Bettina Pittaluga, photographe franco-uruguayenne installée à Paris, capture des instants de vie intimes et sensibles à travers son objectif. Elle découvre la photographie vers l’âge de 14 ans, prend des clichés de ses ami‧es et les développe elle-même. Avant que cela ne devienne son métier, elle posait déjà un regard délicat sur celleux qui l’entourent. Aujourd’hui, que ce soit pour des commandes ou des projets personnels, son esthétique naturelle et lumineuse nous embarque tout droit vers l’émotion.
Armée de bienveillance et de délicatesse, Bettina Pittaluga met en lumière des personnes encore trop souvent invisibilisé‧ées dans l’espace médiatique. Ses clichés nous transportent dans leur intimité et ils engagent nos regards vers l’altérité. Photographe engagée, elle prouve que l’esthétique est politique. Il y a un an, elle faisait partie de notre sélection de photographes confiné·es. Nous l’avons rencontrée comme on se rencontre aujourd’hui, par écrans interposés. On a discuté de son parcours, de ses convictions politiques et de l’importance de cultiver la différence et de la représenter.
Le moment où je prends une photo est très émotionnel
Bettina Pittaluga
Manifesto XXI — Il me semble que tu ne travailles qu’à l’argentique. Peux-tu me parler de ton processus de création ?
Bettina Pittaluga : Oui, je ne travaille qu’à l’argentique, au moyen format, et je tire moi-même mes photos. Je fais ça depuis un an, avec Ilyes Griyeb, un photographe que j’estime beaucoup. Je ne peux plus revenir en arrière maintenant, c’est comme si j’avais deux boulots : photographe et tireuse. J’ai commencé à tirer en noir et blanc assez jeune, à l’époque je ne pensais même pas que c’était possible en couleur. C’est très technique, c’est de la chimie, du calcul de température, et pour moi qui suis complètement obsédée par l’authenticité, c’est très important d’être au plus proche de la couleur de la peau, de la lumière. Je pars d’un négatif neutre où je crée tout : je peux choisir l’exposition, le ton de la couleur qui est capturée par le négatif. Finalement, il y a plein de raisons pour lesquelles je travaille à l’argentique mais ce que j’aime surtout c’est que ça soit un objet que je peux toucher, avoir en main. Pouvoir créer une image jusqu’à la fin, c’est extraordinaire. Je ne prends pas énormément de photos, j’ai dix poses sur la pellicule, chaque image est un objet qui prend un temps et qui a un poids de travail et de réflexion quelque part, je ne suis pas dans la consommation de l’image. J’aime ce temps de recul, car le moment où je prends une photo est très émotionnel. Ensuite, l’editing, c’est autre chose, c’est une autre création quelque part, c’est voir un univers que je peux créer. J’aime ce temps de décalage où je ne vois pas l’image tout de suite entre le développement du négatif et le moment où je vais au labo.
Tu as étudié la sociologie, comment en es-tu venu à la photographie ?
J’ai commencé la photographie vers l’âge de 14 ans à peu près, quand on m’a mis un appareil photo dans les mains. J’ai voulu savoir comment ça fonctionnait mais ça me paraissait inaccessible. J’ai compris assez tard finalement que ça pouvait être un métier. Au début, je voulais être reporter de guerre, puis en comprenant les coulisses, j’ai très vite saisi que mon combat était autre part, concentré vers l’humain. J’ai suivi une formation de photographe reporter dans une école qui s’appelle Spéos à Paris. Quand je suis sortie de l’école, j’ai décidé d’aller en Uruguay retrouver ma famille. Je suis partie trois mois pour faire un reportage, j’avais besoin de renouer avec mes racines. C’était très important pour moi d’être vraiment en connexion avec ma famille. Je me suis concentrée sur les coutumes vivantes et je me suis rendu compte que je passais beaucoup plus de temps à parler avec les gens qu’à faire des photos. J’avais 21 ans, je suis rentrée à Paris et je sentais que j’avais autre chose à raconter ou à approfondir. Je me suis inscrite en sociologie et ça a été la révélation de ma petite existence. D’un coup, j’étais face à une science qui tentait de répondre aux questions que je me posais. C’était extraordinaire, j’étais très enthousiaste, bonne élève, je ne faisais que lire, me documenter, j’étais vraiment passionnée, et toujours aujourd’hui, c’est vraiment ma manière d’approfondir les sujets, de le décortiquer.
Je veux me battre avec tout l’amour du monde.
Bettina Pittaluga
À ce propos, je me souviens que pendant les manifestations contre la loi sécurité globale, tu avais partagé sur Instagram des extraits du livre La domination policière de Mathieu Rigouste. Ça m’avait paru être une antithèse de tes photos, intimes et sensibles.
Je ne sais pas si c’est une antithèse, justement c’est ma force. Je veux me battre avec tout l’amour du monde, c’est un peu comme ça que je le vois : le meilleur bouclier et la meilleure arme. Je suis très engagée depuis toujours, ça doit me venir de mon éducation. Mathieu Rigouste est un chercheur que j’admire énormément et que je suis de très près. J’espère travailler avec lui bientôt.
Si j’ai choisi ce métier c’est pour rester complètement alignée avec mes convictions et tout ce que je défends.
Bettina Pittaluga
Tu penses qu’il y a une collaboration possible entre sociologues et photographes ?
Bien sûr, j’en suis persuadée. Le centre de mon travail c’est l’humain, je mets en avant des personnes qui ont des choses à raconter et qui sont en lien avec mes convictions, quelles qu’elles soient. Je suis très attirée par l’amour, la tendresse, la gentillesse, le vrai, l’authenticité. Et tout ça va de pair avec le fait que je lutte tous les jours contre l’injustice, la violence, la haine. Pour moi aujourd’hui, la photographie est le meilleur média que j’ai trouvé pour lutter contre. J’aime m’entourer de personnes qui ont trouvé d’autres moyens de s’exprimer et d’étendre ces convictions. Mathieu Rigouste est quelqu’un que je respecte beaucoup parce qu’il a la volonté de transmettre son savoir à tout le monde, et je trouve ça beau. Je trouve ça important, je trouve ça essentiel en fait. Il n’y a que comme ça qu’on va réussir à faire changer les choses. Je pense que la photographie est très importante parce qu’elle est partout aujourd’hui, on est entouré·e d’affiches, on voit des images constamment mais je pense qu’il y a encore des choses à montrer, à changer dans l’industrie médiatique. J’essaie comme je peux de le faire, notamment en acceptant uniquement des projets qui vont de pair avec mes convictions. Si j’ai choisi ce métier c’est pour rester complètement alignée avec mes convictions et tout ce que je défends, je le défends dans mon travail aussi. Pour moi ça va ensemble.
La mode est très politique, ce n’est pas du tout à prendre à la légère.
Bettina Pittaluga
En ce moment on voit beaucoup de marques et de médias qui surfent sur la vague de la diversité, ça pose la question de savoir si c’est un réel engagement de leur part ou un engagement performatif…
Quand on me propose un projet, je me renseigne sur tout : l’éthique de la marque, le discours, ce qu’iels veulent vraiment exprimer. C’est cool que ça soit à la mode, quelque part, j’ai envie de dire : “enfin !” J’ai toujours pris ces images de mes ami‧es, ça commence à avoir de la visibilité maintenant mais peut-être qu’il y a dix ans, mes photos seraient passées inaperçues donc je vois bien qu’il y a une effervescence, tant mieux qu’on montre des corps différents. Mais si la seule chose qui est importante dans l’image c’est que la personne soit grosse, ça ne m’intéresse pas. Si c’est pour l’objectifier, pour qu’iel soit juste là parce qu’iel est gros‧sse ou racisé‧e, juste pour dire « on est tous‧tes différent‧es, on vit dans un monde super », non. Donc je me renseigne sur qui est derrière le projet, ce qu’iel veut dire et quand j’accepte je me mets au service, c’est pour ça que je ne fais que des projets qui vont de pair avec ce que je défends et où je mets en lumière la voix de quelqu’un‧e d’autre, pas la mienne. La mode est très politique, ce n’est pas du tout à prendre à la légère, donc je fais très attention à ça.
Tu dis vouloir « donner une voix et de la visibilité à celles et ceux qui ne sont pas ou peu représenté·es », est-ce que tu peux m’expliquer cette démarche ?
Ce sont mes convictions politiques, et elles vont de pair avec mon travail. Je pense fermement que l’omniprésence de la blancheur, de la jeunesse, de l’hétérosexualité, de l’homme cis, de la minceur, de la richesse dans les médias est un des plus grand fléau. C’est une vision complètement inégale de l’humanité. Et je pense justement que cette représentation inégale est largement responsable du racisme, du sexisme, de l’homophobie, de la transphobie, de la grossophobie jusqu’au rejet de la vieillesse. Il est très important pour moi de tout faire pour continuer de déconstruire cette hégémonie et je n’arrêterais pas d’invoquer tous ces combats tant qu’ils ne seront pas gagnés.
C’est très important pour moi de prendre quelqu’un‧e en photo, ce n’est jamais anodin.
Bettina Pittaluga
Pour revenir à tes photos, tu photographies souvent des ami·es, des familles ou des couples dans des moments très intimes. Comment parviens-tu à capturer ces moments ?
Je ne sais pas trop, je pense qu’il faut de la bienveillance. C’est très important pour moi de prendre quelqu’un‧e en photo, ce n’est jamais anodin. Ça veut déjà dire que la personne me fait confiance pour capturer son image, et ce n’est pas rien. J’ai besoin de trouver une connexion avec la personne pour prendre une photo. Peut-être que c’est une conviction politique aussi, je lutte tellement contre l’objectification des individus sur les photos. Je ne supporte pas quand la personne est obligée de faire quelque chose, ce qui m’intéresse quand je photographie quelqu’un·e c’est que ça soit iel qui soit pris‧e en photo, ce n’est pas un objet, ni une idée que j’ai, c’est iel. Parfois il y a des gens qui ne pensaient pas terminer nu·es mais finalement il y a un rapport de confiance tellement fort qu’on en arrive là. Mes intentions sont concentrées sur l’autre et sur le fait qu’iel se sente beau·belle, qu’iel se sente à l’aise, elle-même ou lui-même. Puis, je fais toujours valider les photos et s’iels ne se sentent pas à l’aise avec leur image, je ne les utilise pas. J’insiste beaucoup là-dessus ; c’est leur image que je prends en photo, ce qu’iels sont, ce qu’iels m’ont donné sur le moment, et c’est ok si finalement iels ne sont pas à l’aise avec le fait que ça soit diffusé. En général, je prends des photos de personnes qui ne sont pas forcément à l’aise et qui aiment ce moment, qu’il y ait un vrai partage, un truc fort où iels se sentent beaux ou belles en étant elleux-mêmes, sans artifice, sans retouche.
Comment les mets-tu à l’aise ?
Je ne sais pas comment l’expliquer mais apparemment si je suis douée pour quelque chose, c’est ça, peut être parce que j’étais moi-même une personne très complexée et timide quand j’étais petite. C’est devenu naturel pour moi de vouloir absolument que l’autre se sente bien. Pour que la confiance et l’authenticité soient là, je suis absolument moi-même. Parfois, il y a de la discussion pendant les photos, parfois après, ça va dépendre de l’instant. Ça dépend aussi des gens, à quel point ce sont mes ami‧es, des ami‧es d’ami‧es ou ou des connaissances. 99% du temps, c’est ielles qui me demandent. Je n’arrive pas en disant “je veux ça de toi” et c’est pour ça que c’est compliqué à expliquer. D’habitude j’arrive dans des endroits que je ne connais pas, tout est nouveau et d’un coup il y a une sorte de jeu qui fait que l’autre est avec moi et on y va, on va dans ce que je vois, ce que je ressens, ce que l’autre me donne.
C’est intéressant, ça me paraît être aux antipodes de l’idée qu’on se fait d’un·e photographe, très directif·ve, qui a une idée précise de ce qu’iel veut obtenir…
Je ne comprends pas cette méthode, je pourrais comprendre si c’était de la nature morte mais quand ce sont des êtres humains, je ne comprends pas. Ça me met même en colère. Comment peut-on se sentir à ce point-là déconnecté·e de l’autre, le‧la considérer comme un objet dont tu te sers pour concrétiser ton idée ?
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Image à la une : Bettina Pittaluga, Dourane //1 , 2018, courtesy de l’artiste