage comme Olga, qui est peu bavarde et en même temps assez expressive : il fallait ressentir ce qu’il se passe sous cet épais cuir. Donc on a construit la musique en déplaçant les points d’écoutes à l’intérieur d’Olga. J’ai commencé avec une idée un peu théorique, parce que je voulais faire tourner des choses comme dans cette pièce mythique de Steve Reich, Pendulum Music. J’ai essayé de faire ça avec les sons, de voir si on pouvait y trouver des balancements et quelque chose de corporel. Donc j’ai travaillé avec des synthétiseurs, une viole de gambe, des rythmes un peu bancales …
Le tournage a dû se mettre en pause à cause de la pandémie de Covid-19, et j’imagine que cet arrêt à eu un impact sur votre travail. Mais j’ai cru comprendre que ça avait été plutôt bénéfique ?
Elie Grappe : Sur le plan humain, la pandémie a été une période très chargée pour l’équipe. Mais on peut dire, avec le recul, que l’interruption a permis des choses sur le plan artistique. Le tournage s’est arrêté à trois jours du championnat, et à trois semaines de la fin du tournage. Comme tout était annulé, on a donc commencé à dérouler le film avec Suzana Pedro. Ce premier montage nous a permis de prendre un recul fou.
Pierre Desprats: Tu aimerais reproduire ça ? Faire des pauses au milieu du tournage ?
Elie Grappe : Oui, mais c’est impossible. Ça coûte beaucoup trop cher. C’est un luxe que je ne pourrai jamais retrouver je pense. Et Pierre nous a aussi proposé des choses très vite, dès le début du confinement. Donc on avait aussi des options de tracks à poser sur le montage. Et même quand on a repris le tournage dans les trois pays, il y avait toujours cette possibilité de devoir tout arrêter à nouveau. Les restrictions de déplacements entre les pays ont aussi pas mal compliqué la deuxième partie du tournage.
La composition du générique de fin est chantée en langue ukrainienne alors qu’Olga slalome entre le russe et l’ukrainien : c’était une prise de position politique évidente ?
Pierre Desprats : Déjà il y avait l’envie d’avoir une chanson pour clôturer le film, et donc ça semblait évident qu’elle soit en ukrainien. Une autre langue à ce moment-là aurait été… un contresens.
Elie Grappe : La question de la langue s’est posée à d’autres moments. Après la première, un petit groupe de personnes assez virulent nous a approché en exprimant un désaccord sur l’utilisation de la langue russe dans le film. Mais la réalité des choses, c’est qu’une partie non négligeable de la population ukrainienne (à l’est du pays mais aussi dans les grandes villes comme Kiev) parle russe. J’ai beaucoup demandé aux acteur·rices d’improviser, et il se trouve que les actrices incarnant Olga et sa mère parlaient russe entre elles. Donc dans le film on entend parler ukrainien, russe, et un dialecte qui se trouve un peu au milieu. Je savais que tout ça allait être un enjeu pour les spectateurs·rices ukrainiens·nes, donc il fallait que ce soit une question dans le film. Si Olga se rapproche de l’ukrainien, ça ne veut pas dire qu’elle change de langue, mais plutôt que quelque chose est apaisé. La chanson en ukrainien à la fin du film c’est aussi un moyen d’inverser les choses : Olga parle un français très fragile dans le film, et du coup ça nous touchait d’avoir la voix de Pierre qui chante un ukrainien fragile.
Pierre Desprats : Artem a écrit les paroles à partir d’un conte et de chants qu’il avait l’habitude d’entendre à Maïdan. Les paroles sont vraiment belles, et encapsulent assez bien le mouvement du film. On a voulu penser le morceau comme une révolution intérieure finalement, une sorte de pulsation qui se manifestera à nouveau le moment venu. On voulait quelque chose dans la retenue, sans explosion, qui part de l’intérieur d’une multitude de corps.
Elie Grappe : Ton morceau m’a bouleversé parce que j’y ai vu une révolution possible, mais endormie.
Pierre Desprats : J’y crois très fort, à cette révolution. Je crois que c’est à cet endroit-là que ça se passe, que l’intérieur et l’extérieur c’est la même chose. Et qu’on a vachement moins de prise sur l’extérieur que sur l’intérieur, contrairement à ce que l’on croit.
Qu’est-ce qu’il se passe pour toi Elie maintenant ? Tu as déjà commencé à travailler sur le deuxième film ?
Elie Grappe : Pour l’instant, le film a voyagé en festival ce qui est vraiment cool. Les salles étaient pleines et c’est déjà énorme, ça fait vraiment quelque chose dans le ventre de voir ça. Et on a su qu’Olga allait représenter la Suisse dans la course aux Oscars, c’est assez fou.
J’ai aussi commencé à écrire le prochain film avec Victor Jestin, un auteur qui a publié son premier roman La Chaleur chez Flammarion. On écrit sur un tout autre contexte, qui s’inspire librement d’un fait divers dans les années trente et qui flirte avec le thriller. C’est un projet qui va demander beaucoup de temps et de développement. Ce que je sais, c’est que Pierre composera la musique (rires).
La meilleure interview d’Elie à propos d’Olga, bravo !